Toujours aussi avare de paroles, Clint Eastwood s’explique sur le choix intrigant de son film et sur son statut de franc-tireur embusqué à Hollywood.
Ne redoutiez-vous pas de prendre votre public à rebrousse-poil avec le sujet de Minuit dans le jardin du Bien et du Mal ?
Pas vraiment… J’aime bien ne pas être là on l’on m’attend… Et me prendre moi-même par surprise. J’aime tenter des choses très différentes les unes des autres, ce que ma carrière me permet. Il est dangereux pour un acteur ou un metteur en scène de ne travailler qu’un genre : on risque l’autoparodie. Et si l’on y tombe, il n’y a plus de motivation.
Pourquoi avez-vous choisi ce sujet ?
Tout simplement parce que j’ai lu le scénario et que je l’ai aimé. Les producteurs en possédaient les droits, mais ne sachant pas quoi en faire, ils étaient sur le point de les céder. C’est alors que je leur ai dit que j’aimerais bien le tourner. Ce que j’aimais dans cette histoire, c’était sa couleur, tous ces personnages très variés sur lesquels n’était porté aucun jugement. Comme c’est ce que j’aime voir au cinéma, j’ai pris beaucoup de plaisir à le réaliser. Je ne comptais pas en faire un film grand public, il n’est ni spectaculaire ni plein d’effets spéciaux : tout son intérêt réside dans les personnages.
Qu’est-ce qui vous intéressait chez le personnage principal, Jim Williams ?
Il était très charismatique, avec une forte sensibilité artistique, mais c’était un homme mystérieux. Personne ne savait vraiment qui il était, pas même ses amis proches. Quand il tua ce jeune homme, personne ne savait quoi penser. Même aujourd’hui, il subsiste beaucoup d’interrogations, on spécule sur ce qui a pu se passer. Cette ambiguïté me semblait pertinente car la vie est ainsi. Mais mis à part cet individualisme, je ne sais pas si j’ai des sentiments en commun avec Jim Williams.
Comment expliquez-vous que d’une manière générale, votre cinéma prenne de plus en plus son temps, soit de plus en plus contemplatif ?
Ce caractère contemplatif est spécifique de ce film-là : il devait quasiment être en temps réel pour fonctionner… Sur la route de Madison avait aussi ce tempo, nécessaire pour qu’on croie à ce qui passe à l’écran au contraire des films qui ont besoin du temps de fiction, qui ne permettent pas de développer des personnages, qui ne font pas ressentir la vie… C’est du divertissement, certainement pas le sentiment de la vie qui suit son cours.
Qualifieriez-vous votre cinéma de mélancolique ?
Peut-être… Qui sait… Peut-être que je suis un peu mélancolique… Mais tous mes films sont différents. Je ne crois pas qu’ils aient la moindre matrice en commun… J’espère en tout cas qu’il n’y a pas trop de fil conducteur… car j’aime essayer des choses différentes. Je n’aimerais pas être cantonné à un genre. Je suis prêt à tenter absolument tout ce qu’on me propose d’intéressant, surtout si c’est une direction nouvelle pour moi. Au stade de la vie où je suis, l’idée de continuation ne m’intéresse pas.
Pourquoi tournez-vous des films ?
Je dirais, comme sir Edmund Hillary lorsqu’on lui a demandé pourquoi il avait grimpé l’Everest : « Mais parce que c’est là ! » (rires)… Je le fais parce que je l’ai toujours fait et je suppose que si je n’aimais pas ça, j’arrêterais.
Quand vous avez débuté en tant qu’acteur, votre ambition était-elle déjà de mettre en scène ?
Non, ma première et unique préoccupation était de décrocher un boulot en tant qu’acteur. Pendant longtemps, votre seule ambition est d’avoir un rôle plus important. Ce n’est qu’en jouant les rôles principaux que vous commencez à vous dire « Tiens, ce serait amusant d’essayer un peu de mise en scène. »
Avant de vous mettre à la réalisation, quelle était votre culture cinématographique
Je me suis mis à voir des films régulièrement dans les années 40, de tous les réalisateurs américains classiques comme John Ford, Howard Hawks, Anthony Mann, Preston Sturges : ce fut ma première influence. Dans les années 50 et 60, j’ai commencé à voir des films de réalisateurs étrangers qu’on distribuait parfois en Amérique : Kurosawa, des européens, la grande période du cinéma italien avec De Sica, Fellini, Monicelli, la plupart du temps aidés par des actrices populaires comme Silvana Mangano ou Sophia Loren… Petit à petit, je suis devenu de plus en plus curieux des cinémas étrangers.
