Après vingt ans d’activisme dans tous les underground français, du punk jusqu’au rap, Kid Loco posait fin 97 ses valises dans un luxueux palace : A Grand love story. Un album fluide et espiègle, qui invitait le psychédélisme dans un bain de miel, plein d’oursins et de mégots douteux. Alors que ce grand luxe s’offre cette semaine une première virée sur scène, rencontre avec un authentique bachi-bouzouk des Carpates.
A voir le parcours en dents de scie de Jean-Yves Prieur, 33 ans, alias Kid Loco, on serait tenté d’affirmer enfin sans arrière-pensée que le punk mène à tout. Même à l’easy-listening psychédélique, comme la presse britannique a baptisé son style. « L’easy-listening ne veut rien dire. C’est un terme à la mode, une étiquette pour le marketing. Psychédélique, oui, mais si les gens ne détestaient pas autant le mot « rock » aujourd’hui, je dirais que je fais du rock. J’ai commencé avec le punk et je reste punk. Evidemment, on me dit souvent « Punk ? Mais tu as vu ton disque ? » Et alors ? Pour moi, le punk est avant tout une attitude. »
Outre-Manche, où pas un magazine n’a oublié de saluer son album A Grand love story, on élude souvent cet aspect de sa personnalité au profit de la sempiternelle « French touch » en le rapprochant, exagérément à son goût, d’une déferlante Air dont il bénéficie pourtant largement. « Au début, je ne disais rien lorsqu’on me comparait à Air, mais à force, ça a fini par me fatiguer. Effectivement, il y a bien quelques points communs : l’usage des guitares acoustiques, le tempo plutôt lent et les belles harmonies, mais on ne fait pas du tout la même chose. Je me trouve davantage d’affinités avec Primal Scream : des gens capables de jouer du rock’n’roll et d’aller explorer en même temps des choses bizarres du côté de la techno. Et puis Air est de Versailles et moi de Belleville : c’est pas pareil… »
Pour autant, il serait vain de chercher la moindre trace de riffs saignants ou de déglingue cacophonique sur A Grand love story un titre en forme de clin d’oeil au label Grand Royal des Beastie Boys. Ce disque ample et moelleux, aux arrangements délicats, ressemble davantage à une série de berceuses pour enfants sages qu’à une orgie bruitiste improvisée. Une invite à la rêverie et aux caresses sous la couette où se bousculent, sous une surface lisse et limpide, une foule de détails scintillants et de chatoyantes textures. N’en déplaise aux Anglais qui n’y ont vu que romantisme et bonnes manières, Kid Loco sait aussi allonger ses comptines naïves d’une certaine dose de perversité : ainsi en va-t-il de She woolf daydreaming, dont la lancinante ritournelle pour xylophone et guitare s’orne d’extraits sonores d’un porno japonais babils et souffles de volupté d’une jeune femme caressée par d’autres femmes. « D’ici peu, les Anglais vont déchanter avec moi parce que le prochain maxi sera très hard. J’aime le cul et le côté série B. Le bon goût et le politiquement correct m’énervent. »
Le mépris des conventions anime Kid Loco depuis l’enfance, lui qui décida de « faire rock-star quand il serait grand » le jour où il croisa par hasard, à l’aéroport d’Orly, un groupe de rockers déguisés en femmes « des mecs hallucinants, maquillés et portant des bottes à talons ». On n’a effectivement pas la chance de croiser tous les jours les New York Dolls, comme il le comprit bien plus tard. A 13 ans, il réclame une guitare à ses parents mais n’obtient l’instrument qu’à condition de suivre des cours en bonne et due forme. « Le prof voulait m’apprendre la méthode Marcel Dadi c’était l’horreur, je n’arrivais à rien. Un jour, je me suis pointé avec un disque de Clash et il m’a montré les accords. Je ne suis plus jamais retourné aux cours, je savais jouer de la guitare. Du coup, ma technique est un peu légère. »
Fort de sa capacité à aligner trois notes sur un manche, Jean-Yves sévit au début des années 80 au sein du groupe rock Les Brigades. Une petite structure est créée dans la foulée, Bondage Records, devenue en un clin d’oeil la tête de pont de la scène dite alternative et, en quelques années, le plus gros label indépendant français, avec les magnifiques enragés
