Lorsqu’il est apparu dans le paysage cinématographique avec “The Element of crime”, “Epidemic” et “Europa”, on l’a vite rangé dans la génération visuelle des années 1980.
Mais Lars von Trier est un artiste d’une complexité qui pulvérise toutes les étiquettes. Après des épreuves familiales et une conversion au catholicisme, il a pris tout le monde à contre-pied avec un feuilleton ironique et inquiétant, L’Hôpital et ses fantômes, et son mélodrame chrétien flamboyant, Breaking the waves. Sans parler de Dogme 95, son manifeste esthétique à l’exact opposé de ses premiers films. A la veille de présenter à Cannes Les Idiots, film gardé secret jusqu’à la dernière minute, ce cinéaste perclus d’angoisses et de phobies se shoote au travail pour oublier la déprimante absurdité de l’existence. Il nous a reçus chez lui, à Copenhague, pour un rare entretien.
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Ce lundi d’avril, l’Europe climatologique marche la tête à l’envers. Alors que nous quittons Paris au petit matin dans l’obscurité, le froid et les trombes d’eau, nous découvrons Copenhague dans une douceur printanière, sous un soleil lumineux. Vibeke Windelow, la patronne de la société de production de Lars von Trier, Zentropa, est venue nous accueillir à l’aéroport pour nous conduire directement chez lui, dans la banlieue nord de Copenhague.
En chemin, nous parlons bien sûr du cinéaste secret qui n’a pas voulu rencontrer la presse depuis des années hormis quelques rares exceptions, avec tel ami journaliste danois ou suédois. La chaleureuse Vibeke nous explique que Lars n’a absolument rien contre la presse : c’est seulement qu’il n’aime pas voyager parce qu’il a la phobie des avions et des trains modernes (ils sont clos et fonctionnent à la climatisation), c’est aussi qu’il est toujours plongé dans son travail et n’accorde des interviews qu’une fois mis devant le fait accompli. Ce qui est le cas ici : elle nous dépose devant sa porte. Auparavant, elle nous aura précisé que ce charmant cottage de grande banlieue revêt une importance capitale pour Lars von Trier : c’est en fait la maison de ses parents, celle où il a grandi, et qu’il vient de racheter à sa première épouse. On pense alors au décès de sa mère, aux révélations concernant sa filiation (il a découvert il y a trois ans que son vrai père n’était pas celui qui l’avait élevé), à son enfance et, surtout, à la façon dont il revoit son enfance aujourd’hui. Nous contournons le bâtiment principal, traversons le jardin (dans un coin, le potager où le cinéaste cultive lui-même ses fruits et légumes) et retrouvons Lars von Trier dans son bungalow de travail, au fond du terrain.
C’est un homme souriant, affable et décontracté qui nous accueille, loin de notre idée d’un artiste torturé, autiste et paranoïaque. Le bungalow est un petit chalet de trois pièces, tout en bois clair une vraie maison de démonstration Ikéa. Dès l’entrée, nous devons nous déchausser et enfiler des espadrilles d’intérieur. Trait particulier de Lars ou habitude des pays nordiques ? Toujours est-il que ce chalet témoigne d’un sens de la propreté très helvétique, quasi maniaque du moins à nos yeux de Parisiens bordéliques. Murs blancs, bois clair, froideurs des ordinateurs et des classeurs, ameublement dépouillé, pas une tache, pas un papier qui traîne : tout renvoie l’image d’une volonté d’ordonnancement et de clarté frisant l’aseptisation.
