Tel un shoot d’adrénaline, la descente aux enfers de “Don Giovanni” de Mozart est menée à tombeau ouvert par Krzysztof Warlikowski à La Monnaie de Bruxelles, en miroir du film de Steve McQueen, “Shame” ou l’autopsie d’une addiction au sexe.
Installés dans la loge royale du théâtre de La Monnaie, Don Giovanni et Donna Anna, sa dernière conquête, sont filmés en gros plan, leurs visages projetés sur le rideau de scène, sous le regard du Commandeur et de sa femme. Viol, séduction : l’ambivalence de l’image s’efface dans un fondu enchaîné où public et personnages regardent ensemble un film en noir et blanc, au grain sale et tremblant, qui suit Don Giovanni dans ses errances nocturnes à la recherche éperdue de sexe, du métro à la rue pour finir par une scène de baise avec deux femmes.
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Trait d’union entre les deux visions du personnage filmées en ouverture de l’opéra de Mozart : le regard de Jean-Sébastien Bou, saisissant interprète de Don Giovanni. Un regard vide, inquiet, fixe. Le contraire de la volupté, du plaisir et de la jouissance. L’implacable fixité d’une addiction subie, d’une dépendance qui phagocyte le sujet et le réifie, en fait l’instrument de son impossible assouvissement.
“Sommes-nous des robots ?”
Pour le metteur en scène Krzysztof Warlikowski, c’est le film de Steve McQueen, Shame, qui donne à Don Giovanni sa résonance actuelle : “Shame représente le plus troublant diagnostic sur l’homme du XXIe siècle et la société. Le personnage de Brandon dans le film est pour moi un Don Giovanni d’aujourd’hui. Un type obsédé qui, au lieu de travailler, regarde de la pornographie au bureau. Un type qui n’est jamais satisfait, qui ne tombe jamais amoureux, que son désir jamais assouvi détruit. Sommes-nous des robots qui peuvent baiser avec tout ce qui se présente sous nos yeux ? Quand on pense à l’homme contemporain, à tous ses stress, le mode du plaisir est complètement absent de nos vies. Don Giovanni traite de la transgression à tous les niveaux, ça commence par un meurtre, celui du Commandeur, le père de Donna Anna… Ensuite, toute l’action est ramassée sur 24 heures qui sont entièrement contaminées par ce meurtre.”
Une unité de temps quasiment intenable au vu de toutes les actions qui s’y déroulent : séductions et viols, meurtre, chasse à l’homme, bal masqué, retour du criminel sur les lieux du crime, vengeance du Commandeur et mort de Don Giovanni. Comme un flash, une overdose de speed où l’action se précipite pour mener à la seule issue possible : l’écrasante culpabilité de la transgression ultime, le meurtre, et son inévitable conclusion, la mort.
Une plongée dans l’inavouable
Une fois de plus, Krzysztof Warlikowski opère une plongée en apnée dans l’intime et ce qu’il a de plus transgressif, de moins avouable, de plus incontestablement humain. On pense parfois à sa création de Purifiés de Sarah Kane en 2001. Sous la direction musicale de Ludovic Morlot, sa mise en scène de Don Giovanni n’est pas seulement éblouissante et, comme toujours, magnifiée par les décors de Malgorzata Szczesniak, les lumières de Felice Ross et les vidéos de Denis Guéguin, mais elle tape là où ça fait mal, elle console là où c’est insupportable, elle érige de la beauté au cœur des ténèbres, de la solitude et de la violence. Avec des acmés dans le sublime, à l’image de l’aria final de Donna Anna, incarnée par l’immense Barbara Hannigan, allongée, jambes ouvertes et offertes à la bouche d’Ottavio qui se glisse sous sa robe, fondant son chant avec les spasmes de l’orgasme.
A la façon des Correspondances baudelairiennes, Krzysztof Warlikowski dissémine au cours de l’action des visions qui se répondent en miroir et démultiplient les motifs musicaux, narratifs et scéniques : des spasmes produits par le manque dans le corps de la danseuse Rosalba Torres Guerrero à ceux du chant orgasmique de Donna Anna…
Du coup de pistolet initial sur le Commandeur au coup de grâce final porté par Donna Anna sur Ottavio ou de la nudité de Don Giovanni quand il apparaît sur le plateau à sa toilette mortuaire à la fin de l’opéra… Un bégaiement des signes qui fait sens et aiguise le sentiment de la vulnérabilité de l’humain. Krzysztof Warlikowski transcende Mozart dans un dépeçage de l’intime qui dénonce une société où l’amour est devenu superflu…
L’ennemi public numéro un, un obstacle à la marche du monde, à l’addiction du pouvoir, à la soif de sang et à la course à la rentabilité. Un face-à-face avec une vérité insoutenable.
Don Giovanni, de Mozart, direction musicale, Ludovic Morlot, mise en scène Krzysztof Warlikowski. Avec Jean-Sébastien Bou, Sir Willard White, Barbara Hannigan, Topi Lehtipuu, Rinat Shaham, Andreas Wolf, Jean-Luc Ballestra et Julie Mathevet. Danse, Rosalba Torres Guerrero. Au théâtre de la Monnaie de Bruxelles, jusqu’au 30 décembre. Diffusion sur Mezzo le 18 décembre.
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