Maître d’oeuvre de la sortie posthume de Sketches (for my sweetheart the drunk), la mère de Jeff Buckley, Mary Guibert, revient sur la conception aussi douloureuse que libératrice de ce disque. Loin de tout cynisme, de tout calcul, l’unique façon pour elle de répondre à une obsédante interrogation : Jeff Buckley est-il parti heureux ?
« ça me fait plaisir de parler à un journal français, car vous avez toujours très bien traité mon fils, vous l’avez reçu et accepté. » Ainsi Mary Guibert répond au téléphone, le rire franc et chaleureux, aussi peu portée sur les tabous que l’était son fils Jeff Buckley qui parlait abondamment de son père à peine fréquenté, Tim Buckley, alors que son entourage interdisait presque aux journalistes d’évoquer ce nom en sa présence.
De la bouche même de son fils, on connaissait déjà l’importance primordiale de cette mère qui l’avait élevé seule, pianiste classique vite abandonnée par Tim Buckley. Ainsi nous parlait Jeff Buckley pendant l’été 94 : « Je ne me rappelle pas m’être intéressé un jour à la musique : tous mes souvenirs, même les plus anciens, ne sont que musique. Je crois que j’ai chanté avant de parler. Chaque soir, ma mère m’endormait avec des berceuses qui me disaient comment bien me nettoyer les mains. Elle aurait rêvé de jouer Mendelssohn toute la journée au lieu de faire le ménage. »
Maître d’oeuvre de l’édition posthume de Sketches (for my sweetheart the drunk), Mary Guibert a eu le courage d’affronter les inévitables cyniques qui l’ont vite traitée, comme la veuve de Kurt Cobain, de rapace pour que vive la mémoire de son fils, pour qu’il y ait une suite aux promesses insensées de son seul album, Grace. Et s’en sort, comme enseigné à son fils, avec les mains propres, son travail toujours digne, le résultat indispensable. Une mission aussi douloureuse que gratifiante au coeur des cartons et valises du fils disparu, qui aura été motivée par le refus de laisser s’installer tout mythe crasseux, toute discographie aussi parallèle que canaille. Car Mary Guibert en est certaine : Jeff Buckley n’avait aucune envie d’en finir avec une vie qui commençait enfin à lui sourire quand il a coulé dans les eaux du Mississippi.
Votre fils vous décrivait comme la personne lui ayant, plus que son père, communiqué son amour de la musique. Vous souvenez-vous de cette éducation ?
Mary Guibert J’étais encore une adolescente quand Jeff est né, j’avais fait le choix de garder ce bébé et de l’élever seule. Mon seul talent était la musique, qu’il m’a fallu abandonner pour m’occuper de lui. Pour compenser ce vide, j’avais conservé mon piano, dont je jouais tout le temps, surtout Chopin. Dès que nous étions réveillés, nous mettions de la musique avec les enfants. C’était l’une des tâches importantes de la journée. Ensemble, nous apprenions des comptines, nous avions un répertoire assez vaste qui nous permettait de tenir pendant les longs trajets en voiture. Même lorsque nous étions à table, nous continuions de chanter.
Vous souvenez-vous du moment où Jeff a commencé à faire ses propres choix en matière de disques ?
Il a commencé très jeune à se démarquer. Je ne voulais pas me disputer avec lui à ce sujet, mais j’ai vite trouvé ses disques un peu trop crus pour moi je me gardais pourtant bien, malgré ma répulsion, de lui interdire de les passer à la maison. Je crois même que ça m’intriguait. Alors je montais sans faire de bruit et collais mon oreille contre la porte de sa chambre, pour en savoir plus, pour connaître les dernières nouveautés. Je ne voulais surtout pas qu’il perde de vue les classiques, qu’il se laisse aveugler par la nouveauté. C’est sans doute pour ça qu’il est resté fidèle à Ella Fitzgerald ou Edith Piaf… Dès l’âge de 14 ans, il a pris possession de mon garage, qui est devenu sa salle de répétition. Pendant des années, ma voiture a dormi dehors (rires)… Il avait reçu sa première guitare pour ses 14 ans. Comme je n’avais pas beaucoup d’argent, toute la famille s’était rassemblée pour lui payer une Les Paul. J’ai toujours chez moi une photo de son visage au moment même où il ouvre le paquet : je n’avais jamais vu quelqu’un d’aussi heureux.
Avec un père et une mère musiciens, a-t-il jamais connu de rejet de la musique ?
