Laboratoire paisible des danses à venir, la ville de Brighton inventait à son corps défendant le courant big beat il y a trois ans, sur le dance-floor surexcité de la Big Beat Boutique : un club désormais mythique, qui donna naissance au label Skint. Une écurie aussi peu orthodoxe que vivante, où les beats furieux de Fatboy Slim côtoient la gouaperie comique des Lo-Fidelity Allstars. Et où les platines abolissent les frontières, comme le prouve une chaude tournée française.
Avant, on venait à Brighton pour se calfeutrer dans des hôtels cosy, pour tirer les rideaux et, par la même occasion, sa maîtresse. C’était le règne des dirty weekends, ces escapades salaces loin de Londres : de Brighton, le Londonien ivre de sexe ne voyait alors jamais le soleil. Il fallait bien rentabiliser le prix des chambres dans les palaces du front de mer, ces Grand Hotel ou Metropole d’une autre époque. Dans le film Quadrophenia, c’est d’ailleurs là que Sting travaille, mod le week-end, loufiat portier dans la semaine. Car avant, on venait aussi à Brighton pour les mods abréviation de « modernist » , pour cette odeur de soufre que ces dandys amphétaminés faisaient flotter sur la plage de galets, quand ils affrontaient rituellement les rockers.
Aujourd’hui relégués dans deux boutiques en forme de musée du quartier des North Laines, les mods ne sont plus depuis belle lurette les rois du front de mer, qu’ils toisaient depuis leurs scooters Lambretta. Mais eux, au moins, avaient donné à Brighton l’envie de remuer les fesses sur un dance-floor plutôt que les hanches dans un hôtel borgne. Pas étonnant si, trois décennies plus tard, Brighton est devenu une sorte de laboratoire de la dance-music au règlement intérieur particulièrement relax, où l’on teste les sons avant de les offrir à la grande consommation anglaise. Particulièrement libérale, estudiantine et gay, la petite ville côtière devient ainsi, le week-end, une ruche haute en couleur. « Brighton incite les gens à ne rien faire, jure DJ Req, l’un des piliers de la Big Beat Boutique. Beaucoup de gens ici vivent en truandant le gouvernement, c’est une ville idéale pour glander. »
Brighton attend le week-end pour vivre, exactement comme le faisait Sting dans Quadrophenia. Cette génération a même un nom : les weekenders, prêts à sacrifier leur semaine dans des boulots strictement alimentaires, du moment qu’on leur accorde le droit au week-end, à ses frimes, à son hédonisme et à ses excès. « Fight for your right to party » : la déclaration de foi des Beastie Boys est devenue leur devise et l’émission du vendredi soir TFI Friday (Thanks Fuck It’s Friday soit « Putain merci, voilà vendredi » ), le poste frontière entre la vie et la survie.
Le vendredi soir, depuis 95, on vient ainsi massivement sur le front de mer s’entasser, après une bonne heure de file d’attente, dans le Concorde, un bar miteux et bas de plafond qui sent le graillon de la journée (on y vend des frites aux retraités). C’est là qu’un DJ du cru, Damian Harris, inventa à l’exemple du Heavenly Social de Londres la Big Beat Boutique, club furibard où la techno rencontrait le pogo, mais sans ego : on n’a encore jamais recensé un seul poseur au club. « C’est un peu ce qui tue le Heavenly à Londres, se lamente Cut La Roc, autre habitué de ces platines. Il y a tous ces journalistes, tous ces musiciens qui viennent se montrer, papoter business au bar. A la Big Beat Boutique, il est interdit de ne pas danser. »
A Brighton, la Big Beat Boutique (en instance de déménagement) fait face au Pier, cette gigantesque salle de jeux sur pilotis qui s’avance sur la mer, Las Vegas en plein Sussex, avec sa fête foraine et ses gaufres.
