Chaque jour dans le monde, des cinéastes font des films qui restent longtemps, ou définitivement, invisibles sur les écrans français. Staccato purr of the exhaust par exemple : un road-movie chicano sans route, qui s’est fait timidement remarquer dans un festival ou deux. Mexicain de Highland Park, Luis Meza bidouille son cinéma à trois sous, un peu comme son voisin Beck bricolait sa musique dans son coin.
Descendu de chez lui pour rencontrer le visiteur, Luis Meza regarde un homme promener son porc. C’est un cochon noir des Philippines, du genre qu’on donne tout petit aux enfants. Celui-ci fait deux cents livres et peut à peine se traîner, tant son ventre frotte par terre. L’homme, un Latino, l’attend patiemment, se contentant de lui donner des petits coups de pied pour la forme. Une scène pas très courante, même pour Highland Park, comme en convient volontiers Luis Meza, qui vit pourtant depuis trente ans dans cette enclave prolétarienne coincée entre Pasadena, Glendale et Chinatown. Highland Park a des petits bungalows, des garages couverts de graffitis et une population en majorité latine. Mais dès qu’on s’élève un peu, les maisons sont plus grandes et nettement mieux entretenues. Le quartier a connu sa demi-heure de notoriété à la fin des années 70, quand le groupe X gravitait autour de la maison à flanc de colline partagée par ses leaders Exene et John Doe. Il y a l’Arroyo Seco qui le coupe en deux, flanqué du Pasadena freeway, le plus vieux et le plus casse-gueule de Los Angeles. Meza se souvient aussi de l’intense cruising sur Colorado Blvd les soirs de week-end. Il indique même le parking d’un magasin de pièces détachées, aujourd’hui fermé, où les bidouilleurs de bagnoles et fanas de muscle-cars venaient traîner le soir, avant de passer au drive-in juste à côté pour flamber et pétarader tout en s’envoyant des milk-shakes.
Meza lui-même avait une Mustang fastback, même s’il n’est pas exactement l’image qu’on se fait du grease-monkey classique : frêle, d’une réserve au bord de la timidité, on n’imagine pas plus ce ressortissant mexicain les mains pleines de cambouis que sur un plateau de cinéma. Pourtant, il revient juste de Park City, aux frais du journal Variety qui l’a inclus dans les dix cinéastes indépendants qu’il honorait cette année avec des gens comme Greg Motola, Kasey Lemmons ou Peter Chang, de Hong-Kong. En fait, Meza et son film, Staccato purr of the exhaust, avaient déjà figuré au festival du film indépendant Sundance, l’année passée, sans pour autant gagner le moindre prix pas même celui du titre le plus barge-suicidaire. « Le labo nous a donné la copie à 7 h du soir, la projo à Park City était le lendemain matin à 9 h 30. J’ai juste eu le temps de prendre l’avion, de leur filer la copie et de faire un somme. Deux heures après, je présentais mon film. » Figurant dans la catégorie « Spectrum », Staccato purr… n’était de toute manière pas en compétition. Meza se souvient d’avoir été « interviewé » par Robert Redford et de ne pas avoir été fichu de dégoiser un mot. Il n’y a pas eu de contrat signé sur la nappe, pas de surenchères des producteurs à son sujet, pas même de folles rumeurs. « Je suppose qu’on était naïfs et pas du tout préparés. »
Le film est passé depuis dans un cinéma de Los Angeles pendant dix jours, s’attirant des critiques élogieuses et puis plus rien. Aucun des festivals sévissant sur Los Angeles (pourtant notoirement pauvres) n’a jamais retenu son film. « Pour parler franchement, si j’avais su que ce serait une telle galère, je n’aurais jamais fait ce film », dit aujourd’hui ce drôle de jeune homme qui ne s’est pas encore décidé à se faire naturaliser. Ses parents vivaient déjà légalement à Highland Park quand il était attendu. Mais comme ils avaient l’intention de retourner au Mexique, sa mère est allée accoucher à Guadalajara : Meza, bien que totalement intégré et immigrant légal, a donc un passeport mexicain. Même s’il a des paramètres fantaisistes et sombrement comiques, on peut dire que Staccato purr of the exhaust est aussi un film sur l’indécision et les velléités de départ.
Leonard, l’improbable héros joué par Ron Garcia, pourrait passer pour un loser, ou même « oun perdito », comme dans la chanson : son incroyable coupe de cheveux lui donnerait un air matador si son pif et son faciès, tirés par le bas, ne le faisaient fatalement ressembler à Bullwinkle, l’élan des dessins animés. Leonard passe son temps à écouter les disques d’obscurs groupes indés post-punk, ou en compagnie d’un meilleur ami (Belushi en plus nocif) qui le hait. Ses parents vendent sa stéréo, puis son lit, pour le forcer à partir de chez eux. Il a bien une fiancée artiste, svelte et très belle, mais elle ne consent à se montrer gentille avec lui qu’après l’avoir battu comme plâtre à coups de coussin ou de balai. Ou quand il lui répare sa Mustang. Bref, la vie de Leonard donne dans l’inconsistant et fuit comme le pneu de sa voiture, une Chevelle de 72 avec enjoliveurs mooncaps, la prunelle de ses yeux. Le « staccato purr » du titre appartient au pot d’échappement de cette Chevrolet amoureusement trafiquée, émanation sonore omniprésente et reconnaissable dans tout le quartier.
