De Metropolis à La Guerre des étoiles, Paul Verhoeven raconte les films qui ont servi de matrice à son controversé Starship Troopers, satire ravageuse de la propagande étatique et du spectaculaire intégré. Abasourdi et amusé par les attaques de la critique américaine, l’auteur de Robocop et de Basic instinct réaffirme ici sa prédilection pour un art adulte, faisant confiance à la maturité de son public et refusant un didactisme rassurant.
Metropolis de Fritz Lang (1927)
On a essayé d’utiliser ce type de décor et de visuel surtout dans Robocop. On avait revu plusieurs fois Metropolis avec les décorateurs. Les producteurs de Robocop m’ont mis devant un choix : soit on faisait un décor cher et compliqué, soit on investissait plutôt dans les costumes. Après réflexion, les costumes m’ont semblé prioritaires. Cela dit, si vous regardez bien le décor de ce film, vous constaterez qu’il est très influencé par les robots féminins de Metropolis. J’ai beaucoup d’admiration pour le film de Lang, que j’ai vu pour la première fois à l’âge de 18 ans et que j’étudie encore aujourd’hui. La scène où le couple fuit dans les souterrains avec leur lampe par exemple : j’ai utilisé ce type d’éclairage expressionniste dans le passage du tunnel de Total recall.
Le Triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl (1935)
Nous avons utilisé le style de ce film dans Starship Troopers, surtout dans les séquences du début. Il s’agissait de pointer l’imagerie utilisée par un gouvernement totalitaire. Le Federal Network (des clips parodiques façon CNN) est bien sûr un élément clé de la machine de propagande du gouvernement au pouvoir dans Starship. Ce gouvernement utilise les images comme un moyen d’atteindre ses buts. Quand on cherche un tel exemple dans la réalité, les films nazis de Leni Riefenstahl sont le cas le plus célèbre et le plus achevé. Si vous regardez ces films sans tenir compte de leur contenu idéologique, mais simplement d’un point de vue technique ou esthétique, ils sont très intéressants et très inspirés. Evidemment, après, on peut se poser la question suivante : comment fait-on pour séduire les foules et leur faire suivre un leader tel qu’Adolf Hitler ? Je crois que notre film dit clairement « Faites attention ! Ce gouvernement essaie de vous séduire avec ses slogans et ses images, il veut vous faire oublier la réalité de la guerre et de la mort. » Et la vérité de base des films de Riefenstahl, c’est qu’ils ont contribué à un meurtre de masse. Alors, pendant un moment, on peut séparer la part artistique et la part idéologique de ces films de façon à les décortiquer ; mais au bout du compte, ces deux parts sont intimement liées. On peut dire « Ces films avaient un but dégueulasse, mais quand même, ils sont vraiment beaux et inspirés » ; certes, mais leur beauté servait justement ces buts dégueulasses. J’ai été élevé dans une Hollande occupée par les nazis. Pourquoi les critiques américains ont-ils pensé une seule seconde que j’utilisais l’imagerie de Riefenstahl au premier degré, alors qu’il s’agissait au contraire de critiquer l’usage des images pour des objectifs politiques criminels. Tout le monde sait que le cinéma de Riefenstahl a servi une idéologie nauséabonde, tout le monde est d’accord pour penser que c’est condamnable : pourquoi supposer que je serais l’exception, que je ferais l’apologie débile du fascisme et de ses images ? Il me semble que je dis au public, au moyen des panneaux les plus lisibles qui soient, « Faites attention aux images et à l’idéologie du pouvoir. » Quand ce pouvoir vous martèle des messages tels que « Join us now! », vous devez savoir exactement ce que vous allez rejoindre. Alors, penser que j’ai fait un film américain à gros budget pro-nazis, c’est un peu naïf et même à la limite insultant pour moi : ça voudrait dire que je tourne des films comme un zombie décervelé, que je ne réfléchis pas une seconde à ce que je fais, que je produis juste des images sans me préoccuper de leur signification.
Them! de Gordon Douglas (1954)
J’ai vu ce film étant enfant et je ne m’en souvenais pas bien. Je savais juste qu’il y avait des créatures géantes. Et juste avant de commencer Starship, mon producteur m’a proposé de le regarder. On a donc revu Them! de façon professionnelle, en l’analysant. Quand le film ne montre pas les créatures mais seulement des ombres menaçantes, il est excellent. Par contre, quand on voit les insectes géants, ils ne sont plus très crédibles, les techniques de l’époque étaient trop rudimentaires. Mais je pense que les deux premiers Alien doivent beaucoup plus à Them! que Starship. La présence de l’ennemi invisible, ça a déjà été fait d’excellente façon dans Alien : que pourrait-on ajouter ? Ou alors, il faudrait s’orienter vers un film à la Lovecraft. J’ai d’ailleurs voulu adapter à l’écran The Doorsteps, mais je n’ai pas pu faire décoller ce projet. Lovecraft écrivait « Je ne peux pas décrire une horreur indescriptible. » Mais si j’adaptais Lovecraft, je crois que je procéderais différemment de lui, j’essaierais justement de rendre visibles les créatures indescriptibles. Dans notre film, l’ennemi est frontal, visible. Starship se passe en plein jour, dans une lumière vive, on voit parfaitement les insectes (Verhoeven s’anime comme un cartoon, mime les gestes et le bruit des combats…). Par leur taille, leur multitude, leur férocité, nos insectes fonctionnent donc différemment. Them! est basé sur le hors-champ, le non-visible. Nous, surtout si on prend comme exemple la séquence de la bataille du fort, nous sommes plus dans la lignée d’un film comme La Charge de la brigade légère. Si jamais il y avait une suite de Starship, j’irais à fond dans la représentation des créatures et je les rendrais plus horribles et dégoûtantes possible.
