En taureau suicidaire, Carlo Brandt mène une corrida égo-mondaine écrite dans les années 70 par Peter Handke.
Hermann Quitt est chef d’entreprise, et il a le blues. Que font les chefs d’entreprise quand ils ont le cafard ? Ils ont soudainement besoin de devenir commun des mortels, que l’on s’intéresse à leur nombril et pas seulement à la courbe des ventes de leurs nouveaux produits. Peter Handke a écrit Les Gens déraisonnables sont en voie de disparition dans les années 70. « Je ne sais pas si dans ma pièce les chefs d’entreprise souffrent vraiment, mais c’est précisément ce groupe social qui a désamorcé socialement les contenus de souffrance formulés au XIXème siècle, en les transformant en relations conventionnelles. C’est ça qui m’a intéressé », disait l’auteur.
Tous les ingrédients d’une pièce sociopolitique sont au rendez-vous. Le capitalisme, le petit actionnaire qui intervient dans toutes les assemblées pour empêcher le monde de tourner rond et qui, en fait, sert ce même monde comme le fou servait le roi, le rapport maître/serviteur, le pouvoir, les femmes toujours dominées, quasiment muettes ou réduites à pas grand-chose (Peter Handke a toujours eu quelques comptes à régler avec elles). Et tout l’intérêt réside dans le fait que cette pièce n’exprime pas l’échec d’un système, il place l’humain, tout chef d’entreprise soit-il, en position mouvante, de doute et de fragilité. Quitt se cogne aux autres, ceux de son monde, son serviteur sorte d’alter ego, aux femmes, la sienne qu’il a momifiée, comme à la chef d’entreprise, illusion d’une parfaite maîtresse, avec qui il mène un véritable combat de coq. Il se cogne tant et si bien la tête aux murs qu’il finira par se la défoncer. Carlo Brandt joue cette corrida égo-mondaine en étant Hermann Quitt. Il est ce taureau qui dévaste tout d’un coup de corne et se mettra seul à mort. L’acteur mène le jeu entouré d’adversaires à sa taille. Gautier Baillot, Marie-Armelle Deguy et Afra Vol d’Or, pour ne citer qu’eux, sont absolument parfaits. Le metteur en scène Christophe Perton a choisi la carte du luxe dans la sobriété. La première partie du spectacle, celle où Quitt joue encore les règles du jeu de son monde, se situe dans un cadre presque réaliste avec vue sur New York. Dans la deuxième partie, il quitte définitivement la table pour écrire ses propres règles ; Quitt erre pieds nus dans son loft transformé en centre d’art conceptuel où l’espace est habité d’un énorme rocher, d’un pain de glace qui fond lentement, d’une boîte transparente dans laquelle une pâte à pain est en train de lever et d’un piano à queue, dernière touche de l’élégance. Le metteur en scène mise davantage sur la force du texte et l’excellence de ses acteurs que sur un parti pris fort d’écriture théâtrale. C’est probablement très bien comme ça, et c’est peut-être une réponse à Handke qui fait dire à Quitt : « J’ai fait un rêve, j’ai rêvé que je perdais tous mes cheveux. Quelqu’un m’a dit que c’était parce que j’avais peur de devenir impuissant. Mais peut-être cela signifiait-il simplement que j’ai peur de perdre mes cheveux. »