Nous n’étions pas toujours d’accord. Notamment, il se moquait énormément de certains de mes disques, faisait une imitation très cruelle et drôle de moi en train de chanter du Barbra Streisand. Il ne comprenait pas que je puisse l’aimer autant que Joni Mitchell ou Carole King. Mais plutôt que de s’engueuler sur nos différences, on se faisait des petits clins d’oeil. A une époque, peut-être inconsciemment, il s’est dit qu’il devait oublier qui était son père. Il ne voulait dépendre ni de lui ni de moi. Alors il a cherché sa propre voie, d’abord au violoncelle, puis à la guitare. Chez ma mère, où il passait beaucoup de temps, il en jouait sans répit. Il a tout appris seul, avec frénésie. Si bien qu’au lycée il jouait déjà dans un groupe de jazz. Il était devenu l’architecte de son propre son, absorbait tout ce qu’il entendait. Certains disques étaient à la fois sa nourriture et sa boisson, il passait une semaine entière à les explorer. Quand nous avons déménagé à la campagne il avait 11 ans , Jeff a commencé à enregistrer des tonnes de compilations, mélangeant des bruits et des extraits de chansons, des bribes de radio et de musique… Il prenait une phrase ici, un refrain là, je l’entendais hurler de rire dans sa chambre… Très tôt, il s’est passionné pour l’expérimentation sur le son. Il a toujours été précoce.
Quand avez-vous commencé à aimer ses chansons, à sentir du génie ?
Ne l’oubliez pas : je suis sa mère (rires)… Je crains de ne pas être très objective. Ce dont je me souviens, c’est qu’il accompagnait les chansons à la radio, en psalmodiant, bien avant de pouvoir parler. Avec ma mère, on le regardait en se disant « Ce petit deviendra chanteur un jour. » Vers 14 ans, il s’est entiché d’un album d’Al Di Meola, qu’il écoutait jour et nuit. Un soir, excédée, je suis montée dans sa chambre pour lui demander de baisser le son et me suis rendu compte qu’il n’y avait pas de disque sur la chaîne : c’est lui qui jouait, assis sur son lit. Je suis redescendue sans un bruit. C’est là que j’ai compris que la partie était jouée.
A-t-il joué dans des groupes horribles, dont vous aviez honte ?
Quand il a quitté la maison, il a commencé à m’envoyer des cassettes de la musique qu’il écrivait, à m’inviter à ses petits concerts. Il avait 19 ou 20 ans et je détestais sa musique (rires)… J’en ai pleuré pendant des jours. « Mon Dieu, je ne vais pas aimer la musique de Jeff, ça va être un gros problème entre nous » (rires)… Curieusement, ce sont les mêmes chansons qui ont ensuite évolué, qui sont devenues les merveilles de Grace. Je peux vous garantir qu’à leur naissance ces chansons n’étaient pas belles à voir. Elles n’étaient que colère, frustration et noirceur.
Etait-il l’un de ces petits punks californiens ?
Une année, il est revenu à la maison pour Thanksgiving avec les cheveux rasés sur les côtés, ratiboisés sur le dessus… C’était sa façon à lui de se rebeller, de s’affirmer en débarquant à Hollywood où il était allé étudier la musique. Pour la première fois, il s’était retrouvé avec d’autres adolescents fanatiques de musique, qui le portaient sur eux. Lui, au moins, ne s’était pas teint les cheveux en vert, n’était pas couvert de piercings (rires)… Sa rébellion était modérée, elle nous plaisait. Tout ce qui l’intéressait, dans cette école de musique, c’était d’apprendre. Il était increvable, passait sa vie sur son instrument, ne pensait qu’à enregistrer, à progresser.
Vous êtes-vous inquiétée quand il a tout plaqué pour s’installer à New York ?
Je ne connais pas une mère qui ne s’inquiète pas quand son fils part chercher sa voie et sa fortune à New York. La première fois, c’était en 89, il est parti vivre quelques mois avec un copain. Mais comme rien ne se passait, il est rentré en Californie. Et en 91, un type l’a appelé de New York, où il organisait un concert d’hommage à Tim Buckley… Jeff est parti jouer ce concert et je savais qu’il ne reviendrait plus jamais. Il adorait le bruit de New York, sa tension, sa réceptivité aux idées neuves. Et tous les parias qu’une ville comme ça attire. Il voulait être au coeur de cet affolement, chercher, trouver, briser les conventions, attraper les idées au bond… Ce n’est que dans sa dernière année que j’ai senti qu’il allait peut-être un jour quitter cette ville alors que j’étais certaine, auparavant, qu’il s’y sentait chez lui. J’étais contente d’aller lui rendre visite, il me faisait découvrir sa ville, me montrait pourquoi elle le fascinait. Mais dès qu’il a commencé à être connu, beaucoup de distractions se sont offertes à lui : dans sa dernière année, il a travaillé avec Patti Smith, Ginsberg, Elvis Costello… Il avait rêvé de ça toute sa vie mais, en même temps, où trouver le temps de composer un deuxième album dont il aurait été fier toute sa vie, qu’il aurait pu jouer chaque soir sans rougir ?