L’entretien commence : Lars von Trier parle volontiers, répond sans se faire prier à nos questions, fait même preuve de beaucoup d’humour. Pour quelqu’un qui ne parle pas souvent aux journalistes, tout se passe dans l’aisance et la décontraction. Pourtant, au bout de trois quarts d’heure, le cinéaste commence à donner des signes de lassitude. Il hésite sur certaines réponses, ses mains se crispent, il semble mal à l’aise au fond de son fauteuil et interrompt plusieurs fois notre conversation pour divers prétextes téléphone, tasse de thé, etc. Finalement, on a le sentiment que l’amabilité de von Trier était un effort de façade (et sur lui-même), que ses démons reprennent naturellement le dessus ce dont il ne se cache pas : au fur et à mesure de l’entretien, il évoque de plus en plus ses angoisses, ses peurs et sa grande fatigue morale.
Nous voilà plongés dans une dichotomie chère à Lynch. Il fait beau, la maison est cossue, le jardin est apaisant, les oiseaux gazouillent, le quartier respire la douceur de vivre, l’épouse (la seconde) est charmante, les jumeaux babillent et le maître des lieux est un artiste dont le travail est reconnu : un tableau général qui pourrait être celui du bonheur. Pourtant, derrière cette image rassurante, sous cette surface idyllique, un homme souffre : hanté par l’absurdité de la vie, terrifié face à l’idée de la mort, rongé par diverses phobies, Lars von Trier se soûle de travail pour oublier.
Lars von Trier Je vais mettre mes lunettes. Comme ça, j’aurai l’air intellectuel, comme toi… J’aime bien les lunettes.
Enfant, adolescent, quelle place tenait le cinéma dans ta vie ?
Lars von Trier – J’ai voulu devenir cinéaste vers l’âge de 12 ans. Mon oncle faisait des documentaires, donc le cinéma était un petit peu dans les gènes familiaux. Gamin, je tournais des petits films 8 mm, c’était génial. Ce qui m’intéressait dans le cinéma, c’était son aspect technique, pas autre chose. Avec une caméra, je pouvais m’amuser, j’avais tellement de possibilités…
Le cinéma t’intéressait-il en tant que spectateur ? Etais-tu curieux de découvrir des films, des cinéastes, des genres ?
A cet âge-là, sûrement pas. Je n’étais pas du tout un spectateur averti ou sélectif. Je me souviens d’un film qui m’a marqué, Billy le menteur de Schlesinger, mais à part ça… Je ne faisais pas attention aux noms ou aux titres, mais je ressentais très fort certaines images. Je voulais devenir cinéaste parce que j’en avais envie, sans analyser plus loin. A cette époque, j’ai joué dans une série danoise et pendant trois mois, j’ai fait l’acteur c’était super. Et puis plus tard, j’ai travaillé comme assistant dans un studio de cinéma : ce n’était pas payé, j’essayais juste de rendre service afin de m’introduire dans ce milieu. J’étais fasciné, fasciné comme peut l’être un enfant par le milieu du cirque : mais cette fascination concernait surtout l’environnement général, l’atmosphère enveloppant les lieux, plutôt que l’éléphant en particulier.
L’un de tes professeurs de cinéma, Christian Braad Thomsen, a raconté que tu assistais aux cours avec des écouteurs sur les oreilles. Pourquoi aller aux cours pour ne pas les écouter ?
Oh, je ne me souviens plus très bien de tout ça… Je n’avais aucune intention provocatrice. Simplement, je n’aimais pas les profs, je n’ai jamais aimé les profs. Je trouve qu’ils ne sont d’aucune aide : tout ce qu’ils vous apprennent ne vous sert jamais pratiquement dans la vie. Je ne crois pas aux professeurs, à l’enseignement, à la pédagogie. Je crois au questionnement, au doute, aux interrogations. Le bon professeur, selon moi, est celui qui ouvre des questions, qui dit à ses élèves « Ce point n’est-il pas intéressant à discuter ? » Après, les élèves peuvent retourner chez eux et réfléchir eux-mêmes à la question. Faire des films est d’une facilité dérisoire, ce n’est franchement pas plus dur que de vider la poubelle. Alors pourquoi une école ?
Tu dis qu’il est facile de faire un film, mais faire un film ne suffit pas pour devenir un cinéaste intéressant.
