On essaie de nous faire croire qu’en matière d’art contemporain, l’actualité la plus urgente serait la fameuse polémique entre les Anciens et les Modernes. Le mieux serait plutôt de se mettre à l’écoute des artistes.
On a beaucoup, et beaucoup trop, parlé de la polémique autour de l’art contemporain. Une poignée de critiques fait semblant de se déchirer en public mais partage chaleureusement la volonté d’occuper les écrans et les ondes ; chacun défend sa position (on devrait plutôt dire ses positions, tant ce monde est peuplé de multicasquettes multicartes), mais tous, étrangement, sont d’accord sur les mêmes artistes, sur une même préférence accordée à la peinture au détriment des autres supports, oubliant par là même qu’il n’y a plus, aujourd’hui, de grand genre, plus de pratique artistique plus noble qu’une autre. Mais tant pis, l’affaire est lancée, les livres sont publiés, il ne faut pas manquer le train de la médiatisation et de l’autopromotion, alors on joue à la polémique, on fait le critique d’art comme d’autres font les animateurs télé.
Mais cela reviendrait à méconnaître les réelles retombées de cette polémique sur le champ de l’art. Il suffit d’aller dans les centres culturels et dans les galeries, de rencontrer des acteurs locaux de l’art contemporain, engagés auprès des artistes, travaillant activement à leurs réalisations, pour sentir à quel point se dégagent un sentiment amer et une impression de gâchis total. Dans le sud de la France, le responsable d’un FRAC nous explique comment certains conseillers municipaux, qui regardaient autrefois d’un oeil soupçonneux les étranges installations régulièrement présentées à leurs concitoyens, peuvent aujourd’hui s’en donner à coeur joie : « Ils arrivent aux réunions municipales avec un article de Jean Clair en main, brandissent son nom et son titre de directeur du musée Picasso comme une véritable caution morale, et en profitent pour réclamer des baisses de subvention et pour remettre en cause la politique culturelle de la ville. » Même son de cloche dans le Sud-Ouest, de la part d’un directeur de musée : « J’ai travaillé pendant vingt ans pour défendre l’art contemporain, pour l’installer dans la ville, on a développé tout un secteur pédagogique auprès des écoles et du grand public, et alors que j’avais l’impression d’avoir fait du bon boulot, alors que j’étais pleinement soutenu par la municipalité, tout s’ébranle à nouveau, le public et les élus sont devenus plus réticents face à des oeuvres et des artistes que j’avais déjà montrés sans rencontrer de problème il y a cinq ou dix ans. J’ai l’impression qu’on est tous retournés d’un seul coup au point de départ, que tout est à recommencer. » Vu de l’étranger, c’est carrément l’impression de ridicule qui l’emporte : la polémique apparaît comme une resucée de l’ancienne querelle des Anciens et des Modernes, dispute vieillote autour de valeurs périmées, pure activité de salon entièrement coupée des réalités actuelles. Est-on en 1997 ou en 1887 ? Il faut dire qu’avec les livres qu’on couronne au Goncourt, on ne sait plus très bien non plus…
En face, ou en dessous, les artistes font silence. Plusieurs raisons à cela : disons d’abord qu’ils ont autre chose à faire, quelque chose de plus urgent sans doute, de plus nécessaire assurément. Une recherche, un travail, une oeuvre qui absorbent autant leur force physique que leur réflexion. Mais surtout si les artistes contemporains se présentent de moins en moins officiellement comme des artistes, c’est parce que leurs oeuvres se situent au croisement de la création et de la société de consommation et remettent en question le statut de l’oeuvre d’art : Fabrice Hybert crée sa propre entreprise et monte une chaîne de télévision, Tony Oursler réalise les clips de David Bowie, Jeff Koons expose des aspirateurs derrière des vitrines, Marie-Ange Guilleminot vend des sacs à dos et ouvre une boîte de bouquiniste, Jean-Luc Moulène crée de fausses images publicitaires, publiées dans divers magazines internationaux, Thomas Hirschhorn s’installe sur un marché du xxème arrondissement et y vend à bas prix des assiettes travaillées à coups de scotch et de papier alu ou encore des écharpes PSG avec des slogans politiques, Douglas Gordon tatoue le doigt d’un ami, Pierre Huyghe crée à Dijon une télévision locale, Made In Eric loue son corps dans le Télé-achat de Pierre Bellemare, Eric Duyckaerts donne des conférences de physique appliquée, Maurizio Cattelan dépose deux labradors devant La Fée Electricité de Dufy au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, Alain Bublex crée un prototype automobile fictif qu’il proposera bientôt dans des magazines spécialisés en France et au Japon, Carole Benzaken peint des footballeurs, Philippe Cognée, des immeubles de la banlieue nantaise, Philippe Meste vend des armes et attaque un porte-avions dans la rade de Toulon, Bertrand Lavier pose des guirlandes de Noël sur un véhicule militaire, Claude Closky crée du papier peint avec des pubs de shampooing et envisage « Toutes les façons de fermer une caisse en carton ». Matthieu Laurette nous apprend comment vivre gratuitement et acheter uniquement des produits remboursés, l’atelier van Lieshout crée des installations de survie et autres mobil-homes, Lucy Orta imagine des sacs de survie, Krzystof Wodiczko construit des véhicules habitables pour les sans-abri de New York. Tous ces artistes parlent, chacun à leur manière, et tous ont été visibles en France durant l’année 1997. Dans Les Inrockuptibles, la majorité ont fait l’objet d’un compte rendu critique attentif. Au lieu d’être défendu à coups de contributions plus politiquement correctes qu’esthétiquement assumées, l’art contemporain a été montré. Car ce n’est pas tant de défendre l’art contemporain qu’il s’agit, mais plutôt de tout faire pour qu’il puisse porter ses attaques là où ça fait mal. La liste est longue des artistes qui ont retenu notre attention, elle témoigne de la richesse des pratiques et des interrogations. A qui la faute s’ils n’ont pas tous été entendus, si le message qu’ils nous portent n’a pas toujours été ni compris ni répercuté ?
Jean-Max Colard & Sylvain Bourmeau