Alors que l’indestructible Compay Segundo entame à 90 ans une tournée avec son nouvel album Lo Mejor de la vida, son succès en Europe et aux Etats-Unis commence à susciter des réactions chez lui, à Cuba. Entre agacement, jalousie et reconnaissance forcée, son anniversaire a été fêté en petite pompe mais en grande liesse à La Havane, où il se dresse désormais telle la statue d’un commandeur épicurien à l’immortelle joie de vivre.
Chez son fils Salvador, il y a du monde : des journalistes, des photographes, des voisins, des amis. Et c’est le même cirque, les histoires, les oeillades, les verres qui se vident, les rires qui se vident pour se remplir aussitôt. Compay, le galure vissé sur la cabessa, vous présente sa soeur, sa femme, sa fiancée, ses potes le poète gros du bide et le marquis basque. Il vous vante les mérites du rhum cubain tout en précisant qu’à son âge, un verre par jour, c’est bien suffisant, sinon là, il pointe son index pour aussitôt le replier, montrant ainsi quelque chose qui ne parvient plus à se dresser « ça ne marche plus ». Et repoilade. Une machine à séduire, un fanfaron provençal en représentation permanente, mais avec une large part abandonnée à la sincérité, au plaisir du contact humain.
Que ce soit dans l’intimité d’une réception familiale à la calle Salud (rue de la Santé !) ou devant les centaines d’invités venus fêter son anniversaire au Théâtre National, rien ne paraît pouvoir altérer cette bonne humeur. Compay, c’est un mélange de général Alcazar, de Groucho Marx et de Robocop. Il avance avec cette animation constante, comme si, abrité dans cette carcasse quasi centenaire, rugissait sans mollir un tigre de charme, d’humour et de galanterie. Ajoutez-y une pincée de Maurice Chevalier, le panama de paille en guise de canotier mais ce même sourire goguenard qui dit « dans la vie faut pas s’en faire ».
Comment deviner derrière cet impeccable maintien dorsal et cette politesse enjouée ce que fut l’ordinaire de cet homme qui, avec grâce et bonne humeur, sut résister à tout : aux aléas d’une existence partagée entre travaux monotones à la fabrique Upmann et galas modestes ; à la dictature de Machado et ses mesures de contrainte à l’égard des musiciens, à celle de Batista et sa corruption, à la révolution castriste et sa défiance à l’égard de ces musiques de divertissement. Et la force de caractère qu’il faut pour ne pas se renier dans des circonstances où tout incite aux plus plats déballonnages en dit long aussi sur son exceptionnelle résistance à l’usure physiologique. Les mots de Ry Cooder reviennent à l’esprit : « Chez lui, tout fonctionne, tout est en état de marche. » Index compris. Compay, c’est une forteresse. Derrière son côté avenant, chaleureux, ouvert et plaisantin, on devine une constitution phénoménale mise au service d’un esprit que la jovialité éclaire en permanence.
A la soirée donnée en son honneur dans les salons près de la piscine du Commodoro, hôtel top luxe de Miramar, ce quartier résidentiel de La Havane où verdoie la pelouse des ambassades et poudroie le soleil des bénis du régime, les gens l’entourent, lui parlent de tout et du reste. On le promène d’un groupe à l’autre, on le touche comme un talisman de vie. Arrive son gâteau d’anniversaire, grande bâtisse en boudoirs de Savoie et crème myosotis, couvert de frises de chantilly qui serpentent à la surface, formant le chiffre 90 avec une sorte d’onctuosité juvénile. Les invités essaient de choper, au passage des plateaux portés par des grooms en livrée, des pizzas naines de chez dégueu et des bouts de toasts au beurre de sardine. Les gobelets en plastique à demi remplis de mojito, c’est pas non plus la grande classe, pas vraiment dans le ton de l’événement ni conforme au standing de l’hôtel mais, OK, on est à Cuba : ici, qu’importe le flacon pourvu que l’ivresse soit intégrale, que l’on conserve sa place sous la cascade, dans le mille de l’apocalypse joyeuse. Ce soir, Compay est couronné Francisco Ier, roi des fêtards, des séducteurs, des buveurs, des fumeurs de cigare et des romantiques.