Je dis simplement que la technique du cinéma est très facile à apprendre et à maîtriser. Cela dit, il devrait y avoir beaucoup plus de cinéastes intéressants. Mais il y a la plaie des écoles de cinéma : le respect. Si on respecte trop le cinéma et son passé, le champ des possibilités devient très étroit et on refait sempiternellement le même film, avec les mêmes recettes. Au contraire, il faut voir grand, ouvrir de nouvelles possibilités. C’est mon grand grief vis-à-vis des écoles : elles vous apprennent à respecter ceci, respecter cela… J’éprouve beaucoup d’amour pour les films, mais je ne les respecte pas surtout pas.
L’école de cinéma était-elle un passage obligé pour intégrer le milieu professionnel, une étape facilitant les choses ?
Sortir diplômé de cette école permettait de mieux s’intégrer dans le milieu du cinéma, surtout dans un pays comme le Danemark, où il était quasiment impossible de devenir cinéaste sans être passé par la filière officielle. De ce point de vue, l’école a été positive. Mais sinon, ce qui compte, c’est de savoir dans quelle direction on veut aller. Je ne savais pas exactement quels films j’allais faire, mais je savais parfaitement quel chemin j’allais emprunter : cela n’a jamais été un problème.
Quel était le chemin ?
Eh bien, plus ou moins celui que j’ai suivi avec The Element of crime et les films suivants (rires)… Bon, je ne savais pas exactement ce que serait The Element of crime avant de le faire, mais je savais quel type d’images m’excitait, je savais ce qui m’attirait dans le cinéma, je savais sur quel terrain investir mon énergie et ma curiosité tout cela était très clair pour moi.
Pendant cette première période de ta filmographie, de The Element of crime à Europa, peut-on dire que tu t’intéressais essentiellement aux images, au visuel, plutôt qu’au contenu, aux thèmes, à la narration ?
Ce qui est sûr, c’est que le contenu, le « message » ne m’intéressait pas du tout. Je n’avais rien à dire, tout simplement. Mon cinéma découlait d’un amour profond pour certains passages de films que j’avais vus et qui m’avaient marqué. Par exemple, pendant la période de l’école, j’ai vu Le Miroir de Tarkovski : probablement ma plus grosse expérience émotionnelle de cinéma. Et pourtant, la première fois, je n’en ai vu que quelques minutes à la télé. Mais quelles minutes ! Waooow… Depuis, j’ai vu ce film au moins vingt fois, à tel point que je ne peux plus le revoir. En tout cas, le sentiment émotionnel très puissant que j’ai ressenti à la vision de ce film est comparable à une révélation, c’était une expérience quasiment religieuse. Je me suis tout de suite dit « Voilà à quoi je veux utiliser ma vie. Je veux mourir pour ce genre d’image, d’expérience ! » Et ce n’était même pas tout le film, c’était une scène particulière : le docteur discute avec la femme, il est assis sur une barrière, il se casse la figure et dit quelque chose comme « C’est merveilleux de tomber près d’une femme comme vous. » Cette scène est fantastique. A part ça, je ne sais même pas quel est le sujet du Miroir, je ne suis même pas sûr d’avoir tout compris à ce film. Mais de petits moments de révélation comme celui-là, c’est formidable.
On retrouve cette relation purement sensorielle dans The Element of crime : on peut être envoûté par son aspect visuel sans être vraiment sûr de comprendre de quoi ça parle.
The Element of crime parlait de plein de choses diverses, je n’avais pas du tout envie de raconter une seule histoire ou de traiter un seul sujet. Je préférais envoyer un tas de signaux dans différentes directions. Cela dit, il faut faire attention aux analyses simplistes. Par exemple, je ne qualifierais jamais Tarkovski de formidable faiseur d’images : ça signifierait qu’il fait de belles images mais ne peut pas raconter d’histoire. C’est trop réducteur. Tarkovski n’a jamais choisi de faire ceci et ne pas faire cela : il obéissait à ce qu’il ressentait. Tarkovski était aussi capable que n’importe qui de raconter simplement une histoire. Il ne se disait pas qu’il allait faire de belles images, ou un beau son, ou un beau montage ; le cinéma était un processus global par lequel il ouvrait des portes vers un autre monde. A travers l’écran, on percevait un autre espace-temps, une autre existence. The Element of crime participait du même principe : ouvrir la porte vers un univers différent, un univers que nous avions créé.
