Trente ans après la parution d’un mystérieux chef-d’oeuvre, le folkman de Chicago Terry Callier suscite grâce à Time peace, son inespéré nouvel album, un intérêt tardif mais débordant. Tirée de sa retraite par les limiers anglais de l’acid-jazz, cette voix noire parmi les plus intimidantes et légendaires raconte ses douleurs en douceur.
Devant nous, une légende. Pas de ces légendinettes dont on bariole les rêves ennuyeux des jeunes gens vedettes du sport, acteurs de cinéma, chanteurs morts. Terry Callier est une légende parce qu’on s’est longtemps demandé s’il avait vraiment existé. On l’entendit un jour chanter et on crut entendre des voix en écho à cette voix surnaturelle : avant d’être un disque renversant, The New folk sound of Terry Callier est un songe éveillé, une hallucination et un talisman énigmatique le dossier X-file de la musique noire américaine des années 60. On aimait à le croire en tout cas, comme on aimait à penser qu’on était le seul à en avoir jamais défloré le secret. Pendant longtemps, on préféra d’ailleurs ne rien savoir sur ce disque à la beauté traumatisante, de peur sans doute qu’il ne renferme quelque onde vaudoue et autres pouvoirs maléfiques.
Une bonne âme à moins qu’il ne s’agisse d’un esprit malin nous présenta un jour son meilleur ami : un vieux disque sépia exhumé d’on ne sait quel débarras, où l’oubli et l’ingratitude humaine l’avaient gentiment confit. Il s’agissait à première vue d’un disque de blues, à ces deux détails près : le jeune chanteur tenait une guitare acoustique et le mot Folk y apparaissait en gros caractères. De caractère, The New folk sound of Terry Callier n’en manquait pas : un son nu une guitare, deux contrebasses, une voix , huit chansons à couper le souffle dont la plupart étaient pourtant des relectures de traditionnels folk interprétés ici comme pour la première fois : appropriés, habités, squattés au plus profond des entrailles.
Enregistré en 65, paru en 68 pour des raisons qu’on dévoilera plus loin, l’album avait ensuite disparu des catalogues pour resurgir environ un quart de siècle plus tard à l’occasion d’une opportune bien que très confidentielle réédition en CD. Son auteur, Terrence Orlando Callier, né à Chicago au milieu des années 40, n’avait laissé dans les encyclopédies que des traces négligeables, le plus souvent comme auteur de chansons pour des groupes ou des chanteurs noirs en vogue dans les seventies. Plus tard, on apprit qu’il avait également gravé une poignée d’albums sous son nom jusqu’à la lisière des années 80, des albums aussi épuisés que nous l’étions lorsqu’on se lançait sans trop d’espoir à leur recherche.
Terry Callier était sûrement mort, ou malade, ou pauvre. Tout faux : Terry Callier est informaticien, il vit toujours à Chicago où il coule des jours tranquilles auprès de sa fille et parmi des souvenirs jamais tachés par l’aigreur ni ternis par les regrets. Terry est rayonnant, et lorsqu’il parle on l’entend déjà chanter : cette voix, LA voix, comme protégée des éraflures du temps derrière son éternel voile grave et souple, cette voix à laquelle notre épiderme qu’elle a si souvent malmené ne dit pas merci.