C’est au volant de cette Chevelle que Leonard compte lui-même s’échapper (au Texas, où l’invite un cousin), ses parents et sa copine lui ayant fait subir les derniers outrages. Au préalable, celui qu’on croyait aphasique ou autiste se venge de tout le monde, sabotant la Mustang ou cisaillant les tulipes de son père. Il est sur le point de quitter le domicile familial lorsque sa voiture démarre sans lui. Leonard passe le reste du film à essayer de la récupérer. Staccato purr of the exhaust se joue de toutes les attentes et stéréotypes : on est dans ce qui passe pour un « barrio » aux yeux des beaufs de Los Angeles et des médias, mais c’est une comédie dramatique familiale et petite-bourgeoise qu’on nous raconte. Ni flingues, ni drogues, ni drive-by shootings, ni ghetto-blasters. Le seul gang du film est une fendante satire des Guardian Angels, une bande de samaritains à béret nommés les City Protectors, qui font traverser la rue aux vieilles dames mais qui demandent à Leonard, quand celui-ci réclame leur aide pour trouver le voleur : « Tu veux qu’on le massacre ? »
Meza a vu son film se faire estampiller abusivement de latino-slacker movie, ce qui explique peut-être que les distributeurs ici ne tiennent pas à prendre ce qu’ils considèrent comme un wagon en retard. C’est d’autant plus injuste que l’originalité du film tient à une écriture et à un tempo très personnels, un comique se situant plus du côté de Nanni Moretti pour ses silences et sa sauvagerie ensoleillée. Et malgré les carences techniques inévitables (en particulier le son), c’est un début aussi impressionnant que les premiers films de Charles Burnett.
Meza avoue avoir surtout terminé son film « par égard pour tous ceux qui ont travaillé sans être payés ». Le tournage de six semaines, utilisant la maison de ses parents, l’appartement et la Chevelle de sa soeur, a dû être étalé sur six mois : Meza avait un arrangement avec une compagnie de matériel optique qui le laissait utiliser une Arriflex à l’oeil quand elle n’était pas louée. « D’où l’impossibilité de planifier quoi que ce soit, d’où la nécessité de tout tourner sans permis ni service d’ordre. Même la scène finale, où la voiture de Leonard doit être à l’arrêt à un feu vert. C’était la rampe d’accès de l’autoroute, celle qui prend sur Colorado. Il y a toujours une circulation monstre là-bas. Ce jour-là, un ami à moi qui n’a vraiment peur de rien a carrément arrêté la circulation sur le boulevard et, du coup, persuadé des gens de l’équipe de faire la même chose à l’autre bout. On a tourné comme ça vingt minutes. Moi, j’étais sûr que j’allais finir la journée au commissariat. Mais bon, cet ami, Mark Miremont, qui tournait aussi son propre film « sans budget », m’a convaincu de transformer en long métrage ce qui était écrit comme un court. »
Meza, qui cite Macadam à deux voies comme un de ses films favoris, qualifie souvent son film de road-movie, une drôle de nomenclature vu que son héros fait du surplace. « Oui, c’est un road-movie sans la route vu que la route ne pouvait être incluse dans le budget. Vu qu’il n’y avait pas de budget. » Il se dit gêné quand on lui demande combien le film a coûté. « Pas gêné à cause de la somme, environ 50 000 dollars ; mais gêné d’avoir à avouer que j’en dois encore la majeure partie. » Et même s’il a aujourd’hui écrit un autre scénario, il sait qu’il ne pourra plus prendre le chemin du bricolage. Il s’est même résigné, avec appréhension, à vaguement prendre un agent.
Cette histoire de pot d’échappement-échappée belle, de muscle-car pas musclé pour un clou, de Mexicain pas basané, ce film indé comme dans « indésirable » (Meza a appelé sa boîte de production Skunkboy, Inc/Putois, c’est dire les folles espérances), c’est un peu comme si Beck n’avait jamais sorti Loser en single et continuait de bidouiller ses trucs dans le quartier avoisinant (Atwater), au milieu de ses disques de folk.
Meza, qui est allé à l’école de Loyola Marymount et à l’UCLA, était déjà exposé au post-punk indé des années 90 à cause des radios de campus, mais c’est dans les bacs à soldes qu’il a trouvé les disques qui émaillent la bande-son : Uke Fisk, Built To Spill, Sugarplant, Moviola, Versus, sans oublier les illustres Burning Sofa no. 10, les gloires locales du quartier voisin (Pasadena). Certains morceaux, comme ce Neil Young sous-alimenté distillé par Moviola, collait parfaitement à la vie bonzaï de Leonard. Mais aussi, note Meza, « ces groupes faisaient leurs disques de la même façon que je faisais mon film, un peu au même moment ». Un film à la louche. Pour les annales.
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