Te souviens-tu de la première de The Element of crime à Cannes en 84 ?
Je me souviens de ce son régulier pendant toute la projection : poum, poum, poupoum, poum, poupoum… Le claquement des fauteuils des spectateurs qui quittaient la salle les uns après les autres (rires)… A la fin, nous devions être une trentaine au maximum. Mais je ne m’attendais pas à ce que tout le monde reste jusqu’au bout, du coup je n’étais pas si surpris que ça ni déçu ni abattu. Depuis mes premiers courts métrages, je savais que certaines personnes aimaient beaucoup mes films, mais que la majorité les détestait. A Cannes, les proportions étaient à peu près les mêmes. De toute façon, je suis très sûr de ce que je fais, alors quand des gens quittent la salle, j’ai tendance à penser que c’est leur problème, pas le mien (rires)…
A Cannes, tu tranchais aussi par ton apparence : ton équipe et toi aviez tous le crâne rasé.
J’exagère parfois dans la provoc, parce que je ne veux surtout pas que les gens m’aiment pour de mauvaises raisons. Je n’ai jamais désiré être aimé parce que je suis gentil et bien éduqué, j’ai donc parfois forcé sur le côté mauvais garçon. J’ai un caractère rebelle, mais je suis toujours resté très humble et sympathique avec les gens qui n’ont pas de pouvoir. Par contre, plus les gens ont du pouvoir, plus mes tendances rebelles s’accentuent. C’est sans doute un comportement très enfantin, très puéril, mais je suis ainsi.
The Element of crime était une vision très glauque, très crépusculaire de l’Europe.
L’Europe, je ne sais pas… C’est vrai que ça se passe en Europe, mais… Ce qui est sûr, c’est que le film est une vision, ça oui. Une vision de quoi, je ne sais pas, mais c’est une vision (rires)… C’est comme la révélation de Jean dans la Bible : ce n’est pas très facile de dire de quoi il s’agit exactement, mais c’est un passage fameux de la Bible.
Considères-tu aussi tes deux films suivants, Epidemic et Europa, essentiellement comme des visions ?
Oui, mais avec de grands progrès dans la narration. Deux films moins chaotiques, plus simples à suivre que The Element of crime, en tant qu’histoires.
Europa se passe à la fin de la guerre, en 45. Qu’est-ce qui te fascine dans cette période ? Le fait qu’elle représente le point d’origine de notre monde contemporain ?
Je ne pense jamais en ces termes. Ce que tu dis, c’est typiquement le raisonnement que tiendrait un prof (rires)… « Le film va être au sujet de ceci et expliquer cela… » Je n’aborde jamais l’art de cette façon. Même les films de Ken Loach, je ne les regarde jamais en me disant « Ah, c’est bien, il nous montre la condition ouvrière. »
Tu refuses tout ce qui est de l’ordre du discours, de l’analyse.