La vraie cérémonie, l’officielle, s’est tenue plus tôt. Dans les jardins d’une maison du Vedado, on l’a décoré de l’Orden Felix Varela, plus haute distinction du monde des arts à Cuba. Puis sur la scène du Théâtre National, des artistes invités se sont succédé, rendant hommage au patriarche et à son effarante verdeur, poussant la chansonnette à ses côtés. Martirio, la belle Ibère, méritait le diadème de première favorite pour son Juliancito (tu novia te boto) qui mit le feu aux joues et le coeur au galop. Omara Portuondo eut aussi son moment. La reine du filin ne pouvait pas manquer la fête. Elle se souvient encore de l’époque où, petite, elle entendait dans le poste les chansons de Los Compadres interprétées par Lorenzo Hierrezuello et Francisco Repilado, que l’on commençait tout juste à surnommer Compay Segundo. Avant la révolution, ces Pills et Tabet visités par l’esprit de Chango (divinité de la santeria) avaient le chic pour faire alterner dans leur show radiophonique les chansons allusives et celles au contenu nettement plus mélodramatique, comme ce Huellas del pasado qui figure encore au répertoire du vieux troubadour : « Je l’ai cherchée partout/croyant que j’arriverais à éviter que ma petite fleur soit butinée dans un autre jardin.« L’histoire étonne par sa manière de concilier morbidité et cocasserie. Mais en cela, elle est exemplaire de cet art si particulier où le destin n’est pas ménagé par la raillerie : un homme se promène dans un cimetière ; il y rencontre une femme ; un couple se forme ; ils ont un enfant mais la femme n’a pas été sincère ; lui revient au cimetière en priant pour que leur enfant, fruit funeste de cet amour gâté, y soit enterré. Le ton presque léger dilue la tristesse amère avec une certaine dose d’autodérision qui témoigne des capacités de l’âme cubaine à éviter l’enlisement pathétique.
« J’aime bien me promener dans les cimetières », nous dit le jeune nonagénaire sur le ton de celui pour qui la mort ne peut être désormais qu’une expérience supplémentaire, couronnant une existence dont on peut lire sur le beau parchemin de son visage, couleur vieil or, combien elle fut riche et bien menée. « J’aime bien m’asseoir sur un banc et lire en compagnie des tombes. Ou alors je médite, je pense à ceux qui reposent ici, à José Marti, à Miguel Matamoros (héros cubain et grande vedette de la musique des années 40). Je viens me rafraîchir à l’ombre des grands arbres et au souvenir de ceux qui ont disparu. Pour moi, c’est un jardin accueillant. » Etrange, ce sentiment de gêne qui vous habite lorsque vous parlez de la mort avec une personne âgée. Soudain, on éprouve cette crainte que le sujet ne rappelle de façon brutale à votre interlocuteur ce qui lui est promis à plus ou moins brève échéance et l’on redoute, en culpabilisant, que cette soudaine et fatale mise en perspective ne vienne assombrir son humeur. Mais avec Compay, la mort ne semble pas constituer un motif de fâcherie, pas plus qu’elle n’appartient aux questions taboues si tant est que dans l’esprit d’un être aussi remarquablement libre puisse exister pareille catégorie. Au contraire, elle donne matière à de belles histoires, pleines de détours, racontées de cette voix fabuleuse, grave, rugueuse et musicale à la fois. « Je suis issu d’une famille extrêmement pauvre. Nous habitions dans une finca, une petite ferme près du village de Siboney. Mon père était machiniste de locomotive dans les mines de manganèse, mais quand la Première Guerre mondiale s’est achevée en 1918, il a été remercié, lui et les nombreux Galliciens qui travaillaient là. Mes parents ont alors décidé de quitter Siboney pour s’installer à Santiago. Des huit enfants que comptait la famille, je fus le seul à rester auprès de ma grand-mère, Ma Regina. Elle a vécu jusqu’à 115 ans, ce qui, voyez-vous, me laisse encore beaucoup d’espoir. J’étais son petit chéri. Le soir, c’est moi qui lui allumais son cigare. Quand elle est morte, j’avais 9 ans. J’étais ignorant, je ne savais ni lire ni écrire. Avec le tronc d’un arbre à plantain, on a construit un petit autel sur lequel on a installé trois bougies. Près de l’autel, on a disposé le cercueil. Je ne comprenais pas ce qui se passait. Je demandais ce que faisait ma grand-mère ainsi allongée dans cette boîte. Et mon père me répondait : « Pour qu’elle se repose à l’ombre. » Je n’avais encore jamais vu de mort. Le lendemain, c’était le jour de l’enterrement. On avait passé deux solives sous le cercueil pour pouvoir le porter sur les épaules et le transporter ainsi jusqu’à Jata, le cimetière de Siboney. Je demandais « Mais pourquoi emmène-t-on grand-mère dans cette boîte ? » « Pour qu’elle ne se fatigue pas, me répondait-on. Elle a mal aux jambes et on doit la conduire à une fête (sic). Comme ça, elle ne risque pas de se tordre la cheville. » Je ne savais pas que les gens mouraient. La mort était pour moi une notion totalement abstraite. J’étais content parce qu’on s’occupait bien de ma grand-mère. On lui avait mis un petit oreiller de dentelle blanche sous la tête et on l’avait habillée de sa plus belle robe. Et puis je suis allé à Santiago avec mes parents et après quelques semaines, j’ai compris que je ne reverrais plus jamais ma grand-mère. J’en ai voulu à mon père de m’avoir tenu dans l’ignorance. Je lui en ai voulu également d’avoir eu autant d’enfants, neuf dont un qui est mort en bas âge. Plus tard, j’ai réalisé l’importance du travail que ma mère avait dû accomplir pour nous élever. Moi, je n’ai eu que quatre enfants et je ne me suis jamais séparé de mon fils Salvador. Tous mes gosses sont allés au collège et aucun n’a connu la faim. Je crois avoir accompli ma vie de père. »
D’avoir été ainsi soustrait à la réalité du trépas et à sa conséquence, la souffrance, lui aurait-il donné l’idée de s’en affranchir pour de bon ? Sinon, comment expliquer que son art soit demeuré aussi hermétiquement étranger à l’affliction, ait pu conserver à travers les époques et les troubles cet exceptionnel optimisme, cette radieuse vitalité ?