Trente ans après The New folk sound, Terry Callier sort un nouvel album : le premier aurait dû s’appeler It’s about time, celui-ci se nomme Time peace. Au lieu de rechercher le temps perdu, Terry Callier explique qu’il a passé les quinze dernières années à l’ombre d’une jeune fille en fleur : « En 83, alors que je traversais une période un peu calme dans ma carrière de chanteur, ma fille m’a annoncé qu’elle souhaitait venir vivre avec moi. J’ai compris à ce moment-là que la vie de bohème devait prendre fin. Je n’avais pas de ressources suffisantes grâce à la musique pour élever correctement un enfant, alors j’ai dû reprendre des études et trouver un job. J’ai finalement été embauché comme programmateur en informatique au centre national d’études d’opinion de Chicago, où je travaille encore. Cette semaine, j’ai pris un congé pour venir faire des concerts et la promotion de l’album en Europe, mais dès lundi, je serai de retour derrière mon bureau. »
A 53 ans, Terry Callier ne regrette rien, ni la demi-gloire qui faillit l’étreindre à plusieurs reprises au cours des années 70, ni les priorités personnelles qui l’ont tenu éloigné du monde de la musique jusqu’à ce retour en première classe : « Lorsque les gens me demandent si je n’ai pas été frustré de devoir tout laisser tomber, je réponds que l’éducation d’un enfant vaut mieux que l’enregistrement de quelques albums dont on n’aurait sans doute jamais entendu parler. Aujourd’hui, ma fille est grande, elle enseigne, elle a une position sociale et moi je sors un nouvel album. Pourquoi devrais-je me sentir frustré ? J’ai au contraire le sentiment d’avoir plutôt bien réussi ma vie. » La quiétude qui nimbe d’un bout à l’autre les chansons de Time peace, la chaleur qui entoure chacune des paroles du vieux sage, sa gentillesse désarmante : autant de signes flagrants d’un enviable épanouissement, loin de ces come-back forcés par l’orgueil ou le désir de rentabiliser sur le tard un lopin de notoriété cultivé à l’engrais cynique. D’ailleurs, Terry Callier n’a rien demandé, on est venu le chercher : « Je n’ai jamais complètement abandonné la musique. Je jouais de la guitare à la maison, pour ma fille, j’écrivais une chanson ou deux de temps en temps. Il m’arrivait même parfois de jouer dans des petits clubs de Chicago comme à mes débuts, juste pour le plaisir. En revanche, je n’envisageais pas de refaire un disque, je n’avais plus aucun contact avec l’industrie et tout ça était tellement loin… Et puis, au début des années 90, j’ai reçu un mot d’Eddie Pillar, le patron du label Acid Jazz Records, m’annonçant que ma chanson I don’t want to see myself (without you) faisait fureur sur les pistes de danse des clubs anglais. Il me demandait également l’autorisation de ressortir le morceau. Il est venu me voir à Chicago, on a trouvé un accord et à partir de là tout s’est enchaîné : le single a bien marché en Angleterre, Giles Peterson de Talkin’ Loud s’est manifesté à son tour pour me proposer de faire un nouvel album, les gens de chez Verve se sont mis sur le coup et le projet s’est ainsi bâti peu à peu avec plusieurs partenaires. J’ai recommencé à faire des concerts deux ou trois fois par an dans des salles anglaises, des artistes comme Urban Species ou Beth Orton venaient me voir pour me dire combien mes disques avaient compté pour eux ; bref, j’avais le sentiment de flotter comme dans un rêve, d’avoir reçu un cadeau du ciel. »
Comme Al Green il y a quelques années, Callier doit son salut tardif à une jeune génération britannique qui refuse d’enterrer ses vieux, qui possède un sens élevé du devoir de mémoire. Faute d’avoir donné une belle descendance, l’acid-jazz, musique bâtarde en perpétuelle quête d’origines, s’est au moins trouvé de chouettes parents. A ses débuts, Terry Callier avait lui aussi un modèle, un seul, qui manqua pourtant de saborder à jamais son envie de faire de la musique : « Je commençais à peine à donner des concerts quand je suis allé voir jouer le Quartet de John Coltrane. J’ai été tellement impressionné par ce que j’ai entendu que je n’ai pas pu remonter sur une scène pendant près de huit mois. Cette musique atteignait un tel niveau de beauté, elle disait tellement sur la vie, sur l’espoir, la révolte, la tristesse, que ma propre musique m’apparut subitement très vaine, indigne d’exister. Il y avait dans cette musique quelque chose qui faisait défaut à la mienne, et cela m’a pris des jours entiers à essayer d’atteindre dans mon style le folk un niveau d’excellence comparable à celui de Coltrane dans le sien. Je n’ai pas la prétention d’y être arrivé, mais au moins ça m’a tiré vers le haut. » Dix ans plus tard, Callier écrira une chanson, joliment intitulée Can’t catch the Trane, sur cette intimidation précoce et jamais totalement surmontée.
