Depuis trois albums époustouflants, Elliott Smith était le secret le mieux gardé du songwriting américain. Révélé par la BO du Will Hunting de Gus Van Sant, ce chanteur cabossé et tatoué est aujourd’hui sur le paillasson d’une juste gloire. Rencontre avec un taureau romantique, alors que sort enfin en France son dernier et meilleur album : Either/or.
Personne ne trouverait à redire si Elliott Smith était ramoneur dans un groupe de metal, marié à une bimbo, et affichait autant de délicatesse qu’un Hell’s Angel en virée pochetronne et médiévale. Sur la pochette de son troisième album, Either/or, chef-d’oeuvre confidentiel de l’an dernier enfin en vente libre ces jours-ci, Smith est à peine engageant : T-shirt noir Lavilliers, casquette de base-ball, traces de vérole et, fin du fin, tatouage de taulard sur le biceps.
Une étude approfondie du tatouage en question en dit pourtant long sur le contenu même du disque : il représente Ferdinand, héros à cornes créé par l’auteur espagnol Munro Leaf et dont Slim Gaillard tira le sujet d’une chanson, Ferdinand the bull, il y a de cela quelques lunes (1938). Ferdinand le taureau grandissait parmi ses frères taureaux mais n’arrivait pas à s’habituer à leurs manières. Pendant que les uns passaient leur temps à se charger à coups de cornes, avec pour unique ambition de finir héroïques et sanguinolents dans les arènes madrilènes, Ferdinand s’en allait à l’écart, sous un arbre, pour renifler le parfum des fleurs et se vautrer dans quelques bucoliques rêveries. Vague cousin de la brebis galeuse et du mouton noir, Ferdinand ressemble pas mal à Elliott Smith.
La moindre note échappée de ce bras rustaud fait partie des choses les plus gracieuses au monde. Avec l’invisible Stuart Murdoch de Belle And Sebastian, Elliott Smith est l’auteur de chansons le plus spectaculairement doué apparu depuis le début de la décennie. Doit-on apporter des preuves ? Ces preuves existent, elles se nomment Roman candle, Elliott Smith et Either/or, albums d’île déserte, inépuisables refuges aux veloutées délices, tiercé vainqueur des derniers mois et de tous les prochains. On trouve même des débuts de preuves de maigres indices, malheureusement enfouis sous la poussière et les traces de godillots dispersés parmi les trois albums de Heatmiser, l’ancien groupe d’Elliott Smith. Et l’on en revient à la fable du taureau amoureux des fleurs : pendant quatre ans, de 92 à 96, Elliott Smith a dû endurer les pratiques méchamment robustes de trois gaillards de Portland qui l’avaient sûrement embauché au bras de fer, ne se doutant pas un seul instant que sous ses dehors de bateleur forain, Smith dissimulait une âme de papier crépon et un coeur fragile.
L’écorce est solide, mais la sève fluide qui en a coulé depuis n’a rien d’un banal sirop : elle possède plutôt l’arrière-goût d’un poison violent doucement distillé, remonté de racines pour le moins ingrates. « J’ai grandi au Texas et ça m’a forcé à me durcir. Là-bas, tous les gamins devaient jouer au football américain ; sinon, tu passais pour une tapette. Il a donc fallu que je me bâtisse une réputation, que je me batte pour faire partie des costauds. Ce qui ne m’empêchait pas de trouver cette rivalité entre garçons totalement idiote : mon meilleur copain n’aimait pas le foot et il passait son temps à se faire tabasser. J’étais vraiment malheureux pour lui, mais j’étais bien obligé de me blinder pour éviter le même sort. »
Débarqué à Portland à 14 ans, après une sombre embrouille familiale Elliott est forcé d’aller vivre avec un père qu’il n’a quasiment jamais vu auparavant , il poursuit son apprentissage à la dure : bagarre l’après-midi, guitare le soir. « Je détestais l’école, je m’y suis toujours profondément ennuyé. La seule chose qui m’importait, c’était de rentrer en vitesse chez moi pour faire de la musique, écrire des chansons. Ma bible, celle dans laquelle j’ai appris à lire et écrire, c’est le double blanc des Beatles. J’adorais Kiss également, j’étais subjugué par leur image. » Par chance, il n’en gardera que le goût pour les tatouages, tandis que des Beatles il conservera tout le reste. Avec Neil Gust, son futur alter ego au sein de Heatmiser, Smith écume tavernes et coffee-houses de la ville, jouant à deux guitares deux voix un répertoire à moitié constitué de reprises Costello, Beatles auxquelles ils mêlent leur propre écriture.