Vous souvenez-vous du jour où vous avez reçu son album Grace ?
J’ai commencé par pleurer. Ensuite, j’ai été estomaquée par la beauté du disque. J’avais une cassette dans la voiture et une autre à la maison, si bien que je pouvais l’écouter en permanence. Ça a duré comme ça pendant dix jours. Je l’ai ensuite volontairement mis de côté, pour ne pas en tuer la magie. J’étais si fière de lui.
A-t-il, par la suite, perdu un peu le contrôle de sa carrière ?
Les choses ne sont pas allées aussi vite que vous le croyez. Aux Etats-Unis, il jouait encore et toujours dans des petits clubs. Et ça ne lui était imposé par personne : il aimait tourner, en avait besoin. Ce n’est qu’au bout de deux ou trois ans que sa maison de disques est intervenue, en lui disant « C’est très bien, monsieur Buckley, mais maintenant, il nous faudrait peut-être un deuxième album. » On ne peut vraiment pas dire que sa maison de disques l’ait mis sous pression.
Après deux ans de tournée, on l’avait pourtant retrouvé désabusé, dégoûté même.
A ce moment-là, il avait besoin de s’arrêter, de tourner le dos à tout ça. Il avait un besoin vital de faire ce break à Memphis. A New York, il était sans arrêt sollicité. Il lui fallait donc couper les ponts et partir seul. Même sa copine n’avait pas le droit d’aller le voir à Memphis, il s’est complètement isolé. Ça aurait pu être inquiétant, il aurait pu se retrouver complètement exsangue là-bas, mais on savait qu’il allait bien car il nous téléphonait souvent. Une semaine avant sa mort, j’ai passé deux heures au téléphone avec lui. Je l’avais rarement entendu aussi positif quant à son avenir, il était enchanté par ce qu’il allait entreprendre à Memphis. Dans la dernière conversation qu’il a eue avec son guitariste Michael Tighe quelques instants avant que celui-ci ne prenne l’avion pour venir enregistrer avec Jeff à Memphis, une poignée d’heures avant sa mort , il lui disait avoir vaincu les démons de la création, qu’il était prêt, qu’il contrôlait tout et qu’il allait faire de grands chambardements dans sa vie. Il semblait enfin en paix avec lui-même, aux commandes de sa vie. Dieu a eu la bonté de placer un de ses amis au bord de l’eau le jour où il s’est noyé. Je sais ainsi qu’il est parti heureux, optimiste, amoureux de la vie. Il n’arrêtait pas, sur le bord du Mississippi, de dire à son copain qu’il voulait lui offrir quelque chose pour lui prouver son amitié. Et son copain lui a répondu : « Jeff, je ne veux pas de cadeau. » « Alors laisse-moi juste t’embrasser. » Il l’a embrassé, a mis une de ses chansons préférées Whole lotta love de Led Zeppelin sur le ghetto-blaster, s’est mis à chanter à tue-tête et s’est enfoncé dans l’eau tranquille du Mississippi.
Comment avez-vous vécu les rumeurs qui ont suivi cet accident : on a parlé de suicide, de fausse disparition.
J’ai réussi à conserver le silence face à tous ces mensonges pendant des mois, même s’ils blessaient tous ceux qui aimaient Jeff. Et c’est alors que j’avais la preuve qu’ils mentaient : Jeff a passé énormément de temps au téléphone depuis Memphis et tous ses interlocuteurs s’accordent à dire qu’il était tout sauf suicidaire. On pouvait toujours, bien sûr, voir des démons danser dans ses yeux. Mais à force de chercher au fond de lui-même, il s’était trouvé. Il avait passé des années à chercher un baume pour ses plaies, pour soigner les profondes cicatrices d’une enfance sans père… Et là, c’était le bonheur, la félicité. Je souhaite à chacun d’entre nous de partir dans de telles conditions.
Avez-vous longtemps hésité avant d’accepter de devenir le maître d’oeuvre de cet album posthume ?