L’Invasion des profanateurs de sépulture de Don Siegel (1956)
J’ai vu les deux versions, celle-ci et celle de Philip Kaufman. Je me souviens bien de la première, que j’ai découverte ado dans les années 50. J’étais très impressionné. C’est un film que j’ai vu au premier degré, c’est-à-dire que je n’y ai pas réfléchi, je n’ai pas tenté de l’analyser. Il a bien sûr imprimé mon cerveau, mais au niveau inconscient. Ce n’est donc pas une influence consciente de Starship.
La Nuit des morts vivants de George A. Romero (1968)
J’ai vu la plupart des films de ce genre, dans les années 50. Mais dans le gore, le film qui me viendrait d’abord à l’esprit serait Massacre à la tronçonneuse de Tobe Hooper. Les éléments gore ont toujours été présents dans mes films, ça n’a pas commencé avec Starship. Je crois que ma fascination pour le gore provient de ma mémoire enfantine, de mes souvenirs de la guerre. Le sang coulait en Hollande, et j’ai été le témoin de maisons dévastées et de corps mutilés par les Spitfire allemands dans notre voisinage.
Air Force d’Howard Hawks (1943)
Je n’ai pas vu ce film ou d’autres films de guerre (rires)… Ou alors il y a longtemps, mais je n’en ai aucun souvenir. Les films de guerre ne m’ont jamais impressionné. Ce n’est pas un genre qui me fascine. Disons que j’ai repéré de bonnes choses dans Apocalypse now, qui n’est pas un de mes films préférés… J’aimerais un jour faire un film sur la Seconde Guerre mondiale. Le film de mes rêves sur ce sujet n’a pas encore été fait… Celui qui s’en approcherait le plus serait Patton de Franklin J. Schaffner. Ce film ose montrer quelques rudes vérités sur Patton, quoique pas assez à mon goût. Pendant la préparation de Starship, on se disait aussi qu’il faudrait revoir le Croix de fer de Sam Peckinpah mais finalement, on ne l’a pas fait. Notre lieutenant a des points communs avec le James Coburn de Croix de fer.
Full metal jacket de Stanley Kubrick (1987)
Un film intéressant. Evidemment, on a essayé de s’éloigner le plus possible des séquences du camp militaire du film de Kubrick et notamment du personnage du sergent-instructeur. Mais il était quasiment impossible de ne pas faire penser à Full metal, parce que les camps d’entraînement militaires sont tous les mêmes et que tous les sergents américains s’expriment de cette façon, avec le même vocabulaire. D’ailleurs, l’acteur qui jouait le rôle chez Kubrick était lui-même un véritable sergent. Par rapport au film de Kubrick, nous avons essayé d’exagérer le fanatisme, la dureté et la cruauté d’un camp militaire. La scène du couteau planté dans la main résume cette exagération. Ce sens du grotesque est ce qui peut différencier Starship de Full metal. Et la scène sous les douches n’est-elle pas différente également ? (rires)… Cette séquence naturiste vient de la peinture expressionniste des années 20, qui comportait beaucoup de nudité. Les jeunes artistes expressionnistes étaient fascinés par le naturisme, ils allaient souvent au bord des rivières ou au bord de la mer pour se foutre à poil et se dessiner mutuellement. Mon chef-opérateur lui-même, quand il était gamin, allait souvent en vacances dans des camps naturistes avec sa mère. On retrouvait ça aussi chez les impressionnistes : dans Le Déjeuner sur l’herbe de Manet, on ne remarque même pas qu’une femme est nue (rires)… Dans nos scènes de douche, c’est pareil, hommes et femmes sont nus ensemble mais c’est normal, on ne le remarque pas. La nudité peut parfois être le contraire de l’érotisme, comme dans Showgirls. Dans Basic instinct, il y avait plus d’érotisme, peut-être parce qu’on voit moins de nudité.
