Ils étaient faits l’un pour l’autre. Meg Stuart, chorégraphe à la recherche du degré zéro corporel, et Gary Hill, plasticien du langage, présentent un spectacle (hors du) commun, Splayed mind out.
Si l’on imagine facilement les couples artistiques auteur-metteur en scène ou musicien-chorégraphe, il est vrai que les rencontres entre plasticien et artiste du spectacle vivant sont plus rares et donc plus chères. Elles sont, de fait, difficiles à mettre en pratique, soit que le plasticien finisse par devenir le décorateur du spectacle et que son oeuvre se perde on pense à Jean-Charles Blais qui, un temps, a travaillé avec la chorégraphe Régine Chopinot , soit que les danseurs deviennent les animateurs d’une oeuvre plastique et que le chorégraphe y perde son art. La rencontre de la chorégraphe Meg Stuart avec le plasticien Gary Hill fait plutôt penser à celle de Rauschenberg avec Cunningham : on ne discute pas de prise de pouvoir d’une discipline sur l’autre, mais de biens communs. Pas tout à fait par hasard, ces artistes sont nés aux Etats-Unis et ne nient en rien l’influence décisive de leur culture sur leur art. « C’est sûr que je me sens complètement américain, affirme Gary Hill, même si ma culture philosophique et littéraire est profondément ancrée en Europe. Ça me donne sans doute cette capacité à être « a-historique », à pouvoir me passer d’arrière-pensée et foncer, à faire la différence entre quelqu’un qui sait ce qu’il fait et quelqu’un qui fait.« Meg Stuart acquiesce, ces deux-là semblent avoir la complicité de vieux amis d’enfance.
Pourtant, la rencontre est récente mais, comme le souligne Meg Stuart, « Je savais très bien où on était connectés. » Elle est une nomade, sa vie est faite de multiples séjours à l’étranger et de nombreuses expériences artistiques, mais surtout elle se laisse le temps de l’errance dans son approche du corps montré avec les danseurs de sa compagnie qu’elle a appelée Damaged Goods, « marchandise endommagée ». Tout est dit. Meg Stuart n’appartient à aucune école, son credo à elle, c’est le corps fragmenté, travaillé dans la recomposition de son chaos originel. Ses chorégraphies ne sont physiques ni au sens esthétique ni au sens de la performance, elle travaille seulement la simplicité dérangeante de certains mouvements sans faire de la mise en scène pour la mise en scène. On a souvent rapproché sa danse des peintures de Bacon, mais son besoin d’aller plus loin dans la forme la rapprochait irrémédiablement d’autres plasticiens.
De son côté, Gary Hill était naturellement appelé à travailler avec une chorégraphe : avec ses vidéos exposées et primées aux quatre coins du monde, ce Californien qui approche la cinquantaine a en effet entrepris depuis 1973 une recherche qui mêle constamment des textes
et des corps, et qui interroge la nature physique du langage. Dans ses films, tout un vocabulaire gestuel était déjà en place : on met sa main sur sa bouche (Incidence of catastrophe, 1987), on feuillette un livre, des mains tournent sur elles-mêmes (Liminal objects, 1995), on regarde sa main comme si on la lisait (Hand heard, 1995). Etudiant en art à Woodstock entre 69 et 74, il s’est occupé du Laboratoire TV des Artistes et a ensuite dirigé Synergisme, une série de performances avec de la danse, de la musique et de la vidéo. Comme l’explique Meg Stuart, la pièce s’est composée directement sur scène. « A un moment, les danseurs font un mouvement d’enracinement d’un de leurs bras, Gary y voit un arbre et en projette l’image. La composition s’est faite à coups de réponses artistiques à des propositions de l’un ou de l’autre. Ce qui nous a passionnés, c’est ce rapport constant que nous avons instauré avec les unités de mesure. Les danseurs comparent toujours les distances entre les parties de leur corps, le son travaillé par Gary vient, comme les écrans, troubler la perception des cadres, avec cette possibilité de voir à la fois des gros plans et des plans larges.«
Gary Hill a réalisé des vidéos et des images virtuelles, il a disposé sur la scène, en plus de l’écran du fond, des moniteurs entre lesquels et avec lesquels évoluent les danseurs. Il a même écrit un texte qu’il lit sur scène, et esquisse plusieurs gestes. Ainsi, de la même manière qu’il utilise dans ses vidéos le son et le souffle, le corps et les textes, il a intégré dans la chorégraphie de Meg Stuart l’ensemble de ses préoccupations et de ses matériaux. Mais sa présence est d’autant plus forte qu’elle reste minimale, réduite à l’essentiel, et laisse une totale marge de manoeuvre à la chorégraphie. A certains moments, les danseurs parlent, lisent et même écrivent sur le corps de l’autre. De son côté, mauvais danseur (« Mais il progresse », affirme Meg Stuart en riant), Gary marche, fume, déplace une chaise, lit un texte dont il découpe les syllabes jusqu’à le rendre presque incompréhensible : « La présence de Gary s’ajoute à ma volonté de donner au spectateur la sensation très forte de la lourdeur du corps. Notre collaboration n’est pas une réponse, mais une exploration de la relation du corps et de la pensée.« De son côté, Meg Stuart accompagne ce minimalisme en éliminant de la chorégraphie tout geste excessif : « Je voulais pouvoir montrer des gestes très forts physiquement mais ordinairement difficiles à voir : pincer la peau, tirer quelques cheveux et les embrasser. C’est pour cela que j’ai voulu monter ce spectacle sur de petites scènes. C’est l’occasion de voir de près, de montrer les liens entre les différentes parties du corps. Ça permet aussi de créer une intimité plus forte. »
Performance, vidéo, texte : toute l’oeuvre de Gary Hill est ici présente, sans jamais s’imposer au détriment de la danse. De la même façon, la chorégraphie hachée de Meg Stuart apporte aux recherches du plasticien une sensation plus forte de la nature physique du langage, mais aussi une impression violente de chaos, une dramatisation constante des malentendus et des impasses de la communication. C’est tout le paradoxe de cette oeuvre faite à deux voix : qu’un dialogue aussi riche puisse venir dire les avortements quotidiens de notre relation à l’autre.
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