Le polar déambulateur de Jacques Rivette, Secret Défense, tisse des liens plus ou moins souterrains avec nombre de grands classiques du cinéma, revisités dans cet entretien exclusif par le plus cinéphile des cinéastes français. Une manière de dévoiler certaines sources de son imaginaire, de réaffirmer un goût singulier et d’égratigner quelques valeurs sûres.
En fin de compte, j’aime beaucoup de gens, enfin j’essaie. J’essaie d’être sensible à tous les grands et moins grands cinéastes. Et j’y arrive plus ou moins. Je vois beaucoup de films, et je ne m’en cache pas. Jean-Luc (Godard) en voit aussi beaucoup, mais pas toujours en entier. Moi, il faut vraiment que ça soit très mauvais pour que je foute le camp. On semble parfois s’en étonner, comme beaucoup de cinéastes qui prétendent qu’ils ne voient jamais rien, ce qui m’a toujours semblé étrange. Tout le monde trouve normal que les romanciers lisent des romans, que les peintres aillent voir des expositions et se réfèrent éventuellement à leurs grands ancêtres, que les musiciens écoutent de la musique ancienne ou récente… Et on trouve étrange que les cinéastes ou ceux qui ont l’ambition de le devenir voient des films. C’est vrai : quand on voit les films de certains jeunes cinéastes, on a l’impression que pour eux, l’histoire du cinéma commence en 1980, à tout casser. Leurs films seraient peut-être meilleurs s’ils avaient vu un peu plus de films, à l’inverse de la théorie idiote qui dit qu’on risque d’être influencé si on voit trop de films. Au contraire, c’est en voyant peu de films qu’on est influencé. Si on en voit beaucoup, on peut choisir ce par quoi on a envie d’être influencé. Et si ce n’est pas un choix conscient, c’est qu’il y a des choses plus fortes que nous qui agissent. Tant mieux si je suis peut-être influencé par Hitchcock, Rossellini ou Renoir, je ne demande pas mieux, je suis ravi. Si je fais du sous-Hitchcock, je suis déjà très content. Cocteau le disait souvent : « Imitez, et ce que vous avez éventuellement de personnel sortira malgré vous. » On peut toujours essayer.
Europe 51 de Roberto Rossellini (1952)
De Paris nous appartient à Jeanne, je n’ai jamais fait que revenir, de temps en temps, au choc que nous avions tous subi en découvrant Europe 51. De plus, je pense que Sandrine Bonnaire est vraiment de la famille d’Ingrid Bergman. C’est une actrice qui peut aller très loin dans une direction hitchcockienne, et aller tout aussi loin dans une direction rossellinienne comme elle l’a déjà fait avec Pialat et Varda.
Le Samouraï de Jean-Pierre Melville (1967)
Je ne suis pas sensible du tout à cette mythologie exacerbée des mauvais garçons, je trouve ça archi-faux. Mais j’ai revu par hasard à la télévision une partie de L’Armée des ombres et j’ai été épaté. Il faut donc que je revoie tout Melville : c’est certainement un cinéaste que j’ai sous-estimé. Le point commun, c’est qu’on aime la même période du cinéma américain mais pas de la même façon. Je l’ai un peu fréquenté à la fin des années 50, il m’emmenait dans sa voiture tourner la nuit autour de Paris pendant deux heures. Et il monologuait pendant deux heures, c’était fascinant. Il voulait avoir des disciples et devenir notre « grand patron » : le malentendu était sans issue.
Le Secret derrière la porte de Fritz Lang (1948)
Ne serait-ce que notre affiche de Secret Défense nous fait penser à lui… Parfois, je me disais en effet que ce qu’on était en train de tourner avait une petite chance de ressembler à du Lang. Mais je n’ai jamais réglé un plan en pensant à lui, en tâchant de l’imiter. Au montage (c’est là où je commence à voir quelque chose), je me suis rendu compte qu’Hitchcock nous avait beaucoup servi pour le scénario (ça, on le savait déjà) et Lang, pour le tournage : surtout ses derniers films, ceux où il conduit le spectateur dans une certaine direction avant de l’en détourner, d’une façon très sèche et très abrupte. Et puis ce côté langien (s’il existe), c’est aussi la gravité de Sandrine qui l’amène.
La Nuit du chasseur de Charles Laughton (1955)
C’est l’aérolithe le plus sidérant de l’histoire du cinéma. Que dire ? Et là, rien à « piquer » : c’est le sommet du cinéma d’amateur.
