Pierre Salvadori, réalisateur.
Je préfère évoquer ce qui me touche dans le cinéma contemporain, comme La Promesse des frères Dardenne, une de mes dernières grandes émotions au cinéma. Je suis très touché de voir qu’ils sont partis d’un socle social juste et osent un point de vue, une poésie, un discours. Le père qui veut que son fils lui ressemble lui offre une bague identique à la sienne. Et quelques plans plus tard, quand le fils commence à se détacher, tu le vois vendre cette bague. Rien n’est souligné, tu le vois à peine, et pourtant c’est un vrai parti pris de fiction. Les mécanismes du récit sont très au point, et en même temps, c’est investi par un fond social fort, une humanité extraordinaire… La dernière fois que j’ai trouvé ça, c’est avec Jeanne et le garçon formidable (qui sort le 22 avril). Tu es bouleversé, mais tu ne sais pas d’où vient l’émotion puisque ça n’a recours à rien : tu n’as pas tous les principes classiques qui déclenchent la larme. Au fond, même si Sur la route de Madison est un beau film, tu sais très bien pourquoi tu es ému, d’où ça vient. Dans Jeanne, il y a un vrai travail de fiction tu ne peux pas fictionnaliser davantage qu’en faisant chanter les gens et pourtant ça parle du travail, du lieu de travail, de la lutte, du militantisme, de la solitude… Et tout ça avec une légèreté et des chansons magnifiques : je suis sorti vraiment ému. Voilà un film qui mélange avec bonheur politique, poétique et social. Quand on parlera des films des années 90, je pense que ces deux-là, et aussi Y aura-t-il de la neige à Noël ?, seront emblématiques : ils refléteront bien le moment où on s’est remis à parler de choses importantes et réelles, sans pour autant trop écarter le récit et la fiction.
Tu recherches ce genre de regard en littérature ?
Oui, et là, le meilleur à mon sens, c’est Raymond Carver. Personne depuis ne m’a procuré un tel vertige, ne m’a autant bouleversé. Il a un profond sens de l’humanité, et en même temps, il « cadre » ses personnages dans un quotidien très précis. La première nouvelle que j’aie lue, c’est un type qui est réveillé en pleine nuit par un coup de fil. C’est une erreur. Il raccroche. Tu sens que jusque-là, sa vie allait bien. Il se demande qui a bien pu l’appeler. Il n’arrive pas à se rendormir. Et commence alors une dépression profonde. Ce truc m’a bouleversé. Et il y a cette précision dans les décors, tu sais très bien où tu es, de quel milieu le type sort. En revanche, je déteste ce qu’en a fait Robert Altman : il a complètement détourné le sens vers quelque chose de très cynique qui lui ressemble sans doute, mais qui moi ne me touche pas du tout. Je me souviens d’une scène avec la formidable Julianne Moore qu’Altman a filmée à poil avec un fer à repasser dans la main. A partir de ce moment-là, il abîme tout ce qu’elle va pouvoir dire. Ce cadre fait que le dialogue ne sort pas de la bouche de Julianne Moore, mais de la bouche d’une nana le cul à l’air. Non, franchement, tout ce mal qu’il se donne pour dire « Regardez comme ils sont cons », je ne trouve pas ça très brillant. Et puis, ce qui est très pratique avec Carver, c’est que c’est très court : il y a même des poèmes… Les poèmes de Carver, c’est quelque chose. L’un de mes préférés ne fait que vingt lignes. Un type raconte que sa fille arrive. Elle porte des lunettes. Elle lui a préparé une tarte aux pommes. Il est tout heureux. Or elle enlève ses lunettes : il voit qu’elle a un oeil au beurre noir. Et la dernière phrase, c’est quelque chose comme « Ça pourrait pas être pire ». C’est très émouvant : tu sais tout, et dans une économie de moyens tellement impressionnante.
En musique : toujours la même quête de poésie à partir d’un propos plus politique ?
Exactement : j’aime la soul noire des années 60 Lee Perry, Isaac Hayes, Donny Hathaway et aussi le reggae. Le reggae est un bon exemple : il revendique des choses à caractère politique, et parfois même demande des choses, ce qui lui confère un aspect lyrique. Mais il y a des basses, quelque chose qui relie au sol, de pas prétentieux : ce mélange me touche complètement.
Des Français ?
C’est Camille Bazbaz qui a fait la musique de mon film et j’en suis ravi. Sinon, il y a quelques rappers que j’aime bien, comme NTM. Ils ont une énergie, et on peut aussi y déceler du sens. Mais quand j’écris un film, j’écoute la radio et j’accroche sur des chansons de variété toutes bêtes. Là-dessus, aucun complexe.