Une carte postale, figée dans le temps : exactement la menace qui pèse sur le club depuis que le son inventé à même ces platines chauffées à blanc est devenu une mode sotte, le big beat. Soit : faire du rock avec des platines et des claviers, de la techno avec beaucoup de hip-hop Mantronix et Schooly D comptent ici parmi les plus généreux fournisseurs de beats. Une réaction hilare et physique au purisme assommant de la house, à ses règles de marbre, à ses clubs devenus aussi rigides que les MJC folk ou jazz d’antan l’horreur. Damian Harris, propriétaire de Skint, qui enregistre également sous le nom de Midfield General : « Avant le club et Skint, je travaillais pour un label de house, Loaded. Et de plus en plus, je recevais des cassettes de groupes impossibles à sortir sur un label house, car échappant à toutes les règles, mélangeant l’électronique des clubs et les breakbeats du hip-hop. Personne ne voulait s’en occuper, j’ai donc dû créer mon label, Skint. Et cette terre d’asile a vite été étiquetée « big beat » parce qu’il fallait comme d’habitude ranger un label dans une petite case. J’avais fait un label ouvert, on me l’a immédiatement fermé, réduit… Heureusement, un groupe comme Lo-Fidelity Allstars va faire valser cette étiquette qui étouffe le label. Skint a de belles années à venir, on survivra à cette mode. »
« Ne crachons pas dans la soupe, modère Cut La Roc, un des DJ’s historiques de ce son anglais, avec Jon Carter (Monkey Mafia) ou Touché (Wiseguys). Ça nous a tous permis de voyager à travers le monde, où nous étions invités comme ambassadeurs du big beat. Mais bon, Fatboy Slim et moi, on n’a jamais trouvé nos disques très intelligents, on ne va pas pleurer quand on leur reproche leur bêtise. On savait qu’il y aurait un jour des labels, des compilations qui revendiqueraient cette étiquette. Aujourd’hui, c’est devenu une formule. Ce qui est triste, c’est que j’en suis prisonnier. En club, si je joue les disques que j’aime, les gens sont souvent perplexes. Alors, pour remplir le dance-floor, je suis forcé de leur mettre les Chemical Brothers ou Fatboy Slim, la routine. Je suis payé pour ça. Mais je suis content de revenir chez moi, à la Big Beat Boutique, où tout est permis. »
Tant que le big beat n’avait pas de nom, pas de code, tant qu’il était à l’état sauvage, il était une terre d’asile particulièrement permissive où se signaient, dans un fou rire, les accords de paix entre le rock et le dance-floor. Mais depuis que les arbitres du marketing et les flics de la mode sont venus régenter ce joyeux foutoir, ce féroce sautoir, c’est devenu une caserne, avec ses petits casiers bien numérotés, sa discipline martiale et ses fayots du commandant : tous ces médiocres Glamorous Hooligan ou Lunatic Calm, tous ces groupes suffisamment lâches pour ne bander que sous les drapeaux. Heureusement, les plus fines gâchettes avaient déjà depuis belle lurette quitté ce champ de tir au bazooka, que ce soit les Chemical Brothers, les Propellerheads, Dub Pistol, Death In Vegas ou une grosse partie de l’écurie Skint qui a vu, en entendant débouler les chars (charts ?) de la mode, la mort en face. Mais comme chez les collègues de Wall Of Sound ou Mo’Wax, aucun risque, ici, d’ensablement (la plage de Brighton est en galets). Quiconque a fréquenté les soirées du label au club londonien The End ou celles, locales, de la Big Beat Boutique le savent bien : réduire Skint à une artillerie de rythmes virils est une réduction digne de la tribu des Bibaros. « Sauter en l’air et se défoncer à la bière, se souvient DJ Req, ça nous a amusés pendant quelques semaines. Aujourd’hui, quand je joue à la Big Beat Boutique, je casse l’ambiance, je passe des trucs indansables. »