La directrice du Théâtre National s’avance sur la scène et remet à l’aïeul un bouquet de champion cycliste. Instant d’émotion raidie par l’amidon d’un cérémonial quasi soviétique, d’une officialité très kremlinesque. Ce simple geste suffit pourtant à lever brièvement le voile sur le sentiment des autorités à l’égard du vieil homme et clôt, pour ainsi dire, la période de mise au rancart. Les communistes ne se sont pas découvert une passion soudaine pour le son, le boléro ou le cha cha cha, musiques qui symbolisent encore, pour les plus anciens d’entre eux, la période précédant le « triomphe de la révolution ». Mais débordés par le phénomène, comme ils l’ont été par la circulation du dollar, la contrefaçon des cigares, l’ouverture des paladares, ces restaurants tenus par les particuliers, ou la prolifération des jineteras sur le Malecon, ils ont fini par en considérer la renaissance comme un mal nécessaire, une conséquence mineure de la période dite « spéciale ».
Plus significative sera la participation au concert (et à l’album Lo Mejor de la vida) de Silvio Rodriguez, le plus connu des interprètes de la nueva trova équivalent cubain de la protest song, qui succéda aux musiques de danse des années 50. Pour certains, Silvio Rodriguez serait l’homologue insulaire de Willie Nelson : une image de rebelle, une voix identifiable dès la première mesure, des compositions d’une grande qualité mélodique, des textes sachant combiner invention poétique et conscience sociale. Pour d’autres, c’est Michel Sardou dans les années 70, indulgence pour le régime en place comprise. Son arrivée sur la scène provoque une standing ovation. Mais, en dépit de cette marque de grande considération, ça doit quand même lui faire drôle à Silvio de ne pas être la vedette de la soirée. D’autres musiciens moins attendris par ce retour surprise du papé ne se font pas prier pour livrer leur sentiment. Comme Juan Formell, fondateur et directeur musical du célèbre groupe de salsa Los Van Van, qui, au quotidien El Pais, a dit tout le bien qu’il pensait de « ces vieux cons et de leur musique antirévolutionnaire ». Ajoutant avec une certaine malveillance que tout ce revival, Buena Vista Social machin et Afro Cuban truc, n’était qu’une manoeuvre menée par les Américains pour saper les fondations du régime castriste.