Puis vient Heatmiser, groupe fondé avec deux anciens potes d’école de Gust, au sein duquel Elliott Smith sera le plus clair du temps malheureux comme une pierre. « J’étais en contradiction totale avec la musique que je faisais. Je me forçais à jouer un rôle qui ne me plaisait pas, celui de la rock-star, du mec qui veut qu’on le regarde avec respect. Je trahissais ma nature en usinant du gros rock lourdingue et en chantant des choses dans lesquelles il n’y avait rien de moi. »
Dès 94, sans attendre que les trois autres Heatmiser s’aperçoivent de l’impasse dans laquelle ils se sont embarqués avec Dead air et Cop and speeder, leurs deux premiers albums, Elliott Smith creuse une première issue de secours en solitaire. A l’aide du 4-pistes qui sert au groupe pour ses maquettes de bombardier, il grave dix heures de musique, n’en tire que neuf chansons dont la moitié ne porte même pas de titre No name #1, 2, 3 & 4 et les publie aussi sec, sans plomb, mais avec déjà pas mal d’aplomb. A la charge des taureaux Heatmiser, il répond par de lestes flèches de folk tremblant, file respirer l’air des jardins extraordinaires de Nick Drake ou Harry Nilsson, en revient tout auréolé des merveilles qu’il a pu y cueillir.
Qu’on y prenne garde : au creux de ces douillets édredons, ça sent aussi le soufre. On y parle sans pudeur d’héroïne, de malaise, de Kierkegaard également. Sous la casquette, ça remue gravement. Elliott Smith a le phrasé schizophrène : il double toutes ses voix, voulant être à lui seul Lennon & McCartney, Simon & Garfunkel. Souvent, il y parvient. Du coup, l’album Roman candle ramasse çà et là quelques louanges, encourageant Smith à en remettre une rasade l’année suivante l’album éponyme, le moins renversant des trois , toujours pendant les heures creuses de son groupe.
En 96 sonne l’heure de la dispersion finale pour Heatmiser. Le groupe, qui n’a plus tourné ni répété depuis des lustres, se résout à publier un ultime album, Mic city sons, réalisé sans grand entrain, mais qui comporte bizarrement de bons moments. Et pour cause : parmi les verroteries sans éclat de Neil Gust, Elliott Smith a su cette fois glisser quelques-unes de ses perles jalousement cultivées, notamment le très floydien The Fix is in, histoire de sauver l’honneur et de passer aux choses sérieuses. Lesquelles, finalement, se matérialisent en 97 avec le très acclamé Either/or, le plus abouti des trois efforts solo d’Elliott Smith, celui par lequel tout a fini par arriver. D’abord une presse, rarement aussi enflammée, qui a su saluer la naissance d’un songwriter prodige, à l’heure où l’espèce était supposée mourante. Ensuite, ce petit miracle : Gus Van Sant, vénérable citoyen de Portland et mélomane confirmé, qui décide d’inclure cinq chansons signées Elliott Smith sur la BO de son film Will Hunting. Succès international au box-office.
Elliott Smith n’aura même pas eu le temps de devenir un songwriter maudit. Il réside désormais à New York, butine en secret sur les albums des amies Loïs, Mary Lou Lord , se demande encore pourquoi on l’appelle de France « Je suis sidéré lorsque quelqu’un me dit qu’une de mes chansons l’a touché. Je trouve ça miraculeux » et se révèle d’une timidité de rosière.
La fable de Ferdinand le taureau se poursuit ainsi : un jour, les types qui s’occupent de recruter les bêtes de combat se rendent chez les propriétaires de Ferdinand. Tous les taureaux s’emploient à exhiber leur force, tentent de rivaliser en puissance et en robustesse, tandis que Ferdinand se retire pour aller rêvasser tranquillement sous son arbre. Manque de bol, une abeille vient à le piquer et le pauvre, tentant fougueusement de se débattre, attire vers lui l’intérêt des acheteurs. Le dimanche suivant, il se retrouve au milieu des arènes de Madrid.
Le 23 mars dernier, Elliott Smith était à Hollywood. Nominé aux Oscars pour la BO de Will Hunting, il a interprété un titre en direct devant le gratin endimanché du cinématographe, et surtout pour quelques milliards de téléspectateurs. Et même s’il est reparti bredouille, sa notoriété est désormais planétaire. Par ricochet, son quatrième album sortira le 11 août prochain sur le prestigieux label de Spielberg, Dreamworks. D’abord intitulé The Grand mal, il répond désormais au curieux nom de code XO. Ce sera l’événement de la prochaine rentrée.
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Elliott Smith, Either/or (Domino/Labels).
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