Il est un groupe, chez Skint, dont le nom vaut tous les discours : Lo-Fidelity Allstars. Damian Harris : « Quand je leur ai demandé pourquoi ils avaient choisi ce nom, ils m’ont répondu qu’ils enregistraient en lo-fi et qu’ils allaient devenir des stars. » Car la basse-fidélité, ici, on ne connaît que ça : une réaction salutaire aux dangereux prodiges qui font, chaque jour, ressembler de plus en plus la dance-music anglaise à sa vieille radasse de grande soeur, le jazz-funk. Le punk avait chassé les guitar-heroes, la techno a inventé le keyboard-hero, le Joe Satriani de la beatbox tas de vilains. « On a vu revenir le rock progressif, confirme Damian Harris, l’air affolé. Il fallait réagir, j’avais à nouveau envie de chansons de trois minutes. C’est pour ça que j’ai signé un groupe drôle comme Bentley Rhythm Ace. Je viens aussi de signer un groupe strictement indé, à guitares. Marre des disques pompeux, surproduits. J’aime être surpris par un DJ, qu’il refuse les castes, les cliques. »
Si personne ne peut décemment accuser la Big Beat Boutique de purisme, le mot sexisme a longtemps circulé à l’égard de ce club aux beats mâles, aux hystéries assez proches des amitiés viriles qui se tissent dans les gradins de football. Une réputation de « club pour hétéros-beaufs » qui fait une peine visible à Damian Harris. « C’est un truc dont nous parlons souvent, Fatboy Slim et moi… Ça nous attriste qu’il n’y ait pas plus de filles au club. Derrière les platines, nous avons pourtant l’impression de nous adresser à elles, car le purisme, c’est un vrai truc de garçons. Les filles s’en foutent, des clans. Elles veulent s’amuser, quelle que soit la musique. »
Plus forte concentration anglaise de glandeurs patentés managers de groupes, musiciens signés chez Creation, rock-critiques, DJ’s , Brighton a l’oisiveté facile, disponible. Quand on demande à cette faune marine les raisons qui l’ont poussée à venir s’accrocher là, au pied des falaises de craie, la réponse est invariablement la même : « Le bon air de la mer », suivi de près par « et les drogues ». Parfois même dans l’ordre inverse.
Il suffisait, il y a quelques années, d’entendre Norman Cook, passé en quelques années de la basse des Housemartins à celles, autrement plus féroces, de la house tout court sous le nom de Fatboy Slim, pour se convaincre qu’ici, il y en avait et de la bonne. Pas un hasard si son album s’appelle Better living through chemistry, « Mieux vivre grâce à la chimie ». Personne, ici, n’a oublié ce temple de la débauche qu’était, à la fin des années 80, la maison de Norman en proche banlieue de Brighton, rebaptisée par tous « The House Of Love » depuis qu’il y organisait des fêtes sauvages et maboules. Cut La Roc : « C’est là qu’est née l’idée de lancer un club comme la Big Beat Boutique. Chez lui, chacun avait accès aux platines et pouvait jouer ses disques préférés, tirés de la gigantesque collection de Norman reggae, hip-hop, funk, house, tout était là. C’était au même moment où, à Londres, émergeait un club comme le Heavenly Social, des DJ’s comme Jon Carter. » « Norman est notre avant-centre vedette, enchaîne Damian Harris. Mais dans une équipe, il faut aussi des défenseurs, des constructeurs. Et il fait un peu d’ombre aux autres. Ce qui ne nous empêche pas de tous nous entendre comme une petite famille. Je ne pourrais jamais sortir le disque d’un type avec lequel je n’aurais pas envie de boire une bière. »
Devenu Fatboy Slim après pas mal de patronymes, de fausses pistes et de problèmes de santé dangereusement amochée par l’excès , le parrain Norman Cook est aujourd’hui le pilier du label, celui dont on s’arrache les remixes miracles même si lui avoue ne pas avoir de recettes miracles : « Il me faut casser beaucoup d’oeufs avant de confectionner mon omelette. » Dernier exemple en date : le Brimful of Asha, des facétieux Cornershop, était sorti dans le plus grand anonymat l’an passé. Sérieusement retravaillé par Fatboy Slim candidat spontané , il caracolait six mois plus tard en tête des charts nationaux anglais. Une carte gagnante mais pourtant économe de son remarquable sens du remix, préférant offrir gratuitement ses services à Tranquility Bass que de chercher fortune avec le tout-venant. « Les offres affluent, de partout, confirme Damian Harris, lui-même déjà recruté par James ou Echobelly pour le genre de remixes qui achètent, pour quelques milliers de francs, une chouette crédibilité. C’est vrai qu’on se fait récupérer. Mais d’un autre côté, c’est un bon moyen de s’amuser avec un vrai studio et la seule façon de tenir financièrement. »
