De New York à Barcelone et de Bruxelles à Nantes, des artistes sans convention ouvrent les nouvelles technologies pour voir ce qu’elles ont dans le ventre. Les plus créatifs se réunissent dans le cadre de deux festivals exemplaires : Exit à Créteil, puis Via à Maubeuge et Charleroi. Portraits en guise d’apéritif, et avant l’ivresse.
A l’heure où le monde culturel n’en finit pas de se refonder, de se poser enfin quelques questions sur son ossification devenue congénitale, où le ministre présente ses réformes « pour une démocratisation de la culture » et tente de décloisonner, il est des endroits où l’on n’a pas attendu et des événements pour lesquels il est extrêmement prudent de réserver alors même qu’aucune « locomotive » n’apparaît en haut de l’affiche. Les festivals Exit et Via sont très clairement à placer dans cette catégorie. Voilà maintenant cinq ans que Didier Fusillier, qui avait déjà fait de Maubeuge un foyer culturel de haute qualité, prenait en plus les rênes de la Maison des arts de Créteil. Pour compléter une programmation essentiellement fondée sur la curiosité, il montrait pour la première fois à un public sceptique et à une critique décontenancée ce qui se passe en dehors de notre vénérable Hexagone toujours considéré comme le royaume du beau, du bon et de l’inégalable. Exit s’est concentré sur le plus difficile : les Etats-Unis. Pas de politique culturelle de l’autre côté de l’Atlantique, pas de subventions et peu de médiatisation pour ce qui n’est pas directement source de revenus potentiels. Des artistes qui bougent sans arrêt, qui font avec les moyens du bord, bref, qui ne se posent plus que la question de l’art puisque les réponses à tout ce qui tourne autour ont déjà été données. Des artistes pour qui la notion même d’exposition ou de spectacle fini, vendable, tournable, prêt à consommer n’a pas grand sens. Des artistes qui, même si leur culture est grande, ne s’embarrassent d’aucun poids de l’histoire, ne privilégient aucune forme et passent sans transition des outils les plus artisanaux aux nouvelles technologies. Cinq ans après, le public curieux est là et Exit comme Via peuvent se permettre l’impensable : programmer près de dix jours de spectacles avec pour seul nom un peu connu le Barcelonais débridé Carles Santos. Exit est avant tout un terrain d’aventures et conçu comme tel. A Exit, pas de vernissage, on n’assiste pas à un spectacle, mais on va se placer physiquement au milieu d’un processus de création forcément chaotique, à l’image de soi et du monde, et c’est sans doute aussi ça la « démocratisation de la culture ».
Frédéric Flamand
On savait les chorégraphes capables de collaborer avec des musiciens, des comédiens ou des plasticiens ; on n’avait pas encore imaginé le mariage avec des architectes. Voilà qui est fait grâce au chorégraphe belge Frédéric Flamand. Son Moving target (« cible mouvante ») n’est pas sans défaut, tant sa dépendance à une réussite technique parfaite est primordiale. La structuration de l’espace avec un immense miroir, réfléchissant ou sans tain, incliné et troublant la perception de la verticalité des danseurs ou simplement doublant les visions des mouvements, ne souffre que peu d’erreurs de lumières. Les projections d’images informatiques ne doivent jamais rater leur cible non plus et le spectacle s’installe donc dans une certaine fragilité d’exécution qui aseptise la liberté des interprètes qu’on se surprend à imaginer pouvoir être remplacés par des images virtuelles parfaitement programmées. Néanmoins, si l’expérience n’est pas forcément toujours concluante, il en reste quelques images magnifiques et des espaces architecturaux de pure création, où les corps des danseurs viennent se nicher comme dans une maison d’un autre temps et d’une autre planète. Ça fait pas forcément rêver mais ça donne envie de pousser les murs.
Casadesus/Art Zoyd/Dumb Type
« A l’âge de 5 ans, on m’a mis un violon dans les mains et j’étais assez gêné par les crampes au bras gauche ! Quant aux études de solfège, ça m’a tout de suite rebuté. Un jour, je devais avoir 11 ou 12 ans, ma grand-mère m’a emmené voir un concert symphonique. J’ai vu cet homme avec une baguette en train de diriger tous ces musiciens et je me suis dit « C’est ça que je veux faire. » Voilà. Aussitôt pensé, aussitôt fait, Jean-Claude Casadesus enchaînera sans discontinuer études de piano, orchestre de jazz et formations les plus diverses. Il hésitera un instant entre deux métiers de voyage, grand reporter et chef d’orchestre, avant de définitivement finir derrière un pupitre, au centre d’envol pour de fabuleux voyages. Créateur de l’Orchestre national de Lille en 1976, le voilà qui entraîne cette fois pour Exit plus de quatre-vingt-dix musiciens dans une aventure à hauts risques avec deux groupes qui (d)étonnent : Art Zoyd et Dumb Type. Art Zoyd, dirigé par le compositeur Gérard Hourbette, a aussi bien travaillé sur des projets ciné-musicaux autour du Nosferatu de Murnau que sur des spectacles de théâtre hors du temps comme les douze heures de Marathonnerres, mis en scène par Serge Noyelle. « Nous sommes préoccupés les uns et les autres par les nouveaux langages et par l’évolution des formations. C’est aussi difficile de jouer du Gérard Hourbette que du Mozart, mais la survie d’une formation symphonique passe par une ouverture des portes. » Jean-Claude Casadesus est ravi de ce coup comme un gamin qui fait une grosse bêtise en introduisant subrepticement des ordinateurs au milieu des violons et qui attend avec impatience la réaction des caciques de la profession et surtout du public. La seule pointe d’inquiétude vient quand on lui demande comment ses musiciens vont réagir au moment où débarqueront les fabricants d’images japonais du groupe Dumb Type dont la violence visuelle n’a d’égale que l’étrangeté de leur monde entre la vie et la mort. « Les musiciens devront s’adapter à un environnement qui n’a rien à voir avec la quiétude des concerts classiques, mais l’expérience et le challenge sont des choses indispensables qu’ils savent apprécier.« Le pire, c’est que ça va durer, puisque Art Zoyd est parti pour une collaboration de trois ans en passant des commandes à d’autres compositeurs et à d’autres fabricants d’images tels Heiner Goebbels et les Autrichiens de Granular Synthesis. Attention quand même, on risque d’y prendre goût.