Bérurier Noir comme fers de lance. Directeur artistique de l’écurie, Kid Bravo comme il se baptise alors réalise aussi les pochettes et la production de nombreux albums : Nuclear Device, Les Satellites, les Washington Dead Cats et le dernier disque des Bérurier Noir. Contre toute attente, Jean-Yves jette aujourd’hui sur cette époque un regard pour le moins corrosif : s’il rend hommage à ses anciens collaborateurs de Bondage, il n’a pas de mots assez durs pour les artistes. « Des emmerdeurs sans aucun talent la preuve, c’est que quasiment aucun ne fait de la musique aujourd’hui , pour qui le label était surtout un bon plan. L’esprit alternatif, nous étions bien peu à le partager. Pour les groupes, l’esprit alternatif c’était nous soûler pour apposer des foutus macarons horribles sur le rond central de leurs disques. Ils argumentaient sur une liberté artistique totale mais ne faisaient que des morceaux lamentables et nous imposaient des détails qui nous coûtaient un pognon fou. Ce que je retiens, c’est que nous n’avons fait aucun bon disque : je n’en revendique aucun et je ne les écoute jamais. Je suis très fier d’avoir travaillé avec les Bérurier Noir, nous avons passé de bons moments et ils ont fait avancer le schmilblick, mais question musique, Bondage, c’était vraiment zéro. »
Lassé de trimer en vain pour les autres, Kid Bravo lâche le navire Bondage avant le naufrage, monte un nouveau groupe, Mega Reefer Scratch, et signe, trahison suprême, chez la world company Sony en 1991 « Ça a été le pire jour de ma vie : j’en aurais chialé, c’était la honte. » Plutôt en avance sur le grand brassage musical à venir fusion de soul, hip-hop, rock et usage de samples tendance Primal Scream/Happy Mondays , Mega Reefer Scratch se sépare deux mois après la sortie de l’honorable (et encore très audible) Honky soul times, ses partenaires étant devenus subitement d’affreux ramiers opportunistes. Sa dernière tentative de collaboration avec une chanteuse « ingérable », sur son projet Catch My Soul en 1994 ayant hypothéqué à jamais les velléités du Kid de travailler en collectivité, sa philosophie s’aligne alors sur celle du cowboy solitaire. « J’ai toujours constaté un décalage entre mon investissement et celui des autres. Je serais incapable aujourd’hui de faire partie d’un groupe : c’est un concept pour gamins. Pour bien travailler, mieux vaut être seul. Aujourd’hui, avec les machines, c’est vraiment possible. »
Tombé sous le charme du hip-hop instrumental de DJ Shadow et du label Mo’Wax, Jean-Yves s’enferme dans son studio d’Orly et s’amuse à triturer inlassablement les samples « Je sample tout, même mes propres parties de guitare » , jusqu’à en tirer le jus soyeux du mini-album Blues project, sorti sur le label Yellow Productions. « Je leur avais envoyé une cassette et ils m’ont répondu aussitôt. A l’origine, j’avais fait quelque chose de beaucoup plus rock, couplé à des beats hip-hop. Comme ils détestent la guitare électrique chez Yellow, j’ai mis la pédale douce. Mais Kid Loco sur Yellow n’est qu’un aspect de la musique que je peux faire. »
L’indolence de A Grand love story n’est pas uniquement le fait des goûts de ses hôtes : il résulte aussi de la fumette, dont Jean-Yves a fait sa partenaire privilégiée. « Si je n’ai rien à fumer, je ne peux pas faire de musique. Travailler tout seul en tête-à-tête avec l’ordinateur, ce n’est pas forcément drôle : souvent, tu écoutes la même boucle pendant des heures, ça rend fou. Et puis, fumer me donne une acuité terrible au niveau de l’oreille, cela me permet de déceler des détails impossibles à percevoir autrement. En fait, avec le shit, j’expérimente, au même titre que Timothy Leary en son temps. » Les explorations de ses Pop porn blue sound, sortis en avant-goût de l’album, ont valu à Kid Loco d’être consacré l’an passé single de la semaine dans le New Musical Express, bible hebdomadaire personnelle de ce féru de littérature « J’aurais encore plus de mal à m’en passer que de musique » , amateur d’auteurs américains et de romans noirs. « Fier et apaisé », Kid Loco brise alors son isolement volontaire et, à la suite d’un remix pour les Pastels « Ils adorent ma musique et me font une pub extraordinaire chez eux, à Glasgow » , convoque la voix fragile de Katrina Mitchell (chanteuse et batteuse des Pastels) sur Love me sweet, le seul titre chanté de A Grand love story.
Depuis la sortie de l’album, le rythme s’emballe : le Kid est sollicité de toutes parts, à la fois pour des remixes de Mogwai à Stereolab et pour se produire en clubs à Paris, Londres ou Tokyo. Une avalanche de propositions qui l’a contraint à remiser ses certitudes et à renouer avec la vie de groupe avant de le forcer à s’improviser DJ. « Les premières fois, j’ai un peu flippé, mon bras tremblait. Depuis, Chris de Yellow m’a acheté deux platines et je m’entraîne sans arrêt, je rachète des tonnes de vinyles et je leur balance des vieux trucs, Renegade Soundwave ou TV Personalities. A Londres, ils ont adoré. A la fin, ils m’ont dit « Man, it rocks! »
Kid Loco, A Grand love story (Yellow/East West).
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