Tandis que sur scène Compay et ses muchachos repassent la « chemise de nuit » (El Camison de pepa), à l’étage inférieur, au café Cantante, Klimax fait péter cette salsa pour laquelle le vieux n’a guère de goût. « Je suis un traditionaliste. Quand je travaillais chez Monte Christo, les patrons avaient une telle confiance en moi qu’ils me laissaient la clef de la manufacture. Ma connaissance du tabac me valait de nombreuses propositions des autres marques. On peut penser que répéter le même geste toute la journée, c’est fastidieux, mais quand vous avez quatre enfants à nourrir… Les acheteurs venaient à l’entrepôt choisir les feuilles pour la fabrication des cigares. Moi j’étais torcedores, responsable du choix des feuilles et je roulais les cigares de démonstration, ceux que l’on offrait aux grossistes pour faciliter leurs achats de matières premières. J’ai travaillé dix-huit ans pour Monte Christo et autant pour Partagas. Les cigares qui se vendent dans les rues de La Havane sont non seulement de très mauvaise qualité, mais en plus ils nuisent à la réputation du tabac cubain. La fabrication d’un cigare exige que l’on respecte certaines règles, une approche tout à fait élitiste. Le respect de la tradition est essentiel si l’on veut faire perdurer la qualité. C’est comme pour la musique. La salsa, c’est quoi ? C’est du son qui a perdu cette exigence de qualité, qui se vautre dans l’ordinaire et la vulgarité. J’ai joué avec les plus grands orchestres de la musique cubaine, avec Benny Moré et Miguel Matamoros. J’ai joué cette musique si longtemps que je suis en mesure d’affirmer que c’est la meilleure musique que je connaisse. Voilà pourquoi je continue de la jouer, de la respecter. Certains la rendent laide. Moi, je l’ai apprise comme ça si je la transforme, je commets une erreur. Car ce n’est plus elle et ce n’est plus moi. »
Quand un personnage en arrive à ce degré d’identification avec son art, c’est que l’immortalité le guette. On a beau moquer une aussi flagrante démonstration de conservatisme, il n’empêche que les événements ne lui donnent pas forcément tort. Maintenant qu’en Europe la musique de Compay Segundo rencontre un évident succès, que les Etats-Unis viennent d’attribuer un Grammy Award au Buena Vista Social Club, ici, à Cuba, on prend conscience de son importance voire, tout bonnement, de son existence. On lui rend hommage, on lui épingle des décorations sur le revers du veston, alors que voilà peu on tardait à lui verser sa maigre pension de retraité. De toute façon, telle que Compay la joue, cette musique est rigoureusement impropre au changement. Sur la terrasse des cafés qui bordent la place d’Armes, dans la vieille ville, les petits orchestres se succèdent, récitant pour les tablées de touristes égayés au daïquiri un répertoire construit autour des succès éternels de la musique cubaine.
C’est dans ce contexte sans prestige, aux conditions acoustiques aléatoires, que l’on se rend compte de la fragilité mais aussi de la nature irréductible du son. Un tres, une guitare, une contrebasse, une flûte et des claves, petits rondins de bois marquant le rythme, suffisent à créer un univers, à remplir l’air d’un miel délicieux. Tout ajout serait inconvenant. Compay parle comme un maître chai, à l’archaïsme raisonné, qui milite pour que la production des grands crus soit conforme à une vérité vinicole que le temps a érigée en loi. Comme ces produits d’élaboration ancestrale, ces spécialités de haute tradition, de fine distillation, le son tel qu’il le pratique ne tolère pas la révolution. Il appartient à ces arts coutumiers du plaisir qui, avec le tabac et le rhum, font de Cuba ce qu’elle est : une exception sensuelle dans un monde de brutes caleuses. Et dans son prix entrent les prouesses de patience et de ténacité dont il a fallu faire preuve pour résister à l’oubli, au désintérêt, à la mort administrative.
On peut lui reprocher d’encenser l’anachronisme, de signer et persister sur Lo Mejor de la vida, son nouvel album, avec ses chansons d’un bucolisme daté, d’un sentimentalisme carte vermeil. Lui, grand seigneur, se contente de donner par instant des coups de canif inattendus dans le ronron des habitudes et de la tradition, lachant un Juliancito, un Chan Chan entre montuno et guaracha qui, par sa modernité, laisse encore perplexes les plus érudits des spécialistes de la musique cubaine.
Après que les feux de la fête se sont lentement assoupis, seuls les mots s’entêtent à crépiter encore. Sur la table de la salle à manger, les petits verres de rhum ne se remplissent plus. Le marquis Don Ignacio, comme l’appelle Compay depuis leur rencontre voilà cinq ans à Madrid, est le dernier convive de la calle Salud. Il est le vice-président de la Txoko Zar, société gastronomique dont Compay a été fait membre honoraire. Composée de 160 membres, tous Basques madrilènes, cette confrérie se réunit régulièrement autour de chants, de vin, de plats à base de haricots noirs et de cette sopa del obispo dont Compay raffole. Quinze membres ont fait le déplacement de Madrid pour fêter le 90ème anniversaire du compère. Don Ignacio, jeune homme de 80 ans, est particulièrement ému : « Je regrette de ne pas l’avoir rencontré avant car c’est mon ami le plus cher, dit le marquis basque de son aîné cubain. Un jour, ma femme m’avait offert une guitare. Quand elle est morte, je l’ai rangée dans une armoire, bien décidé à ne plus jamais y toucher. Le temps passait et je me demandais souvent qui pouvait désormais recevoir cette guitare en témoignage de mon affection, sachant ce qu’elle représentait pour moi. Je l’ai offerte à Compay, qui était le plus digne de conserver cet objet. » Compay : « Elle est accrochée au mur chez moi, à Santiago.«
Pour le marquis basque, Compay n’est pas à admirer parce que c’est un musicien et un poète fabuleux, mais également parce que c’est un personnage exceptionnel. « Et je vous souhaite d’aimer, comme lui, jusqu’à la tyrannie, et de rester longtemps disponible aux nobles tentations de la vie. »
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Compay Segundo Lo Mejor de la vida (East West).
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