Le Château du dragon (Dragonwyck) de Joseph L. Mankiewicz (1946)
Je savais que ce nom viendrait tôt ou tard et je vais être contraint de dire ma vérité, au risque de scandaliser beaucoup de gens que j’estime et de me fâcher définitivement avec certains. Ses grands films (comme Eve ou La Comtesse aux pieds nus) étaient très étonnants dans le cadre du cinéma américain de l’époque mais maintenant, je ne veux plus les revoir. Car j’ai été consterné en revoyant Eve à la Cinémathèque il y a vingt-cinq ans, avec Juliet Berto. Je voulais qu’elle le voie pour un projet que nous avions ensemble avant Céline et Julie vont en bateau. Elle a détesté totalement (sauf Marilyn) et je ne pouvais que lui donner raison : chaque intention est soulignée au crayon rouge, et il n’y a pas de metteur en scène ! Mankiewicz a été un très grand producer, un scénariste habile et un dialoguiste impénitent, mais pour moi il n’a jamais été un cinéaste. Ses films sont découpés n’importe comment, les acteurs sont poussés vers leur caricature et y résistent plus ou moins bien. Pour définir ce qu’est la mise en scène, je dirais que c’est ce qui manque dans les films de Mankiewicz. En revanche, Preminger est un pur director. Chez lui, c’est parfois tout le reste qui flanche. Dragonwyck, c’est dommage que ça ne soit pas Jacques Tourneur qui l’ait filmé.
Le Grand sommeil d’Howard Hawks (1946)
C’est le plus beau roman de Chandler, le plus fort. Je trouve la première version du film celle qui vient d’être montrée plus cohérente et plus « hawksienne » que celle tripatouillée un an après, c’est normal. Si on parle de « polar » à propos de Secret Défense, ça ne me gêne pas. Mais alors, c’est un polar sans policiers. Je serais incapable de filmer des flics français, je ne les trouve absolument pas photogéniques. Le seul qui ait trouvé un début de solution à ça, c’est Tavernier avec L.627 et le dernier quart d’heure de L’Appât. Là, les flics existent, ils ont une réalité distincte de la « tradition » Duvivier/Clouzot ou du démarquage des clichés américains et, de ce point de vue, Tavernier a pris une grosse avance sur les autres cinéastes français.
Vertigo d’Alfred Hitchcock (1958)
On y a forcément pensé pour Secret Défense, même si c’est l’inverse. Dédoubler le personnage de Laure Marsac en Véronique/Ludivine résolvait tous nos problèmes de scénario, ça permettait en particulier d’éviter enquête et flics. Au montage, j’ai été frappé par la parenté entre le personnage de Walser et ceux de Laurence Olivier dans Rebecca ou Cary Grant dans Soupçons. Mais la racine de tous ces personnages, c’est bien sûr Heathcliff dans Les Hauts de Hurlevent. Et là, on retombe sur Tourneur et Vaudou, puisque Vaudou est un remake de Jane Eyre, avec ce même personnage brontëien. Je ne peux pas choisir un film d’Hitchcock, je prends l’oeuvre complète. Secret Défense aurait pu s’appeler Complot de famille. Mais ça sonne mieux en anglais, Family plot. S’il me faut quand même prendre un seul film, alors je mets Les Enchaînés (Notorious) au-dessus des autres, et pour Ingrid Bergman. On voit sur l’écran l’histoire d’amour imaginaire entre Bergman et Hitchcock, Cary Grant tenant le rôle du chandelier. La séquence finale est peut-être la plus parfaite de toute l’histoire du cinéma, avec cette façon de tout ramasser en trois minutes, l’histoire d’amour, l’histoire familiale et l’histoire d’espionnage, en quelques plans magnifiques et inoubliables.