L’ombre de Coltrane prend d’ailleurs en écharpe la genèse de The New folk sound : « J’avais déjà enregistré un premier single pour Chess, Look at me now, et je jouais presque tous les soirs dans un club de Chicago. Un jour, la patronne m’a dit que le directeur du label Prestige était dans la salle et qu’il désirait me rencontrer. Le nom Prestige était lié pour moi à plusieurs albums de Coltrane et de Monk, alors quand Sam Charters m’a proposé d’enregistrer un disque sur le label, j’ai cru m’évanouir. Comme je disposais d’un budget très réduit, Sam m’a conseillé de n’engager que deux musiciens. J’ai alors pensé à ce disque de Coltrane, Meditations, où il s’accompagnait de deux contrebasses. J’ai donc opté pour la même formule. Le disque a été terminé en quelques heures, un après-midi du printemps 65. Etant donné leur dépouillement extrême, la plupart des chansons furent bouclées en une seule prise. » Le conte de fées prend fin brutalement à la fin des sessions, quand Samuel Charters s’évapore au Mexique avec les bandes d’It’s about time, qui reste pendant plus de deux ans un projet mort-né. « Un jour, mon frère est revenu tout excité à la maison : il avait vu un disque avec ma photo dans la vitrine d’un libraire de Chicago. Nous avons couru l’acheter et c’était bien mon disque, rebaptisé The New folk sound of Terry Callier. En 68, forcément, le public n’avait plus du tout goût au folk, même Dylan était depuis longtemps passé à l’électricité. Trois ans après son enregistrement, mon album n’avait aucune chance de plaire, la mode avait changé. Alors j’ai continué à faire mes petits concerts aux alentours de Chicago, en attendant que quelque chose se passe. »
Arrivent les années 70 et Terry Callier est engagé comme compositeur salarié au sein du fameux Chicago Songwriters Workshop de Jerry Butler, une usine à chansons de l’un de ses amis d’enfance. Parmi les chansons composées avec son partenaire d’écriture Larry Wade, The Love we had stays on my mind chanté par The Dells remporte un estimable succès. Callier enregistre durant la même période, entre 72 et 74, trois albums magnifiques. La soul voluptueuse, tellurique et enfiévrée d’Occasional rain, What color is love et de I just can’t help myself tutoie à bien des endroits les sommets conquis par un autre ami d’enfance de Terry : le grand Curtis Mayfield. Au bout d’un désert de quatre ans, Callier gravera encore deux albums, Fire on ice (1978) et Turn to your love (1979) puis s’effacera aux premières brumes des années 80 sans faire de manières et pour les louables raisons que l’on sait.
Time peace, aujourd’hui, porte forcément la marque des années. Régulièrement bouleversant notamment parce que la voix de Callier pourrait débiter l’annuaire de Chicago, banlieue comprise, sans nous épargner le grand frisson , l’album de la résurrection est aussi celui de la sagesse, d’une sagesse tellement accomplie qu’elle tire parfois vers la mollesse. En Angleterre, où on l’a vu donner un concert magnétique sur les tréteaux du Jazz Café, Terry Callier est désormais accueilli comme un messie. Il a enregistré récemment en duo avec Beth Orton une reprise du Dolphins de Fred Neil et son single, Love theme from Spartacus, connaît via un époustouflant remix une petite heure de gloire pas imméritée. Tant pis pour la légende : Terry Callier existe et c’est la plus grande joie de l’année.
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Time peace (Verve/Polygram).
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