Le Massacre de Fort Apache de John Ford (1948)
Je ne me souviens pas très bien de Fort Apache. Mais je me suis plutôt inspiré de La Charge de la brigade légère de Michael Curtiz, notamment pour les séquences du fort. Et puis j’ai des souvenirs nombreux de scènes où des cowboys sont perdus et entourés d’Indiens qui attaquent de tous côtés… J’ai vu des dizaines de films contenant ce type de scène. Ai-je plus pensé à la guerre du Golfe couverte par CNN qu’aux westerns ? Dans ce cas, ça voudrait dire que les Américains sont les insectes géants, n’est-ce pas ? Parce que ce sont bien eux qui attaquaient l’Irak et roulaient sur l’ennemi, et non le contraire. Ce serait bizarre, les insectes n’ont jamais déclenché de guerre. Après tout, peut-être que les Américains n’ont pas déclenché toutes les guerres…
L’Equipée sauvage de Laslo Benedek (1954)
Je n’ai pas pensé à celui-là. On retrouverait plus l’influence de L’Equipée sauvage sur un de mes films hollandais, Spetters, qui montre aussi des groupes de motards. La beauté un peu plastique, artificielle, des personnages de Starship est surtout liée à son côté bande dessinée. Je n’irai pas jusqu’à prétendre que cette esthétique est la même que celle de Roy Lichtenstein (peintre qui a beaucoup utilisé les images de BD), mais il y a une tendance vers ce type d’approche. Quand on a posé les bases un peu futiles de notre projet, « des adolescents partent dans l’espace pour combattre des insectes géants », il y avait tout de suite la nécessité d’adopter un style approprié pour nous protéger d’une certaine stupidité. Le style BD, avec son côté lisse, déréalisé, nous y aidait.
La Guerre des étoiles de George Lucas (1977)
Sans La Guerre des étoiles, je n’aurais jamais eu le début de l’idée de Starship. Désormais, pour tout réalisateur qui désire faire un film de science-fiction dans l’espace, La Guerre des étoiles sera toujours là comme une pierre de touche. Il y a l’avant et l’après-Guerre des étoiles. Dès l’étape du design, on est influencé par La Guerre des étoiles, même en creux. Ainsi, nous avons conçu nos vaisseaux spatiaux comme de gros engins massifs pour qu’ils ne ressemblent pas aux avions de Lucas. Quand les engins dépassent la vitesse de la lumière, nous avons utilisé un effet différent de celui de La Guerre des étoiles, un effet plus réaliste puisque la courbure des formes provient plus ou moins des théories d’Einstein. Nous avons tout fait pour nous éloigner de la saga de Lucas. Mais il y a un rapport évident entre ces deux films.
Robocop de Paul Verhoeven (1987)
En un sens, Starship pourrait être le second chapitre de Robocop. Les deux films ont le même scénariste, le même style visuel, le même sens parodique flirtant avec le grotesque… Dans les deux films, il y a un sous-texte politique. Au début, le scénariste ne voulait pas inclure de nouveau une dimension politique à son travail, mais nous l’avons persuadé du contraire. Le film aurait été trop unidimensionnel. Avec le Federal Network, satire de CNN, on obtient une idée plus précise de ce que peut être la propagande militariste, l’abrutissement idéologique par les images. Cette idée était un moyen pratique et rapide d’avertir le public, de lui faire passer un message ironique et subversif. On publie en ce moment des cassettes contenant des conversations secrètes entre Kennedy et ses conseillers, Nixon et ses conseillers, etc. Ces cassettes nous donnent une idée parfois positive, mais le plus souvent négative de la politique américaine au plus haut niveau. Quand je fais un film comme Starship, j’ai tout cela en tête. On me reproche de pervertir le public adolescent auquel je m’adresse… Les gens attendent toujours de vous que vous soyez un messager, le petit coursier qui leur apporte de bonnes nouvelles. Ils n’acceptent pas l’idée que le public est suffisamment majeur et vacciné pour avoir sa propre opinion sur un film. Il faudrait toujours mettre les points sur les i, apporter un message clairement positif. Je ne suis pas du tout ce genre de cinéaste. L’art et les messages appuyés sont selon moi deux termes contradictoires. Si on énonce un message évident, on fout en l’air l’ambiguïté qui doit être la qualité première de tout art. Pourquoi faire de l’art si ce n’est pas subversif ? Il ne faut pas avoir peur de l’ambiguïté, les gens sont assez grands pour s’en débrouiller. De toute façon, aucun film ne changera les valeurs essentielles de telle ou telle personne. Pour les ados, Starship ne sera jamais vu comme un éloge du fascisme (qu’il n’est pas, de toute façon), c’est avant tout une histoire d’insectes géants ! En même temps, je ne souhaite pas être trop évident dans mon propos antifasciste. Sinon, je ne ferais pas de film et à la place, je monterais sur une estrade avec une pancarte proclamant « Le fascisme ne passera pas ! ». En sortant de mon film, je ne crois pas qu’un seul spectateur sera séduit au premier degré par mes images satiriques de propagande, au point de vouloir tout de suite s’engager pour combattre les insectes géants… Starship est en quelque sorte un film brechtien et les Américains ne sont pas très habitués à la distance brechtienne. Le film ne fonctionne pas sur cette hyper-identification qui est la norme des gros films américains. Dans une approche hollywoodienne conventionnelle, Starship se serait résolu autrement : Johnny Rico et ses amis auraient combattu jusqu’au bout et fait sauter la planète insecte pour délivrer définitivement l’humanité. Nous avons été incapables de suivre cette linéarité rassurante, nous avons préféré le doute et le scepticisme.
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