Mouchette de Robert Bresson (1967)
Lors de mes premières conversations avec Sandrine, quand je ne savais encore rien du film que je voulais faire avec elle, on a évoqué Bernanos et Dostoïevski. Dostoïevski était trop russe et ne nous menait à rien, mais elle était déjà une actrice bernanosienne et je lui ai raconté mon souvenir plus ou moins précis de deux romans de Bernanos : Un Crime, qui est complètement infilmable, et Un Mauvais rêve, roman que Bernanos avait gardé dans ses tiroirs, où quelqu’un va commettre un crime pour quelqu’un d’autre. Dans Un Mauvais rêve, le voyage de la meurtrière est bien plus longuement décrit que dans Secret Défense. Et c’est à cause de Bernanos que Mouchette est le Bresson que j’aime le moins. Alors que Le Journal d’un curé de campagne est magnifique, même si Bresson a gommé la générosité et la charité du livre, c’est devenu un film sur l’orgueil et la solitude. Mais dans Mouchette, qui est le livre le plus parfait de Bernanos, Bresson ne cesse de trahir Bernanos : tout y est appliqué et mesquin. Ce qui n’empêche pas Bresson d’être un immense cinéaste : je mets Le Procès de Jeanne d’Arc aussi haut que le film de Dreyer, il brûle également.
Sous le soleil de Satan de Maurice Pialat (1987)
C’est un très grand cinéaste inégal, comme tout le monde, ce n’est pas un reproche. Et il a eu le génie d’inventer Sandrine, au sens archéologique, pour A nos amours. Mais je mets Van Gogh et La Maison des bois au-dessus de tous ses autres films. Parce qu’il est parvenu à faire passer à l’écran le bonheur, sans doute imaginaire, de cette période d’avant la guerre de 14. Sur un ton différent, c’est aussi beau que Renoir. Mais décidément, je crois que Bernanos est infilmable. Le Journal restera une exception. Dans le Soleil, j’aime tout ce qui concerne Mouchette, et Pialat s’en sort avec les honneurs. Mais c’était une folie de faire ce film puisque le centre de cette histoire, la rencontre avec Satan, se déroule pendant la nuit, une nuit noire, une nuit absolue. C’était pour Duras.
Celui par qui le scandale arrive (Home from the hill) de Vincente Minnelli (1960)
Je vais me faire d’autres ennemis les mêmes, en fait, puisque les minnelliens sont souvent les mankiewicziens. Minnelli est un grand cinéaste victime du dévoiement de la « politique des auteurs ». Pour François (Truffaut), Jean-Luc (Godard) et moi, ça consistait à dire qu’il y avait quelques cinéastes qui méritaient d’être considérés comme des auteurs, au même titre que Balzac ou Molière. Telle pièce de Molière peut être moins bonne qu’une autre, mais elle reste passionnante par rapport à l’ensemble de son oeuvre. C’est vrai pour Renoir, Hitchcock, Lang, Ford, Dreyer, Mizoguchi, Sirk, Ozu… Mais ce n’est pas applicable à l’infini pour tous les cinéastes. Est-ce que c’est applicable à Minnelli, Walsh ou Cukor ? Je pense que non. Ils tournaient avec plus ou moins d’intérêt les scénarios que le studio leur confiait. Preminger relève de la « politique des auteurs » parce que c’est la mise en scène qui commande le reste. Dans certains de ses films, Walsh se passionne pour l’histoire ou les comédiens et devient un auteur, et dans d’autres, non. Minnelli, c’est seulement les apparences de la mise en scène, moins le travail avec les comédiens. A la sortie, j’ai adoré Comme un torrent, comme tout le monde. En le revoyant il y a dix ans, j’ai été consterné. Il reste trois comédiens magnifiques qui sont dans le vide. Il n’y a personne derrière la caméra, qui les regarde et les écoute. Alors que chez Sirk, tout est toujours filmé : quel que soit le film, c’est un vrai director. Dans Ecrit sur du vent, il y a le fameux escalier de la Universal, qui est un personnage comme celui de Secret Défense. J’ai choisi la maison où nous avons tourné à cause de cet escalier : je crois que c’est là que s’est noué le drame. Et c’est encore là qu’il devait aboutir.
Cet obscur objet du désir de Luis Buñuel (1977)
De tous les cinéastes, Buñuel est celui dont les films gagnent le plus à être revus. Non seulement ils ne s’usent pas, ils deviennent de plus en plus mystérieux, de plus en plus forts et précis. J’ai le souvenir d’un film totalement sidérant. Si Buñuel ne nous avait pas déjà piqué le titre, j’aurais aimé intituler notre film L’Ange exterminateur. Au moment de la sortie, avec François (Truffaut), on avait adoré El. Et son côté hitchcockien nous avait beaucoup frappés, même si les obsessions de Buñuel et d’Hitchcock n’étaient bien sûr pas les mêmes. Mais tous deux ont eu le culot de faire leurs films avec les obsessions qu’ils trimbalaient dans leurs corps. Exactement comme l’ont fait Pasolini, Mizoguchi ou Fassbinder.
