En attendant les coffrets post mortem, retour sur la discographie en dents de scie de Sinatra : quatre saisons inégales, dont il faudra surtout fréquenter l’automne.
Frank Sinatra est mort. Depuis longtemps. L’heure précise à laquelle The Voice rendrait son dernier souffle demeurait, ces deux dernières années, la seule incertitude d’un macabre pronostic. Mais les jeux, quant à eux, étaient faits. Parfois, on croyait pouvoir vérifier au jour près les bulletins de santé du chanteur en parcourant les travées des disquaires : à chaque nouvelle alerte en provenance de l’hôpital Cedars-Sinaï de Los Angeles, rééditions, compilations, anthologies et coffrets fleurissaient telles d’intempestives couronnes. Car cette mort-là mieux qu’aucune autre au moins depuis Presley promettait d’enclencher un frénétique et juteux business. Avec quelque 600 millions de disques vendus de son vivant, l’ex-gringalet d’Hoboken est devenu au bout de soixante-deux ans de carrière l’un des méga poids lourds d’une industrie discographique à laquelle il laisse une oeuvre pléthorique dont le partage, désormais, risque de tourner au mauvais western.
Entre les foies jaunes du clan Sinatra et les coyotes qui détiennent une part du butin (éditeurs, multinationales du disque), sans compter les vautours qui ne tarderont pas à se faire connaître (maîtresses délaissées, enfants naturels, mafiosi), la bataille promet d’être longue et sans pitié. En attendant, un partie conséquente des enregistrements de Sinatra est disponible, pour peu qu’on ait le courage d’y faire un tri, la meilleure méthode étant encore celle qui consiste à procéder par périodes.
A l’instar des grands jazzmen, Sinatra connut plusieurs périodes importantes, quatre au moins, chacune étant liée à un changement de label : RCA pour les premiers enregistrements, Columbia jusqu’à la fin des années 40, Capitol durant les fifties et enfin Reprise, qu’il fonda en 1960 et pour lequel il enregistrera quasiment jusqu’à la fin, ne retrouvant Capitol que le temps de publier Duets 1 & 2, ses deux derniers disques.
Le plus vieil enregistrement de Sinatra gravé sur CD, Shine, date de 1935. Il s’agit d’un titre très court des Hoboken Four, groupe vocal au sein duquel Frankie n’est alors qu’un quart anonyme. C’est, disons, un témoignage. Comme l’est également cette version préhistorique de Our love, d’après un thème de Tchaïkovski, qui date de l’époque où Sinatra traverse l’Hudson River chaque matin pour aller répéter avec des formations new-yorkaises.
Officiellement, la carrière de Sinatra débute pendant l’été 39. Avec l’orchestre du trompettiste Harry James, l’un des plus chauds de l’époque, il se produit à l’hippodrome de Baltimore et enregistre dans la foulée From the bottom of my heart et Melancholy mood. James ne s’est pas seulement adjoint les services d’un vocaliste pour répondre aux exigences du public. Il devine qu’en Sinatra sommeille l’étoffe d’un futur héros des théâtres de Broadway et redéfinit la topographie de son orchestre spécialement pour offrir des boulevards à cette voix de jeune premier appelé à devenir un premier tout court. Harry James n’aura pas le temps de faire mûrir Sinatra car, en raison de difficultés financières, il se voit contraint de laisser filer son poulain, qui vient de recevoir une proposition du tromboniste Tommy Dorsey dont le chanteur-vedette, Jack Leonard, a choisi la voix solitaire.
Sinatra, qui a passé seulement sept mois chez James, rejoint la formation de Dorsey au début de l’année 40. Les enregistrements de cette époque, qui court jusqu’en 42, sont nombreux et essentiels. Grâce à Dorsey, ainsi qu’à une pratique intensive de la natation et du jogging, Sinatra acquiert des techniques de respiration qui en feront vite une sorte d’athlète des cordes vocales, capable d’avaler les mesures presque sans reprendre son souffle. L’influence du bel canto italien dont il se réclame autant que de Bing Crosby et Billie Holiday, ses deux héros confère également au chant de Sinatra une saveur spéciale, un peu angélique, qui plaît beaucoup aux dames. A l’époque pourtant, selon ses propres souvenirs, Frankie est encore vert : « J’avais au moins sept kilos de cheveux sur la tête, il m’arrivait de tituber », plaisantera-t-il bien des années plus tard. Mais la cause, plus vraisemblablement, provient de l’ivresse dégagée par l’orchestre de Dorsey, de son swing redoutable comme de sa retenue sur les morceaux sentimentaux, registre de prédilection de Sinatra. Un psychologue des années 40 : « Sinatra effectue une sorte de strip-tease musical et laisse apparaître son âme à nu. » Duke Ellington, pas moins fin psychologue : « Chaque chanson qu’il interprète est compréhensible et, surtout, vraisemblable. »
Grâce à I’ll never smile again, qui accroche la tête des hit-parades pendant l’été 40, Sinatra devient immensément populaire. Son nom, jusqu’alors relégué en troisième ou quatrième position, occupe désormais le haut de l’affiche. En 42, Dorsey ajoute une section de cordes à son orchestre, tapis satiné sur lequel The Voice gravit les dernières marches qui conduisent aux sommets, avant de voler sous ses propres couleurs.
