Claude Brumachon, chorégraphe sensuel et chef de tribu fidèle, présente trois spectacles : troupe, duo, solo, un éventail complet.
Pas de jetable chez Brumachon, que du longue durée. Loin de considérer le énième partage de petit déjeuner comme le plus puissant des tue-l’amour, il n’y voit au contraire qu’une énergie à ajouter à la mécanique créatrice. Partant du principe que pour aller très loin ensemble il faut passer par les étapes de la connaissance profonde, il est l’un des chorégraphes les plus fidèles à son équipe qu’il appelle volontiers « tribu ». « Je suis quelqu’un de très lent et il me faut du temps pour comprendre les danseurs, les apprivoiser. Ce qui m’intéresse chez un danseur, c’est pourquoi il danse, ce qu’il fait là. Et au bout de deux, trois ans de travail, il commence à s’exprimer, à se dévoiler. Les choses intéressantes émergent et on peut commencer à créer ensemble. Chacun d’entre nous est investi dans la même histoire. Ma gestuelle est très complexe et très particulière, il faut du temps et de la confiance réciproque. Le temps, c’est extraordinaire. Il y a des jours où l’on improvise, ça dure des heures et on n’arrête pas de trouver toujours plus de mouvements, toujours plus de matières, on ne s’épuise pas, on s’alimente. Ça fait pourtant dix ans et plus que l’on travaille ensemble. »
Cette fidélité tribale, avec les danseurs mais aussi avec son éclairagiste ou son compositeur, c’est peut-être aussi dans ses origines qu’il faut en chercher la source. Pour avoir grandi dans une banlieue rouennaise, Saint-Etienne-du-Rouvray, déjà étiquetée à l’époque « difficile », l’esprit de bande est une seconde nature. « C’est important, les racines. C’est ma vie, ma mémoire. Des choses de gamins. En même temps, cette banlieue, c’est adulte que l’on se rend compte qu’elle est invivable, enfant il y a quelque chose de très sauvage et de très libre. Tu cours partout avec tes copains, dans les terrains vagues, entre les vieilles bagnoles. C’est un terrain d’aventure fantastique et ça donne un grand goût pour la liberté. Je me souviens, quand j’avais 17 ans, Maguy Marin est venue présenter La Jeune fille et la mort dans cette banlieue. J’avais été très marqué par le fait qu’elle vienne dans cet endroit. Il y avait quelque chose de l’ordre de la résistance. Aujourd’hui, les décalages se sont accentués, les riches sont plus riches, les pauvres plus pauvres. Les gens ne communiquent plus, ne se parlent plus, ils se méfient. J’ai l’impression que bêtement, on ne sait plus comment se dire bonjour, ça devient Brazil. Du coup, l’engagement au quotidien est une nécessité. Ça peut être juste un sourire au type qui fait la gueule. A force, il finira peut-être par répondre. C’est pour ça que, pour moi, la compagnie est une tribu qui procède de vrais échanges artistiques et humains en profondeur. »
C’est dans cet univers-là qu’il a puisé l’inspiration de Texane créée en 88 et reprise ces jours-ci à Paris. C’est la pièce qui aura été le sésame pour entrer dans la cour des grands. Texane raconte la brutalité du désir, l’approche amoureuse, les corps arc-boutés, mais aussi la famille, les tensions, les pressions, les épuisements. Sensuelle, érotique, violente, la danse de Brumachon ne délivre pas d’autres messages que ceux transmis par le corps et sa mémoire. « Avec le corps on ne peut pas tricher. le corps raconte toujours quelque chose. En Afrique par exemple, j’ai travaillé avec les Nigérians sur l’esclavage, au Chili, c’était sur la dictature. Des choses qu’on ne dit pas, mais qui sont inscrites. Comment la blessure devient lisible et comment elle peut même devenir quelque chose de positif. » Bien avant de danser, Claude Brumachon avait une autre passion.« Depuis l’âge de 10 ans, je dessinais tout le temps, des corps en mouvement. Je ne pensais pas qu’il était possible de danser. Et surtout que la danse, c’était quand même un truc de filles. Vers 17 ans, j’ai rencontré un soir une jeune femme qui m’a invité à participer à ses cours de danse et depuis, la danse ne m’a plus quitté. C’était aussi l’âge où j’avais besoin d’une rupture avec le père, ça tombait bien, mon père est peintre ! » Sa production prolifique cinq nouvelles pièces cette saison est tournée vers une seule et même obsession : « L’humain. Etre assis au troquet, regarder les gens passer, noter les attitudes, rêver sur un mouvement, me dire « Tiens, il est triste, il est gai… » Ce n’est pas le concept qui me fascine, c’est l’être humain. C’est ce que j’essaie de retranscrire physiquement dans ma danse en me servant de ce que me proposent les danseurs, de leur écriture. »
Nommé depuis six ans à la tête du Centre chorégraphique national de Nantes, direction qu’il partage avec le danseur Benjamin Lamarche, coéquipier de son aventure chorégraphique depuis presque vingt ans, il reste malgré tout sur des routes plutôt marginales, même si nettement plus confortables. L’esprit de ses pièces est toujours empreint d’une incroyable liberté, sans tabou, sans complexe de références. Brumachon ne craint pas l’immédiateté de la sensation, le rapport émotionnel. Icare, le solo dansé par Benjamin Lamarche, est une belle démonstration de cet esprit. Résultat d’un cheminement intérieur rendu visible et lisible par la seule force du corps et du mouvement, sorte de point d’orgue de ce que peut signifier l’osmose entre le chorégraphe et le danseur, l’un révélateur de l’autre et vice versa. Si Brumachon reprend son répertoire, c’est aussi parce qu’il pense qu’une pièce ne s’épuise pas, plus elle est dansée, plus elle est belle. « Les danseurs acquièrent une liberté à la cinquantième représentation qu’ils n’ont pas aux premières. Ils se laissent totalement aller. C’est aussi parce qu’il y a certains thèmes comme dans Folies par exemple où je sais que je ne ferai pas mieux, je ne dépasserai pas ce que j’ai déjà fait. » En même temps qu’Icare, Brumachon présente à Paris Dandy, une nouvelle création inspirée d’un poème de Baudelaire, Une Passante. C’est un superbe duo qu’il danse avec Véronique Redoux, encore l’une de ses plus fidèles danseuses. Brumachon est constant dans la qualité.
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