Quand avez-vous pensé pour la première fois à la mise en scène ?
Je faisais la série télévisée Rawhide, dont je tenais le rôle principal. Ça a duré quatre ans, pendant les années 60. C’est là que m’est venue l’envie de mettre un peu en scène. J’avais obtenu l’autorisation de le faire sur quelques épisodes, jusqu’à ce que les dirigeants de la chaîne reviennent sur cet accord parce qu’un autre acteur, dans une autre série télévisée, s’était mis à la réalisation avec un résultat catastrophique. En consolation, ils m’ont proposé de tourner quelques films-annonces ce que j’ai fait. Ensuite, j’ai renoncé pendant un moment. Puis, lorsque je suis venu en Italie travailler avec Sergio Leone, j’ai mis la main à la technique parce qu’on faisait ces films avec trois bouts de ficelle : on avait tellement peu d’argent qu’on faisait tout nous-mêmes, on devait par exemple amener nos propres costumes. Là, ça commençait à me trotter dans la tête. Mais c’est à la fin des années 60, en travaillant avec Don Siegel, que je suis devenu vraiment intéressé : lui et moi sommes devenus de très bons amis, nous avons souvent travaillé ensemble et c’est lui qui m’a énormément encouragé à tourner mon propre film. Je lui ai parlé de ce petit scénario que j’avais, Play misty for me (qui deviendra son premier film, Un Frisson dans la nuit). Il m’a répondu « Je n’ai même pas besoin de le lire, je pense que si tu as la passion pour le tourner, tu dois le faire »… Je me rappelle le tout premier jour de tournage : Don jouait dans la scène, qui se déroulait dans un bar, à Monterey… Don était mon tuteur, il m’a tout expliqué et m’a rassuré. C’est un souvenir qui ne me quitte jamais.
Avez-vous continué à faire l’acteur principalement pour pouvoir mettre en scène vos propres films ?
Non, pas nécessairement, j’aime bien jouer la comédie… J’ai par exemple participé au tournage de Dans la ligne de mire, sans en être le metteur en scène. Je sortais tout juste d’Impitoyable, où j’étais acteur et réalisateur, et je ne voulais par porter à nouveau les deux casquettes dans la foulée. Et puis il y avait trop de scènes, dont beaucoup me semblaient difficiles à réaliser. J’ai donc décidé de trouver un metteur en scène. Les producteurs ont proposé pas mal de monde et je me suis arrêté sur le nom de Wolfgang Petersen : j’étais un grand fan de Das Boot, qu’il avait réalisé quelques années plus tôt.
Avez-vous néanmoins besoin de faire l’acteur pour acheter la liberté de tourner vos projets ?
C’était peut-être le cas au début, mais plus maintenant. Je préserve ma part de liberté, qui est fondamentale, par le fait que mes films, globalement, rapportent de l’argent. Pas toujours chacun d’entre eux, mais dans l’ensemble. Si la moyenne est bonne, ça va. Parfois, le studio est propriétaire de scénarios qui m’intéressent et que je demande à réaliser. Parfois, comme dans le cas d’Impitoyable, j’achète les droits du scénario avec mon argent personnel et je leur apporte le projet en leur disant « Voilà ce que je veux faire. »
Appréciez-vous votre statut d’artiste solitaire à Hollywood ?
J’imagine que oui, même si je n’y pense pas trop… J’ai probablement toujours été un peu franc-tireur. J’ai commencé à l’écart des productions grand public et je le suis resté. Ayant débuté dans des films à tout petit budget filmés en Espagne, lorsque je suis revenu aux Etats-Unis, j’étais toujours en marge, décalé. Je n’ai pas pour autant à me battre contre la mentalité grand public : ce que font les autres m’est égal, tout le monde a droit à sa liberté… Mon statut me permet de décider de tout ce que je fais, du projet initial au montage final. J’ai la chance de ne pas avoir à subir les rapports de force et les contrariétés qui existent souvent au sein des studios hollywoodiens.
Comment réagissez-vous au fait que l’un de vos plus beaux films, Un Monde parfait, ait été un échec commercial en Amérique ?
C’est dommage… Moi, j’en étais content et je ne peux pas juger ce qu’en pensent les autres. On espère toujours qu’il y a un public pour son film mais parfois, en le faisant, on se rend compte que c’est un projet à haut risque : lorsqu’on fait un film qui s’appelle Bird ou Un Monde parfait, on sait que c’est plus risqué que Batman ou qu’un conte pour enfants.
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