Une maternelle brûlée, des voitures cassées, un guichet de musée saccagé et quelques suicides au gaz : les installations d’Henrik Plenge Jakobsen sont des signes révélateurs d’un puissant malaise social. En trois expositions simultanées, ce Danois de 30 ans investit la capitale et s’en donne à coeur joie.
Un matin de 1994, à Copenhague, sur une place chic de la capitale. Le maire et ses adjoints ont mis leur tenue officielle et, pour inaugurer la manifestation annuelle consacrée à l’art dans la ville, on a même sorti un quatuor à cordes. Cette année, les artistes invités sont deux jeunes Danois, Jes Brinch et Henrik Plenge Jakobsen. Bonne ambiance : tout est prêt pour le grand vernissage. Et voilà que ça dérape : aucune jolie sculpture, mais la place en question est envahie de voitures défoncées et brûlées, un amas de tôles et de verre brisé, un bus est renversé, le flanc sur le bitume. Comme un lendemain d’émeutes. Comme un 2 janvier à Strasbourg. Stupéfaction des citadins. On imagine la gueule du maire. « L’expo aurait dû durer trois mois, mais tous les soirs les gens venaient casser des voitures, des jeunes arrivaient des quartiers chauds et venaient se défouler. Ça a été un vrai scandale et au bout de cinq jours l’expo a été annulée. »
Depuis, les deux artistes ont largement récidivé : ils détruisent la très belle cafétéria du centre d’art de Copenhague, font brûler deux maternelles à Copenhague et à New York, et au très conceptuel musée De Appel d’Amsterdam, ils saccagent le guichet et un bureau. « Mais il ne s’agit jamais d’une performance, on ne se montre pas, dans des vidéos ou dans des photos, en train de casser tout ça. C’est au contraire comme si cette colère venait de quelqu’un d’autre, comme si des gens, on ne sait pas qui, étaient venus détruire ces lieux. » En disposant les signes de la colère sociale, en en reproduisant avec un réalisme poussé les effets dévastateurs, Jakobsen et son compère révèlent de manière puissante le malaise qui occupe notre civilisation. Il ne s’agit évidemment pas d’une incitation à la violence, et encore moins de sa dénonciation morale : les deux artistes introduisent une violence habituellement périphérique ou médiatique dans des lieux pacifiés (un musée, une maternelle, un quartier chic) ; vingt carcasses de voitures et un bus renversé sur la place publique suffisent pour faire acte de violence, pour dire et amplifier le sentiment d’injustice et d’abandon d’une partie de la population, pour évoquer, comme dirait l’autre, la fracture sociale.
Jes Brinch et Henrik Plenge Jakobsen se sont rencontrés en 1993 : « Jes était déjà un peu connu, il quittait les beaux-arts et moi j’étais encore à l’école. Mais il avait aimé mon expo et m’a proposé de faire quelque chose avec lui. Ça se fait très souvent et de manière très simple dans les écoles d’art anglo-saxonnes. Comme à Londres ou en Allemagne, il y a à Copenhague un milieu alternatif toujours mouvant, des expos temporaires dans des lieux récupérés… Ce n’est pas comme en France où tout semble plus institutionnel, où on a parfois l’impression que les artistes attendent qu’on vienne les chercher. Je travaille donc avec Jes, on fait des expos ensemble, mais on ne forme pas pour autant un groupe, on travaille aussi chacun de notre côté et mon travail en solo est très proche de ce que je fais avec lui. » La preuve, pour la triple expo qu’il réalise en solitaire à Paris, Jakobsen met à la disposition du visiteur une longue limousine bleu-noir, une voiture de star ou d’ambassade où des têtes de mort remplacent les habituels petits drapeaux. « J’ai repris le logo aux hackers, les pirates informatiques. Cette limousine dans Paris, c’est une sorte de virus noir qui va glisser dans la ville, c’est une ombre, une voiture-fantôme pour une ville morte. J’aime beaucoup Paris mais il faut avouer que c’est aussi une ville-musée, un peu sans vie, une grande vitrine touristique. »
En 1994 à la Fiac, avec l’installation joliment intitulée « Nitrousoxide sabotage », il mettait à la disposition des visiteurs du gaz hilarant : « Ce genre de foire, c’est tellement triste et chiant, il fallait faire quelque chose. Et puis je crois que la drogue est une nécessité pour l’homme, ce n’est pas une voie de salut, ni une solution, c’est même plutôt déprimant et dangereux, mais ça fait partie des besoins de l’homme, à tout moment et dans toute société. L’informatique aussi est une drogue, au même titre que le haschisch. Alors moi, je propose du gaz hilarant, ça dure deux minutes, ça transforme les perceptions sonores, tout devient un peu électronique. »
A la galerie Emmanuel Perrotin, il installe d’ailleurs une petite maison où les enfants peuvent venir inhaler du gaz hilarant, et une autre, version adultes et plus morbide, avec une kitchenette scandinave idéale pour un suicide au vrai gaz.« Cette pièce s’intitule Perfect crime, c’est un peu ma version personnelle du film d’Hitchcock : un meurtre au gaz mais sans l’odeur du gaz, un crime non décelable. En même temps, cette cuisine très Ikea, très danoise aussi, est une manière d’évoquer la question du suicide dans la société scandinave. » ll faut dire qu’Henrik Plenge Jakobsen n’a pas réellement vécu du bon côté du Danemark : « Je vivais à Heerlev, dans la banlieue ouest de Copenhague. Mon père est mort quand j’avais 8 ans, ma mère est toujours restée à la maison, j’ai deux soeurs et un frère. On avait un niveau de vie très inférieur à la moyenne même si on n’a jamais manqué de rien, parce qu’avec le système social danois on peut vivre correctement même quand on n’a rien ; Heerlev n’est pas une banlieue violente, non, simplement déprimante. »
A n’en pas douter, les installations violentes d’Henrik sont la traduction de cette déprime sociale. Dans une forme très immédiate, accessible à tous, Jakobsen parle le langage de la violence pour nous aider et même nous forcer à la voir : « Je suis un artiste populaire, je veux toucher le plus grand nombre ».
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