Je ne cherche jamais ce qui se dit avec les mots. Si ça peut s’énoncer avec des mots, alors pourquoi faire un film ? Ce qui est bien avec les films, c’est que c’est toujours plus vaste que les mots. Je sais que les films utilisent les mots, mais ils les dépassent largement. De ce point de vue, tous les films sont susceptibles de m’intéresser, y compris des films au discours fasciste. Si le film me touche et me fascine, je me fiche de ce qu’il raconte, je ne m’intéresse pas au « message ». Je recherche autre chose qu’un discours dans le cinéma, je recherche une vie autonome de l’oeuvre. Je précise quand même que je ne suis pas spécialement fan de films fascistes, c’était juste un exemple (rires)… Je me fiche de ce que racontent les films ; ce qui me motive, c’est qu’ils vivent, qu’ils vibrent. C’est difficile à définir, mais c’est le coeur de ce que je recherche. Quelque chose me touche dans un film, et ça m’ouvre sur un univers que je peux investir. C’est comme se balader sur la route, découvrir une porte mystérieuse, ouvrir la porte et tomber sur un jardin magnifique, c’est ce genre de sensation. Exactement comme dans Alice au pays des merveilles.
Est-ce une coïncidence si les titres de tes trois premiers films commencent par la lettre E ?
C’était volontaire. Mes films sont groupés en trilogie. Les trois premiers formaient la trilogie de l’Europe et commençaient donc par la lettre E. Maintenant, je suis dans la trilogie Golden heart : Breaking the waves était le premier, Les Idiots est le second. L’intitulé de cette trilogie est basé sur un personnage de livre d’enfants, une petite fille qui avait un coeur d’or, une générosité sans faille. Comme Bess dans Breaking the waves, comme le personnage central des Idiots.
En 95, avec d’autres cinéastes danois, tu as créé Dogme 95, une sorte de charte qui ressemble à une radicalisation exagérée des principes du néoréalisme ou de la Nouvelle Vague et qui précise les dix commandements du cinéaste : « Le tournage doit avoir lieu en extérieurs ; le son ne doit jamais être produit séparément des images ou vice versa ; trucages et filtres sont interdits, etc. » Faut-il la prendre au sérieux ou comme une blague ?
Ce n’est absolument pas une blague ! C’est très sérieux. C’est vrai que je travaille beaucoup avec l’humour. L’humour est inscrit dans ma nature et tout ce que je fais l’est plus ou moins sous le sceau de l’humour. De ce point de vue, on peut voir un élément humoristique dans Dogme 95, mais il n’empêche que ça a été fait très sérieusement. En un sens, on peut dire que Dogme est drôle parce que ça se prend très au sérieux. Mais pourquoi ne pas se prendre un peu au sérieux ? Les films sont aussi une chose à prendre très au sérieux. Et pourquoi ne pas faire des films selon un ensemble de règles très précises ? Peut-être qu’en effet ce n’est pas une bonne idée mais, en tout cas, c’est une idée intéressante. On peut expérimenter ces règles, voir ce qu’elles nous apportent et, plus tard, peut-être, les foutre à la poubelle. Evidemment, Dogme est aussi un hommage et un remake des nouvelles vagues, particulièrement la française. Aujourd’hui, tout est tellement figé, ennuyeux, mort en tout cas dans le cinéma de grande consommation. Avec Dogme, nous espérons ramener un peu de vie et d’agitation dans le cinéma.
Les cinéastes des nouvelles vagues utilisaient certes des systèmes ou des principes de mise en scène, mais sans besoin de les codifier par écrit, sans dogmatisme. Pourquoi se forcer dans un carcan officiel, pourquoi s’imposer un code écrit du cinéma ?
Bien sûr, on peut faire des films sans code écrit… Comme il peut y avoir des religions sans bible. (Il réfléchit longuement)… Aujourd’hui, tout est tellement facile, notamment dans le cinéma. Avec les règles de Dogme, il est plus difficile de faire un film. Il est surtout plus difficile de tricher et c’est tout l’esprit de Dogme. Le cinéma contemporain est devenu très superficiel et son plus gros défaut, c’est qu’il triche beaucoup : c’est tellement facile de peaufiner une belle image, d’accompagner avec une belle musique, etc. Avec tous ces subterfuges techniques, on ne peut plus rien voir, sauf les subterfuges ! Si on suit les règles de Dogme, il est impossible de recourir à tous les subterfuges habituels de la tricherie cinématographique. On pourrait dire que c’est une sorte de purification. D’ailleurs, « dogme » est un terme religieux. C’est aussi une provocation, une manière de parler de cinéma et de religion dans le même flux. Mais je crois que c’est une bonne provocation, parce que le cinéma est une religion ou pourrait l’être. En tout cas, pour Carl Dreyer, il n’y avait pas de différence.
