Jessica Stockholder récupère et recycle tout : matières, couleurs, formes… pour mieux interroger les concepts d’ordre et de vide.
Dix, cinquante, trois cents, mille… seaux. Des piles de seaux, entassés dans un coin, cramponnés les uns aux autres comme pour mieux aimanter le regard. Les yeux de Jessica Stockholder parcourent une nouvelle fois l’installation qu’elle vient de terminer pour la salle blanche du musée des beaux-arts de Nantes. Un à un, elle détaille les objets de ce Nit picking trumpets of iced blue vagaries. A droite, d’anciennes portes de réfrigérateurs s’étalent en éventail, montés sur des châssis dégingandés. Un filet de laine rose accueille le visiteur à l’entrée de la salle, juché sur un reste de portique.
A première vue, ces « tatillonnes trompettes de caprices bleu comme la glace » ont tout d’un débarras, d’un dépotoir, d’un nid à déchets. En réalité, cette sculpture est l’ordre même, régie par une composition digne des tableaux de la Renaissance. Une masse de bleu à gauche, une gamme de vert et jaune à droite. Un panier (retourné) au premier plan pour donner une idée de l’échelle de l’oeuvre, monumentale. Jambes de bois des panneaux métalliques élégamment croisés pour former lignes de fuite et perspective : une merveille de technique classique au service d’une création contemporaine. « Je crois que je suis douée pour les compositions, explique l’Américaine, 39 ans. Je cherche à construire des oeuvres aussi complexes que possible pour compenser le désordre induit par le foisonnement des objets que j’utilise. A chaque fois, je me pose la même question : quelle quantité de chaos puis-je canaliser en structurant ma pièce ? Elles contiennent une grande force d’abstraction. A la fois très abstraites et très concrètes. »
Ordre contre désordre, vide contre matière : depuis le début des années 80, Stockholder empile les choses pour se débattre avec ces concepts. Après l’université, elle commence à suspendre au mur des toiles de tableaux sans châssis, comme des vêtements. Elle les recouvre peu à peu de collages, montages, écrase des peluches, repeint un matelas, recouvre une cage à oiseaux de (faux) fruits et l’accroche à une paroi, non sans y avoir roulé en boule un rideau de douche en plastique. Chaque nouvelle oeuvre est un déchaînement de matières (tapis, pavés, fils électriques, vieilles valises), de couleurs et de formes, un feu d’artifices destinés à disparaître dès la fin de l’intervention. « Ces pièces sont très immédiates. Je n’y suis pas du tout attachée en tant qu’objets mais en tant qu’événements. Elles créent un événement dans un endroit précis, pour lequel elles sont construites. »
Invitée à passer six mois en résidence dans l’ancien atelier de Calder (à Saché, près de Tours, autrefois habité par Balzac), Stockholder a bâti son installation nantaise sans jamais perdre de vue les dimensions et la disposition de la salle d’exposition. Pour le musée Picasso d’Antibes, qui lui a réservé une pièce avec fenêtre donnant sur la mer, elle a sculpté une atmosphère plus chaude, plus joyeuse, parsemée de fourrure, d’un radiateur et d’une balançoire. Toujours répondre au lieu qu’elle occupe, s’adresser aux murs, ne jamais se laisser dominer par un espace. La voix posée et enthousiaste, elle dit aimer les objets « qui s’ouvrent » comme des rêves, par opposition aux symboles politiques et sociaux forts, « enfermés » dans leur fonction et impossibles à mettre en scène. Et cette ancienne étudiante en philosophie de citer une phrase de Cornelius Castoriadis sur l’inconscient « ignorant du temps et des contradictions » et la liberté des songes.
A Nantes, Stockholder a exigé que la cloison séparant la salle d’exposition de la librairie soit abattue. Une simple vitre sépare donc le brouhaha de seaux et de fragments des rangées ordonnées de T-shirts et de cartes postales. Ironie des mélanges. Vue de la boutique, l’installation prend une dimension encore plus humaine et émouvante. Comme le témoin solitaire d’une forme d’art trop accidentée et sauvage pour ne pas éclipser les clinquants posters des échoppes muséales. De l’art, brut.
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