Pour « tenir financièrement », Damian Harris a trouvé une autre solution, radicale : devenir milliardaire. Une douce ironie quand on a baptisé son label Skint (« fauché ») et que soudain, les yens trébuchants de Sony (près de 30 millions de francs) viennent submerger un compte en banque jusqu’alors dans le rouge. Une douce ironie pour un label déjà baptisé, hâtivement, « Creation Records des années 90 » et qui finit exactement de la même façon, de l’indépendance guerrière jusqu’au giron de la même multinationale. « Beaucoup d’artistes seraient partis si Skint n’avait pas eu cet argent, qui nous permet d’enregistrer enfin dans de bonnes conditions, affirme Cut La Roc. La fidélité en amitié a des limites. » « Il va désormais falloir trouver un équilibre entre hédonisme et labeur, ironise Damian Harris. Parce que de nature, à Brighton, on est paresseux. Au moment de signer, j’ai eu des cauchemars, des nuits blanches… J’avais l’impression de trahir mes idéaux. Mais sans ça, j’aurais perdu mes groupes, qui méritaient mieux que l’anonymat de la petite distribution. »
On dit souvent le hip-hop anglais moribond : il suffit de descendre à Brighton pour être convaincu que l’air marin lui a donné de curieuses couleurs. Des Runaways à Req en passant par le génial et malicieux Cut La Roc, le hip-hop est ici servi comme les crabes sur le front de mer : la carcasse fracassée, l’intérieur tout mélangé, avec des teintes inédites et des saveurs improbables. Un comble pour une des villes anglaises les plus blanches qui soient. Damian Harris : « En Angleterre, on ne sait pas rapper. Alors pour faire du hip-hop, il faut trouver autre chose, d’autres astuces. » Une ville blanche, certes, mais avec de gros tags fluo sur ses murs, redécorés à la bombe par Req, barbu illuminé auteur d’un époustouflant One, monument de hip-hop opaque, abstrait et farouchement bricolo. Frère à peu près jumeau (d’esprit, au moins) d’Aphex Twin ou des Londoniens du label Mo’Wax, il organise aussi des ateliers graffiti dans les écoles locales. « Ma musique se nourrit de Brighton : les beats, c’est la ville, sa vie grouillante ; la musique, c’est la vue que j’ai : d’un côté la mer, de l’autre la campagne. La raison pour laquelle il existe tant de groupes de dance ou de hip-hop ici est simple : comme il n’y a pas vraiment de bonnes salles de concerts, on reste chez soi, avec ses tables de mixage, ses samplers. La vie nocturne, c’est les clubs, pas les groupes live. »
« La liberté des musiciens d’ici vient sans doute du fait qu’il n’y a jamais eu de groupes très connus venant de Brighton. Il n’y a donc pas d’ombre écrasante, de précédent, avance Damian Harris quand on lui demande d’expliquer cette génération spontanée, qui englobe aussi l’excellent Amon Tobin ou Max Pashm. Il n’y a donc aucun respect, ils n’en font qu’à leur tête, mettent leur grain de sel personnel dans leur musique. Le purisme, ça protège, mais ça tue aussi la musique. » Preuve de l’éclectisme au quotidien de ce label régulièrement montré du doigt par les orthodoxes : lorsque Damian Harris nous reçoit chez lui, Isaac Hayes tourne sur la platine, un plantureux coffret des Seeds, ce monstre psychédélique, trône sur le bureau et un poster de son idole, le footballeur Ian Wright, anime le mur. « Jusqu’à l’âge de 13 ans, je n’écoutais que du rock, surtout grâce à mon grand frère, qui jouait dans un groupe punk. La dance-music qui se limitait au disco et au jazz-funk était l’ennemi. Puis mon héros, John Peel, s’est mis à passer du hip-hop et là, j’ai plongé. Ce qui ne m’empêche pas de penser que les meilleurs albums de 97 étaient des disques de rock. Moi, j’adorais les Smiths tout en écoutant du hip-hop. Mais quand j’ai entendu Morrissey chanter « Pendez le DJ », ça m’a dégoûté. Je hais les barrières. Notre attitude est beaucoup plus rock que celle de plein de groupes ou de labels censés faire du rock. »
Ainsi, à Brighton, trente ans après, continue la fameuse guerre entre les mods et les rockers vieillissants. Et comme le disent les graffiti : « Mods rule OK ».
Brassic beats vol. 3 (Skint/Small/Sony).