Sinatra signe comme artiste solo avec Columbia et entame une période de dix ans, riche de 285 enregistrements, qui est celle de tous les contrastes. Poursuivant majoritairement dans la veine sentimentale, tantôt accompagné d’une formation de jazz, tantôt d’un orchestre, la plupart du temps conduit par Axel Stordahl, il puise abondamment dans le répertoire de Broadway Irvin Berlin, Gershwin, Rodgers & Hammerstein et se venge des années de vaches maigres à Hoboken, menant la grande vie et n’hésitant pas à roupiller sur des lauriers qu’il croit tressés pour l’éternité.
Après avoir atteint le zénith de sa popularité en 45 avec The House I live in, qui récolte un Academy Award, il entre dans une période noire qui va durer jusqu’en 53 : divorce, relation à scandale puis mariage avec Ava Gardner, flops successifs des disques et des concerts, redivorce, séjour à l’hôpital… Pour finir, il se fait débarquer par Columbia. Alors qu’on le pense fini et que le rock’n’roll balbutiant commence à cogner au portillon, Sinatra a un coup de génie lorsqu’il signe avec Capitol et enrôle celui qui sauvera sa carrière : l’arrangeur Nelson Riddle, un musicien pointilleux et intransigeant, notamment connu pour avoir travaillé avec Nat King Cole.
On est entré depuis peu dans l’ère des albums et ceux que Sinatra publie jusqu’à la fin des années 50 figurent parmi les plus éblouissants de sa carrière. Songs for young lovers, Songs for swingin’ lovers, Close to you and more ou Only the lonely, reconnaissables à leurs fameuses pochettes peintes mettant en situation un Sinatra mélancolique, entouré d’amants en fleur dont il symbolise à la fois l’ange protecteur et le démon intérieur, font des Capitol Years la période unanimement célébrée comme étant celle d’un état de grâce jamais retrouvé ensuite. Sinatra s’empare des standards comme personne, au point qu’on se demande s’ils ne sont pas devenus des standards le jour où il les a chantés.
Riddle, pour les albums les plus flamboyants, puis Gordon Jenkins pour ceux de la fin, plus introspectifs, contribuent à faire à nouveau du Ol’Blue Eyes une vedette, malgré les Bill Haley, Presley et autres jeunes loups qui envahissent l’Amérique. Le jour de son quarante-cinquième anniversaire, en décembre 1960, Sinatra est en studio pour enregistrer Ring-a-ding-ding!, le premier album à paraître sur sa propre firme, Reprise, sur laquelle il hébergera tous ses vieux potes noceurs Sammy Davis Jr, Dean Martin ainsi que sa fille Nancy. Même s’il cédera Reprise à la Warner deux ans après son lancement, il restera fidèle pendant plus d’un quart de siècle au label, sortant près d’une quarantaine d’albums, dont les plus célèbres et les plus vendus Strangers in the night, My way.
Les années Reprise sont celles où Sinatra se fait plaisir, notamment lorsqu’il enregistre deux albums (ainsi qu’un live) en compagnie de Count Basie « J’ai attendu ce moment pendant trente ans », dira-t-il , puis un avec Ellington et deux autres avec Antonio Carlos Jobim. C’est aussi l’époque où aucun chef d’orchestre ne peut refuser ses services à La Voix : se succèdent ainsi au pupitre des noms aussi prestigieux que Quincy Jones, Claude Ogerman, Don Costa, Eumir Deodato (futur arrangeur des cordes de Björk) et à nouveau Nelson Riddle. Au cours des années 60, Sinatra chante plusieurs chansons pétillantes en duo avec sa fille, sous la haute direction du génie méconnu Lee Hazlewood, que l’on trouve réunies sur l’album Frank & Nancy de 67.
En 70, Sinatra est embarqué par deux anciens Four Seasons dans une aventure qui donnera lieu à l’album le plus singulier de sa carrière, en même temps que l’un des plus beaux. Watertown raconte en onze tableaux noirs et ocre l’errance d’un homme lâché par les siens et Sinatra campe ce rôle sablonneux avec une vérité dont Nick Cave et quelques autres seront éternellement redevables. Un authentique chef-d’oeuvre méconnu. L’année d’après, en bon cabot, Sinatra annonce son retrait définitif, puis revient deux ans plus tard avec l’album Ol’Blue Eyes is back, la bonne blague. Néanmoins, les sorties d’albums s’espacent et le triple album Trilogy de 80, salué par le magazine Rolling Stone comme son meilleur disque depuis quinze ans, fait figure de testament prématuré. En 84 enfin, son dernier disque estimable, arrangé une nouvelle fois par Quincy Jones, porte un nom prédestiné : L.A. is my lady. Dans la nuit du 14 au 15 mai, Ol’Blue Eyes mourra dans ses bras.
Les meilleurs albums: Masters of jazz vol. 1-7 (Média 7), The Popular Frank Sinatra & Tommy Dorsey Orchestra (RCA/BMG), Portrait of Sinatra (Columbia/Sony), Swing and dance with Frank Sinatra (Columbia/Sony), The Capitol Years coffret (Capitol/EMI), Sinatra and strings (Reprise/WEA), Sinatra-Basie (Reprise/WEA), Strangers in the night (Reprise/WEA), Frank Albert Sinatra & Antonio Carlos Jobim (Reprise/WEA), Watertown (Reprise/WEA).
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