Entre idéalisme et ironie, l’oeuvre de l’artiste Robert Filliou spécule avec la réalité, source inépuisable de sa révolte permanente. A travers deux expositions et de multiples conférences, Périgueux rend un hommage multiforme aux expérimentations éclectiques de ce perturbateur disparu il y a dix ans.
Qu’est-ce qui se passe ?, qu’est-ce qui vous fait rire ?, que valez-vous ?, qui l’emportera ?, avez-vous envisagé récemment un avenir sans voiture ?, quelle goutte est la dernière goutte ? » C’est ainsi que le trublion néo-dada égrène, sur des cartons blancs, ces litanies de la vie courante qui alternent propositions absurdes et questions incisives. Du dérisoire à l’essentiel questionnement de l’être, pour Filliou nulle chose n’est plus importante qu’une autre. Une autre oeuvre du même type complète ce principe : « Quoi que tu fasses, fais autre chose ; quoi que tu penses, pense autre chose… » Par ces invectives, il déploie un système de pensée qui renvoie au « sens du possible » dont parle Musil. « S’il y a un sens du réel, il doit y avoir aussi un sens du possible », s’interroge l’homme sans qualités. Tout comme ce personnage, l’univers filliousien se projette dans l’hypothétique, se conjugue au conditionnel. Parce qu’il ne se résigne pas à considérer un monde qui s’affirme à l’impératif, et qu’il n’accorde pas plus d’importance à ce qui est qu’à ce qui n’est pas, il ne cesse de bidouiller joyeusement avec les règles, les codes artistiques, les convenances quelles qu’elles soient, jusqu’à l’absurde, avec humour et jubilation.
C’est peut-être ses études d’économie politique qui lui ont permis de mettre en branle un type de pensée qui articule des préoccupations sociales et politiques à un esprit de système qui lui permet de déployer l’hypothétique au-delà du représentable. S’opposant au principe d’admiration régnant sur les arts, il propose un outil conceptuel : « le principe d’équivalence » qui annihile toute hiérarchie entre une oeuvre bien faite, mal faite ou pas faite. Dans une installation autoréférentielle de 1968, il transpose littéralement ce principe d’indifférence hérité de Duchamp : sur un premier panneau, une chaussette rouge est accrochée dans une boîte (version bien faite), une chaussette mal foutue déborde d’une boîte ingrate (version mal faite), à côté, un espace vide sur lequel est écrit : « Une chaussette rouge dans une boîte jaune » (version pas faite). Sur un autre panneau, Filliou reprend ces trois propositions dans une version « bien faite », puis une version « mal faite », et ainsi de suite. Ces propositions autocumulatives s’étendraient à l’infini s’il ne s’était arrêté au cinquième degré de cette escalade exponentielle, faute de place et peut-être de chaussettes.
Ce bricoleur d’objets déglingués qui revendique une oeuvre « avec matériaux et sans matériaux presque » ne s’embarrasse pas d’un formalisme et d’une technique apprise qu’il juge contraignante. Se définissant comme un « génie sans talent », il assemble, agence des objets dérisoires, tout ce qui traîne autour de lui, pour soutenir une idée car, pour lui, le mot vaut pour la chose : « C’en est fini des objets-oeuvres d’art. Ils ne sont plus pour moi que des pistes de décollage. » Et c’est très haut qu’il plane l’artiste, entre métaphysique, idéalisme et poésie.
Depuis le début des années 1960, alors qu’il participe activement au groupe subversif Fluxus, il ne cesse de confondre les disciplines. Le désir de créer une unité fluide de l’art et de la vie l’engage sur la voie des performances, expression réactualisée depuis peu par Allan Kaprow. En 1965, il ouvre avec Georges Brecht un atelier-boutique, La Cédille Qui Sourit, qu’ils décrètent « Centre de création permanente » où ils expérimentent leur devise : « L’art rend la vie plus intéressante que l’art. » C’est ainsi qu’entre autres expériences, ils écrivent des poèmes à suspens, des rébus, des objets qui sont vendus par correspondance. Il conçoit le Siège des idées sur lequel on ne peut pas s’asseoir, bricole des installations à base de briques, objet qui, pour lui, symbolise le contraste entre le poids physique et la légèreté de l’esprit. Dans L’Héritage de Lascaux de 1963, par un agencement de briques et de cartons reliés par des bouts de ficelle, il met en place un système complexe de mise en réseau de notions dans lequel les textes répondent aux matériaux. Au premier abord déconcertante, l’installation se lit comme un rébus. Intégrées dans cette oeuvre, des planchettes de bois sont accrochées les unes aux autres verticalement. Principe que l’on retrouve dans de nombreuses oeuvres, les planchettes sont escamotables comme pour signifier l’indéterminé, le système est toujours ouvert à de nouvelles propositions, laissant libre la multiplicité des hypothèses.
Esprit désabusé et idéaliste, il crée en 1971 le Territoire de la République géniale, un lieu imaginaire où « tout le monde serait un artiste » à même de développer son génie (individuel) plutôt que ses talents (socialement reconnus). Il s’engage, plus ironiquement, dans des spéculations politiques et propose, entre autres, aux pays qui songeraient à faire la guerre d’échanger plutôt leurs monuments aux morts. Son idéalisme cynique s’affirme dans Seven childlike uses of warlike materials (« sept usages enfantins de matériaux guerriers »), des sérigraphies qui donnent à voir des objets énigmatiques sur lesquels est écrit : « Could be tank, could be missils, could be the war academy… » Ce jeu d’enfant qui imagine une fonction guerrière à des objets quelconques renvoie au jeu des adultes, celui-là moins fantasmatique et innocent.
C’est avec le même esprit inventif, le goût de l’éclectisme et du bordel organisé, que les deux expositions de Périgueux retracent le parcours de cet artiste iconoclaste et multiforme qui meurt dans la région en 1987 après avoir profondément marqué la scène artistique depuis les années 60. On peut y retrouver le foisonnement créatif de ce touche-à-tout : objets sculptures, installations, poèmes, pièces de théâtre, vidéos, happenings. Car même s’il accordait plus d’importance à l’acte de création qu’à l’objet lui-même, il laisse derrière lui des oeuvres, témoins de ses déambulations théoriques qui mêlent le goût du paradoxe et de l’absurde à des revendications utopistes de cohésion sociale jusqu’à des rêves d’absolu transcendantal. Tel est le monde des possibles selon Filliou.
Sébastien Pluot
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