Atypiques, théâtrales et omniprésentes : depuis deux ans, les photos de Valérie Jouve semblaient presque trop séduisantes pour être honnêtes. Deux grosses expos et un catalogue plus tard, explications d’une artiste intronisée, bien malgré elle, chef de file du nouveau réalisme photographique français.
En plein Limousin, un château d’avant l’an mil retentit de bruits urbains et d’images contemporaines. Cachée par des couches de vêtements trop larges et une casquette de gamin des rues, Valérie Jouve, 34 ans, parcourt sa nouvelle exposition. Autour d’elle, des photos de 1 m x 1,50 m écrasent sa silhouette de petit garçon, à peine plus haute. Une cigarette (qu’elle fume jusqu’au filtre) à la main, elle toise, accrochés au mur, les personnages qu’elle aime mettre en scène une jeune fille pâle comme un mort qui fait la moue, un homme de dos qui tourne la tête, une femme de profil, les yeux rivés au sol. Pauses maniérées de personnages saisis, toujours en premier plan, dans un décor de zone urbaine. Sans titre. Depuis presque trois ans, le public des galeries et centres d’art a ainsi vu défiler une dizaine de personnages immédiatement reconnaissables à leur pause outrée : la rousse qui marche, la Black qui rit, celle qui crie, l’homme qui se ronge les ongles…
Des anonymes saisis dans leur intimité, théâtrale et impudique. Sous une lumière franche et douce, celle de Marseille, où Valérie vécut dix ans après avoir quitté son Saint-Etienne natal, amoureuse du contraste méditerranéen qui confond « une réalité sociale dure et une qualité de territoire ». La jeune femme commence alors à photographier amis et inconnus, choisis pour leur attitude et leur personnalité. Comme cette jeune femme rencontrée dans le hall d’un immeuble alors qu’elle partait faire des ménages. Sans mode d’emploi établi, les prises de vue suivent un scénario écrit par l’auteur avant d’être modifié par ses modèles. Certaines images nécessitent six mois de travail, d’autres deux ans. Un temps de cinéma, revendiqué par cette spectatrice gorgée de films néoréalistes italiens, des premiers Fellini aux Pasolini, lui qui savait si bien mêler culture populaire et références aux légendes antiques. Et pouvait « extraire une réalité humaine d’une réalité sociale », dans un parfum de rues de banlieue. L’univers de Valérie Jouve est lyrique et intimiste, inspiré des chaudes couleurs des primitifs italiens et allemands. Des références mal comprises du public, qui a pris ses personnages pour des icônes du désarroi contemporain et de la solitude urbaine. En un rien de temps, la critique intronise la photographe chef de file de la « jeune photographie réaliste française » aux côtés de Florence Paradeis. Tandis que l’exposition collective itinérante à laquelle elle participe aux Etats-Unis depuis l’année dernière s’intitule « The Art of everyday, France in the 90’s ». Le malentendu s’installe. « Je n’ai plus envie d’en parler ! », s’exclame aujourd’hui la jeune femme en désignant ses personnages. Polie mais colère. Tout ce battage médiatique et critique commence à déformer son propos. « Ça me fait remettre en question beaucoup de choses. » Comme sa façon de présenter son travail.
Au Centre national de la photographie, elle exige de mélanger ses oeuvres à celles d’une jeune photographe, Andrea Keen, ancienne condisciple de l’école d’Arles. Les solitaires de Valérie se mélangent aux paysages urbains d’Andrea et de… Valérie, qu’on finit par confondre. Vues de terrains vagues, gros plan sur une façade de bureaux, objectif braqué sur l’horizon d’une campagne en voie d’urbanisation : au fil de ses prises de vue plutôt austères, elle livre une analyse en images d’espaces en mutation. Démarche nettement moins esthétique et plastique plus aussi séduisante que les Sans titre qui l’ont fait connaître. « Mes personnages expriment un point de vue. Mon problème, c’est comment aborder la réflexion sur la ville, comment concilier un regard analytique, un constat, et montrer comment les individus appréhendent l’espace de la ville. C’est contradictoire… Mais je ne crois pas que l’histoire de l’homme passe forcément par une analyse de la société. » Derrière elle, une jeune fille photographiée près de la mer semble aspirer une grande bouffée d’air frais pour éviter l’asphyxie. « Mes personnages sont comme suspendus. Le noeud du travail, c’est l’espace limite qui sépare l’individu du collectif, la banlieue de la ville : des situations de résistance. » Des traces d’individus en révolte trop vite associés à l’ennui des cités et à la colère des jeunes des banlieues. Les photos de Valérie Jouve ont commencé à circuler au moment où sortait La Haine de Mathieu Kassovitz. Elle ajuste ses lunettes et évoque ses nouveaux travaux, des photos prises à New York de passants marchant aux abords de lieux de pouvoir, la mairie et le Federal Building au sud de Manhattan. Encore une autre façon d’associer visages humains et réflexion. Amples et généreuses, les photos de Valérie Jouve n’ont pourtant pas besoin d’arsenal théorique. L’artiste les compose comme des tableaux, n’hésitant pas à supprimer par ordinateur un arbre trop romantique penché sur l’épaule d’une femme rêvant face à son objectif. Bien loin de tout souci documentaire. « La période que j’aime beaucoup en photo, c’est celle du Bauhaus, de la nouvelle vision, des plongées/contre-plongées », explique l’ancienne étudiante en sociologie, soucieuse de casser son image d’analyste des rapports humains. Sous la carapace théorique perce vite la chaleur humaine. Et quand elle rit, ses lèvres découvrent un sourire d’enfant : les dents du bonheur.
Valérie Jouve, l’atelier (Centre national de la photographie, Actes Sud), 80 f.{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
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