Roy Faudree
Hors des grosses machineries de Broadway, la scène théâtrale new-yorkaise est plus que réduite, pour ne pas dire concentrée sur deux rues et trois blocs du mythique Village. Deux ou trois lieux répertoriés underground dans lesquels opèrent quelques compagnies résolument inconnues de ce côté-ci de l’Atlantique, même si les acteurs se nomment parfois Tom Waits ou John Lurie. L’une des plus emblématiques, le Wooster Group, est aussi celle par qui « l’avant-garde » des années 70 est arrivée. Le Wooster Group doit son nom à la rue dans laquelle il s’est constitué. Il a ouvert les voies alors inédites de la déconstruction systématique des textes, de Tchekov à Shakespeare et Ibsen, de la remise en question de l’espace dit théâtral, du touche à tout ce qui se fait en matière d’image et de son et du matériel qui va avec, micros, films, moniteurs… Pendant ce temps, leur non moins devenu célèbre voisin, Richard Foreman, créait l’Hysterical Ontological Theatre et ses espaces aux géométries variables, peuplés des visions hallucinées d’un docteur qui jouerait à Lacan et Pinocchio en même temps. Laurie Anderson allait bientôt délirer sur l’archet électronique de son violon et William Dafoe claquait (et claque toujours) tous ses superbes cachets gagnés à Hollywood à monter les productions du Wooster Group. Roy Faudree fait partie de cette famille-là. Il participe aux créations du Wooster Group, on l’a d’ailleurs déjà vu à Créteil dans Fish story et dirige aussi avec Sheena See et Thomas Schielding sa propre compagnie. Pour lever toutes les ambiguïtés de départ, ils l’ont appelée le No Theatre et ça fait vingt-trois ans que ça dure sans que personne n’ait encore pu faire un rapprochement avec une célèbre tradition théâtrale japonaise ! No Theatre n’a donc aucun complexe à puiser partout où l’art vivant peut y gagner : musique, vidéo, arts plastiques et textes en tout genre. D’Exit à Via, Roy Faudree se balade avec Dupe, un spectacle qui se joue sous la scène plutôt que dessus, donnant ainsi libre cours à l’interprétation de ce titre. Au départ, une apparente normalité, très american way of life : le personnage est un scénariste, confortablement installé et très entouré de sa femme, mais aussi d’accessoires, vidéos, téléphone… Sa femme le quitte et du coup tout s’écroule. Scénario classique de vaudeville, direz-vous. Certes, mais à la sauce sauvage. Le monde réel lui devenant fondamentalement hostile, notre héros va très sévèrement péter les plombs et tenter de se reconstruire quelque chose qui ressemble à l’histoire d’une vie à travers plusieurs versions « coupées-collées » de fictions sur grand et petit écran. Les spectateurs ne sont pas certains de ne pas se retrouver eux-mêmes en proie à un début de schizophrénie, les interrogations du voisin amenant souvent sur soi-même des effets réfléchissants et grossissants. Heureusement, la crise ne dure que 45 minutes, on recolle les morceaux et tout va bien, le bar est encore ouvert !
Frédéric Lecomte
Né en 1966, Frédéric Lecomte a passé son adolescence à faire des fouilles en rêvant de devenir paléontologue : c’est donc en toute logique qu’il est aujourd’hui un artiste de la récup et du bidouillage. On trouve de tout dans les installations multimédia de ce bricoleur fou : des écrans suspendus où sont diffusées des diapos animées, des hélices, des ballons soulevés dans l’air par une rangée de sèche-cheveux, des morceaux de corps, le sous-titrage d’Apocalypse now, des bandes vidéo diffusées en boucle, des moniteurs télé qui flottent dans l’air comme des cerfs-volants, des horloges qui tournent à l’envers et la récitation d’un texte vaguement utopique de Zola, une lettre de 1872 où il est dit que « l’artiste n’a droit qu’au public ». A la Maison des arts de Créteil, Lecomte présente un florilège, ou plutôt un télescopage de plusieurs oeuvres : Lonesome Zorro, Shooting gallery, A la moulinette 1, 2, 3… Entre les voix humaines et le bruit des engins à moteur (« Il n’y a rien à faire, je ne parviens pas à régler le son des machines »), entre les objets qu’on évite autant qu’on s’y cogne, le tout dessine un espace chaotique où les corps et les machines sont en proie à la frénésie, un cirque médiatique où les télés et les engins font office de trapézistes, de jongleurs ou de funambules.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Véronique Klein, Jade Lindgaard, Pierre Hivernat et Jean-Max Colard
{"type":"Banniere-Basse"}