Dogme 95 et ta conversion au catholicisme sont des changements très forts, qui pourraient sembler liés.
La conversion au catholicisme n’a pas représenté un si grand changement dans ma vie. Je ne suis pas un bigot, un fou de religion… Je comprends que, vu de l’extérieur, on puisse faire des liens entre le décès de ma mère, ma conversion, etc. Moi, je n’ai pas de recul, je ne perçois pas ces liens, je ne passe pas mon temps à analyser toutes mes décisions, je ne sais pas pourquoi je fais les choses… Je les fais, je vis ma vie, c’est tout.
Mais tu sais quand même pourquoi tu t’es converti au catholicisme.
A l’époque, j’étais marié à une catholique, et cette religion m’attirait. Aujourd’hui, j’ai quatre enfants, c’est très catholique, n’est-ce pas ? (rires)… Mais je les ai eus avec deux femmes différentes, ce qui l’est moins (rires)…
Pourquoi le catholicisme plutôt que le protestantisme, le judaïsme, le bouddhisme ou autre chose ?
Au Danemark, c’est une religion très exotique et elle véhicule un tas de choses que nous associons aux pays du Sud. Par exemple, vous avez tous ces saints ce qui est pour moi plein de vie et d’invention, quand on compare au protestantisme. Vous avez la confession, selon moi un système très pratique, plein de bon sens ; c’est comme la psychanalyse : vous y allez, vous racontez vos problèmes et vous en sortez en allant un peu mieux. Vu depuis le protestantisme, le catholicisme est une religion beaucoup plus attrayante et logique, beaucoup plus proche des gens. Elle vous permet de vous sentir heureux, de vivre beaucoup mieux que le protestantisme. Je sais bien entendu que, comme toutes les religions, le catholicisme peut aussi être culpabilisant ; mais comme je ne suis pas né avec, comme je n’ai pas été élevé dedans, le catholicisme ne me culpabilise pas et ne m’entrave pas. Je le vis très bien. Je parle avec un prêtre de temps à autre, mais je ne vais pas à la messe, je ne mets presque pas les pieds à l’église bref, je ne vis pas du tout comme un bon catholique pratiquant. Mais je suis baptisé et mes deux petits jumeaux vont être baptisés bientôt.
Si on pensait que Dogme 95 pouvait être une plaisanterie, c’est aussi parce que les règles que vous édictez semblent en totale contradiction avec tes films, du moins de The Element of crime à Europa.
C’est vrai. De ce point de vue, ces règles sont faites pour moi. Car avec Les Idiots, pour la première fois, j’ai pu tourner un film en couleurs naturelles sans me sentir coupable. Avant, les films en couleurs me paraissaient fades, il fallait que je trafique les couleurs pour que ça ne ressemble pas au standard Kodak. Je voulais tout contrôler. C’est ainsi que j’ai débuté ma carrière de cinéaste : en contrôlant tout. Et grâce aux règles de Dogme, il s’agit maintenant pour moi de contrôler le moins possible. Voilà mon cheminement. C’est pour cela que ces règles sont faites pour moi. C’est comme si je me disais « Bon, tu veux contrôler les couleurs ? Voilà une règle qui interdit de contrôler les couleurs. Tu veux contrôler le son ? Voilà une règle qui interdit de contrôler le son. Etc. » Ces règles sont faites pour contrebalancer mes instincts naturels. Maintenant, on peut tracer un parallèle avec la vie : j’aimerais avoir ce genre de charte en tant que personne, parce que j’éprouve une angoisse terrible dans les situations que je ne contrôle pas. J’aimerais qu’un dogme puisse s’appliquer à ma vie, j’aimerais qu’une règle me dise « Tu as peur de ceci ou cela ? Il ne faut pas avoir peur, il faut le faire ! » Par exemple, j’ai peur de ne pas contrôler mon corps quand je tombe malade. Il me faudrait une règle qui me dise « N’essaie jamais de contrôler ton corps ; désormais, la responsabilité du contrôle de ton corps ne t’appartient plus. » Quelle libération, quelle existence agréable si on n’avait plus à supporter la responsabilité de son corps et de sa vie ! Ce serait merveilleux. Voilà mon ambition dans la vie : me débarrasser le plus possible du contrôle et de la responsabilité. Si j’y arrivais, j’arrêterais sûrement le cinéma : je me contenterais d’être heureux, de vivre mon bonheur.