Ça a été très ironique, de l’obscurité la plus complète au soleil le plus éclatant, de la disparition de Jeff à la joie de retrouver son travail en passant par la torture émotionnelle d’écouter et de réécouter sa voix… Il y a eu aussi ce travail technique délicat : retranscrire des paroles qui n’étaient pas toujours très claires, parfois sans le moindre brouillon écrit. Souvent, il écrivait des poèmes qui, ensuite, devenaient des chansons mais qui ne possédaient pas la forme d’une chanson. Le problème, c’est qu’il avait tendance à prendre beaucoup de liberté avec ses textes en studio. Parfois, il marmonne, alors il faut interpréter, supposer… D’un enregistrement à l’autre d’une même chanson, il chante des paroles différentes. Avec Michael Clouse, un copain de Jeff, nous avons passé des heures au téléphone pour disséquer tel ou tel mot sur les bandes… Il y a eu de nombreux cas de conscience. Les chansons n’ont presque pas été retouchées il aurait été impossible pour nous de décider comment Jeff les aurait arrangées, modifiées.
On a dit que Jeff désirait brûler les séances de studio enregistrées avec Tom Verlaine, qui sortent aujourd’hui.
Je croyais vraiment qu’il désirait faire disparaître ces enregistrements jusqu’au jour où son guitariste Michael Tighe, qui avait rapporté cette anecdote du feu de joie, m’a dit qu’on avait exagéré. « Tu sais, Mary, il ne voulait pas vraiment brûler ces bandes, il ne les détestait pas à ce point. Il n’était pas en colère contre Tom Verlaine. Seulement, il n’était pas prêt, il ne voulait pas que ça sorte ainsi. » C’est pour ça qu’il était parti à Memphis, pour reprendre à zéro et attendre d’être enfin prêt. Quand il m’a appelé de là-bas, il était ravi d’avoir à sa disposition les anciens enregistrements de ses chansons ainsi que les nouveaux, qu’il devait commencer quelques jours après. Il m’a dit que comme ça, le groupe et lui pourraient choisir les versions qui leur conviendraient le mieux. Dans les séances de Tom Verlaine, je sens une certaine maladresse, une absence de joie. Car Jeff n’avait pas encore affûté sa vision, il ne savait pas où allait cet album. Quelle que soit la raison pour laquelle il était entré en studio alors qu’il n’était pas prêt, quelle que soit son opinion sur ces séances, je sais qu’il avait trouvé une réponse à Memphis. Et là, il était prêt à enregistrer son second album alors qu’auparavant, il avait peur de n’être que l’homme d’un seul album, incapable de surpasser Grace.
Avait-il un besoin viscéral de quitter New York, d’abandonner ses habitudes de vie ?
Il était arrivé à un point de sa vie où il ne pouvait plus faire autrement : il devait regarder ses démons en face. Il voulait savoir où passait son argent, reprendre sa vie en main, échapper à cette logique qui fait qu’un musicien enchaîne album et tournée, quitte à enregistrer des disques qui ne lui plaisent même pas, inachevés. Il voulait en finir avec toutes ces pressions dans sa vie : l’ombre de son père, l’ombre écrasante de Grace… A Memphis, quelques jours avant sa mort, il avait appelé une agence immobilière pour voir s’il pouvait acheter la maison qu’il louait là-bas. Le changement ne pouvait venir que hors de New York.
La recherche dans ses paroles vous a-t-elle éclairée sur la personnalité de Jeff, sur les changements qu’il comptait opérer dans sa vie ?
J’ai énormément appris de lui dans ces paroles. J’avais besoin d’y trouver quelques réponses, pour valider la certitude que j’avais obtenue de ses amis : Jeff allait bien. Pour une mère, il était très important de répondre à cette question du bien-être de son fils. Ça m’a beaucoup réconfortée. Maintenant, je sais que je dois le faire : protéger les enregistrements, essayer de recenser tout ce qui existe, pour les musiciens à venir. (Un album live, basé sur des enregistrements australiens, sortira plus tard. Mary Guibert a également évoqué l’existence de chutes de studio datant de l’époque de Grace ainsi que de titres plus récents, découverts trop tard pour figurer sur Sketches (for my sweetheart the drunk). Il existe aussi de nombreux enregistrements de sessions enregistrées pour des radios ainsi que des chutes du premier single Live at Sin-é.) Ce fut un travail à la fois joyeux et déchirant. Aujourd’hui encore, je ne parviens pas à écouter Satisfied mind sans pleurer.
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