Avec du son et des tubes de néon, les installations de Claude Lévêque nous font traverser des états, nous communiquent des souvenirs, nous rappellent à nos angoisses. En trois expos à Paris, Nice et Grenoble, cet artiste confirmé nous entraîne dans des zones où la lumière joue avec le non-dit.
Au bout de trois rencontres avec Claude Lévêque, on commence à comprendre : on aura beau répéter les interviews, accumuler les questions, on n’en saura pas plus que lors du premier entretien. Peu d’indications biographiques : né en 1953 à Nevers, une mère artiste, une enfance somme toute normale, la rencontre déterminante de la scène punk en 1977 et un boulot de décorateur de mode dans les années 80. Hormis ces faits, on n’avancera pas beaucoup plus dans la connaissance du personnage. Ainsi, quand on lui parle de musique, Claude donne des noms, dit son goût pour les recherches expérimentales (d’Einstürzende Neubauten à Aphex Twin) ou pour l’ex-new-wave française (Marquis De Sade, Edith Nylon), reconnaît être passé du punk à la techno. Mais ces quelques confidences sont systématiquement accompagnées d’une rétractation : « La musique, c’est un peu mon domaine réservé, c’est un lieu où je vais chercher une énergie. »
Ombres et lumières : chez Claude Lévêque, tout est un peu de l’ordre du domaine réservé, comme une maison qu’on ne nous ferait pas entièrement visiter, et lui semble accumuler des espaces protégés. Ses installations sont d’ailleurs construites sur le même modèle, avec des espaces fortement éclairés et d’autres plus sombres, avec des endroits où l’on n’ose pas trop aller et d’autres rigoureusement inaccessibles : de salle en salle, on avance ainsi dans des zones où la peur est parfois très forte, où se diffuse une impression de violence. A Grenoble, l’expo « The World is a game », située dans les quartiers HLM de la Villeneuve, est physiquement insoutenable : une vidéo tourne en rond sur le plafond, des lampes posées au sol lancent des flashs tandis qu’une bande-son diffuse de manière irrégulière un jingle aigu et insupportable (au point que la pauvre jeune fille qui surveille la salle ne peut le faire que trois heures par jour !). Provoquer l’épilepsie du spectateur, montrer le monde comme un jeu vidéo frénétique et épuisant.
A la Villa Arson, l’école d’art de Nice où l’artiste a réalisé une installation intitulée « Plus de lumière », il y a du Twin Peaks dans l’air, tant les ambiances créées par Claude Lévêque parviennent à dessiner une topographie affective, à générer des espaces d’inquiétude et d’autres plus sécurisants. Dans un coin, une grille barre l’accès à un escalier qui descend peut-être vers une cave, et derrière cette grille notre homme a disposé un lustre en cristal avec des ceinturons en cuir. Un accrochage d’objets qui est selon lui « une sorte de performance, ce ne sont pas des choses qu’on contemple, mais plutôt des objets actifs, un lieu d’action », comme une poche de violence, comme une back-room aussi attirante qu’effrayante. Puis on remonte vers l’étage supérieur, on longe une sorte de douche collective, on traverse des salles avec des lits et où un ventilateur agite lentement des rideaux et l’on pense aux prisons, aux dortoirs, aux asiles. Avec quelques tubes fluo et le son des ventilos, ces installations minimalistes produisent des vagues de réminiscences, comme des instants déjà vécus, elles font remonter en nous des peurs aiguës, des obsessions étouffées, des scènes capitales qu’on préférerait peut-être enfouies dans notre passé. « Au début de mon parcours artistique, j’ai d’abord travaillé avec des objets autobiographiques, du mobilier lié à mon enfance, et j’essayais avec de la lumière et du son de restituer des situations, des instants qu’on a tous connus enfants. Maintenant, je travaille sur des mythologies plus collectives et plus adultes : la prison, l’école, l’hôpital. Je dispose des lits ou des pommeaux de douche, c’est-à-dire des objets vides, anonymes, qui n’ont plus d’histoire, qui se trouvent soudainement rechargés d’affectivité et qui croisent notre mémoire privée. Surtout, j’abandonne progressivement les objets pour ne plus travailler qu’avec la lumière et le son. »
D’où le titre ambigu de cette exposition niçoise, « Plus de lumière », c’est-à-dire plus du tout mais aussi plus encore : une manière donc de faire la lumière sur nos troubles, nos obsessions et nos non-dits, de les révéler et en même temps de les enfouir à nouveau dans l’ombre et l’oubli. « Pour cette expo, j’ai utilisé des tubes de néon enduits de gélatine, ce qui donne une lumière forte et glaciale de loin, mais très douce quand on est dans la pièce. » Comme dans la pièce jaune et remplie de cordages (voir photo), on est complètement enserrés par la lumière diffuse des néons sensation d’emprisonnement mais aussi de douceur, angoisse et bien-être. Les installations de Claude Lévêque sont donc précisément « sensationnelles », elles nous communiquent des souvenirs, nous font traverser des états, nous obligent à rompre avec nos amnésies personnelles.
Retour sur le personnage : Montreuil, pavillon de banlieue, rien sur les murs, juste des chaises, une table, de la musique, des néons. Claude parle de sa prochaine expo à Paris, « Les Lumières de la ville » chez Pierre Chevalier : lumières acidulées, le film de Chaplin diffusé sur moniteur et le tube des 2B3 qui passe en boucle, Partir. Il évoque les raisons personnelles de certains choix : son entente avec Agnès b. et la galerie du Jour, la progression régulière et sans à-coups de son travail artistique, ses montées d’hyper-violence quand les expos tournent mal, son absence d’atelier (« Je travaille souvent dans le train quand il est vide, le roulement est un vrai rythme de réflexion »). Il est midi. On est ici en pleine lumière. Et à mesure qu’il nous parle, c’est l’ombre qui grandit.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}