La Marquise d’O d’Eric Rohmer (1976)
C’est très beau. Même si je préfère les Rohmer où il va le plus loin dans le dénuement, ça devient alors le comble de la mise en scène, comme dans Le Rayon vert, L’Arbre, le maire et la médiathèque et celui que je mettrais encore au-dessus des deux autres, Les Rendez-vous de Paris. Le second épisode est encore plus beau que le premier, et je considère le troisième comme un sommet du cinéma français. Il m’a d’autant plus touché que par rapport à La Belle Noiseuse, c’est une autre façon de montrer la peinture, c’est la façon dont un peintre regarde les tableaux. Si je devais choisir un film qui résume tout, ce serait La Femme de l’aviateur. Il y a à la fois toute la science et toute la perversité éminemment éthique des Contes moraux et des autres Comédies et proverbes, avec en plus des moments de grâce infinie. C’est un film de grâce absolue.
Twin Peaks : Fire walk with me de David Lynch (1992)
Je n’ai pas la télévision, je n’ai donc pas pu partager la passion de Serge (Daney) pour le feuilleton. Et j’ai mis longtemps à aimer Lynch, je n’ai en fait commencé qu’avec Blue velvet. L’appartement d’Isabella Rossellini, Lynch a réussi à en faire le décor le plus malaisant de l’histoire du cinéma. Comme Twin Peaks, le film est le film le plus fou de l’histoire du cinéma. Je ne sais pas ce qui s’est passé, je ne sais pas ce que j’ai vu, mais je suis sorti de là six pieds au-dessus du sol. Dans Lost highway, seule la première partie est aussi magnifique. Après on comprend le principe, et à la fin j’avais pris de l’avance sur le film, ce qui bien sûr ne l’empêche pas d’exister jusqu’au bout avec force.
Nouvelle vague de Jean-Luc Godard (1990)
Dans les quinze dernières années, c’est sûrement le plus beau film de Jean-Luc. Ce qui met la barre très haut, le reste n’étant pas mal non plus. Mais je n’ai pas envie d’en parler… Ça devient trop intime.
La Belle et la Bête de Jean Cocteau (1946)
Avec Les Dames du bois de Boulogne de Bresson, c’est l’autre film français de base pour notre génération, François, Jean-Luc, Jacques Demy, moi-même. C’est fondamental pour moi parce qu’en 46, je découvre La Belle et la Bête et, en même temps, je lis le journal de tournage de Cocteau un tournage épouvantable, où ils ont eu tous les pépins imaginables. Je l’ai appris par coeur à force de le relire. Et c’est comme ça que j’ai découvert ce que j’avais envie de faire. C’est Cocteau le coupable de ma vocation de cinéaste. J’aime tous ses films, même ceux qui sont moins réussis quelle importance, lui, c’est vraiment un auteur, dans tous les sens du mot. Les Enfants terribles, c’est magnifique. Je venais d’arriver à Paris et, par hasard, j’ai assisté au tournage de la séquence des boules de neige en rentrant chez moi, en remontant la rue d’Amsterdam vers la place Clichy. Je passe devant la cour où il y a le théâtre de l’oeuvre et je vois Cocteau en train de diriger le tournage, Melville n’était même pas là. Cocteau est quelqu’un qui m’a tellement frappé qu’il a sans doute influencé tous mes films. C’est un grand poète, un grand romancier, peut-être pas un grand dramaturge bien que j’aime beaucoup une de ses pièces, pas très connue, Les Chevaliers de la Table ronde. Une pièce étonnante, que Chéreau aurait peut-être dû monter, très autobiographique, sur l’homosexualité et sur l’opium. On y voit Merlin qui tient le château d’Arthur sous un charme maléfique, assisté d’un démon invisible appelé Ginifer, qui s’incarne successivement dans trois des personnages : c’est une métaphore de toutes les dépendances humaines. Dans Secret Défense, le personnage de Laure Marsac a peut-être quelque chose de Ginifer. Et Cocteau, c’est celui qui à la fin des années 40 écrivait qu’on pouvait faire des faux raccords, que les 180 degrés, ça peut être magnifique, que l’unité photographique, c’est de la blague : il nous a envoyé tout ça dans la figure et chacun de nous en a pris ce qu’il pouvait.
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