Est-il facile de se conformer à toutes les règles de Dogme ?
C’est impossible ! En ce sens, Dogme est comparable à la Bible ou aux dix commandements : c’est impossible à respecter (rires)… C’est comme tous les mots en « isme » : il vaut mieux abandonner tout de suite (rires)… Mais cette impossibilité ne signifie pas qu’on ne doit pas avoir de règles. Les règles sont structurantes, même si on ne les suit pas. Les Juifs n’ont pas le droit d’utiliser l’électricité le samedi mais ils contournent la règle pour pouvoir regarder la télé. Ça rend les gens inventifs. Dogme oblige à réfléchir, à penser chaque détail et ça procure de la joie, même pour les petits aspects d’un tournage : il faut résoudre un tas de petits problèmes. Tout cela nous rend la poésie originelle du cinéma, la pure sensation d’exprimer des choses avec des moyens modestes.
Les Idiots est très différent de tes films précédents : il est plus orienté sur l’histoire, le discours et les personnages que sur les images et le visuel.
Il n’y a pas d’images dans ce film, du moins pas au sens d’images très travaillées. 90 % des images sont filmées par moi-même avec une petite caméra vidéo. C’est génial comme outil. On a dû tourner cent trente heures d’images pour ce film qui, évidemment, ne seront pas utilisées. Les Idiots est sans doute aussi mon film le plus politique. Il a une dimension politique, une dimension sociale… J’espère aussi qu’il est drôle, et je sais qu’il est parfois flippant.
Les Idiots est aussi parfois très cruel.
L’aspect le plus cruel du film, c’est qu’après l’avoir vu, on ne sait pas trop quoi en penser. Mais j’aime bien ce genre d’ambiguïté : j’estime que pour un film, c’est une qualité. Avec mes meilleurs films, on a toujours des doutes sur ce qu’on a vu.
Toi-même, es-tu parfois dans cette position de doute sur ce que tu filmes, ou bien contrôles-tu toujours ton travail ?
C’est très difficile de ne pas garder le contrôle de ce qu’on fait. Mais sur ce film, j’ai essayé de me débarrasser du contrôle autant que je pouvais. J’ai beaucoup travaillé avec les acteurs, nous avons fait des choses étranges. Parfois, nous discutions psychologie toute la nuit, nous pleurions… Il y a plein de petits psychodrames comme ça sur le tournage, c’était merveilleux. Je me disais que Cassavetes travaillait sans doute de cette façon.
Le cinéma comme une thérapie familiale ?
Oui, on pourrait dire ça. Souvent, nous étions nus. Je filmais à poil, c’était formidable, comme un retour aux seventies, un retour aux valeurs de ma prime jeunesse (rires)…
A part Ken Loach, suis-tu ce qui se passe dans le cinéma contemporain ?
Non, non, pas du tout (rires)… Mon gros problème, c’est que je suis trop angoissé à l’idée de mettre les pieds dans une salle de cinéma. Je suis claustrophobe. Je l’ai toujours été, mais ces dernières années, ça s’est aggravé. Alors je ne vois des films qu’en vidéo ou à la télévision. Peut-être que le cinéma contemporain ne m’intéresse pas tant que ça. Il y a bien des compositeurs qui n’écoutent jamais la musique des autres. Je ne crois pas être égocentrique : j’observe le monde, et je fais des films ensuite.
Essaies-tu maintenant de te guérir de tes phobies, ou acceptes-tu de vivre avec ?
Oh, j’essaie de guérir, j’ai tout un ensemble de traitements mais, jusqu’à présent, sans beaucoup de résultats. Je peux vivre sans prendre l’avion, mais dans l’ensemble, je ne suis pas très heureux de vivre avec toutes ces phobies. Plus globalement, je suis assailli d’angoisses de toutes sortes. Notamment, je ne peux me défaire du sentiment que la vie n’est qu’une vaste et sombre blague. Pourquoi vivre puisqu’on doit de toute façon mourir ? Dans la rue, je regarde les gens en me disant « Quel dommage, celui-là va mourir dans deux mois, et celui-là dans deux ans, et celui-là dans dix ans, et mes enfants vont mourir aussi… » C’est un sentiment très prégnant, très déprimant… Pour moi, c’est d’autant plus bizarre de penser à tout ça que j’ai deux enfants adorables, deux jumeaux de 6 mois, que j’ai une jeune femme charmante, etc. Peut-être est-ce dû à mon âge : j’ai 41 ans et je me sens très vieux.
Faire des films ne t’aide-t-il pas à combattre tes angoisses ?
Oui, mais d’une manière négative. Quand je travaille, j’arrive à oublier ces sombres pensées. Alors pour oublier, je dois travailler, travailler, travailler… C’est ce que je fais. C’est une situation horrible. Et quand je ne travaille pas, je suis déprimé, j’ai peur… Le travail ne me guérit pas. C’est comme de l’opium, ça m’emporte ailleurs pendant un moment et quand le travail est fini, quand je suis de retour sur terre, je suis encore plus mal qu’avant.
Peut-on voir dans L’Hôpital et ses fantômes une métaphore du Danemark ?
Je suis sûr qu’on peut, mais ça n’a pas du tout été conçu dans ce but (rires)… Je n’ai jamais pris ce feuilleton très au sérieux… On s’est beaucoup amusés à l’écrire et à le tourner. C’était notre but principal : nous marrer. La deuxième partie de L’Hôpital et ses fantômes est moins inspirée, on commençait peut-être à se lasser. Si on fait une troisième partie, histoire d’en terminer avec ce truc, ce sera encore différent. J’y travaille en ce moment, je cherche l’inspiration. Je ne veux pas faire L’Hôpital et ses fantômes toute ma vie, il faut absolument que je trouve le moyen de m’en débarrasser au plus vite.
L’Hôpital et ses fantômes a eu un gros succès au Danemark. Puis, avec Breaking the waves, tu as obtenu une reconnaissance internationale. Mais tu prétends que, pour toi, le succès est une chose difficile à gérer.
(Rires)… Oui. Il faut donc que je fasse maintenant de très mauvais films. Peut-être que Les Idiots lancera cette nouvelle phase. C’est vrai que je préfère de loin la position d’outsider à celle de champion. Mais le succès international, et notamment Cannes, ont été importants pour moi. Au Danemark, tout le monde détestait The Element of crime ; s’il n’avait pas été sélectionné à Cannes, peut-être que je n’aurais plus jamais fait de film. L’image de Cannes m’a aidé à trouver des financements pour mes films suivants.
Tu travailles toujours sur le projet Dimension, ce film qui doit être terminé vers 2024 ?
J’y travaille toujours, mais c’est extrêmement difficile. C’est très difficile d’écrire un bout de scénario chaque année. La seule chose dont je suis sûr, c’est que ce sera un film très étrange. Il est prévu de le terminer en 2024. Mais aujourd’hui, je ne peux pas garantir que je serai encore vivant cette année-là.
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