Sans doute l’une des figures les plus déterminantes de l’art contemporain, Bruce Nauman est inclassable tant sa production est riche et diverse. Projection de visages démesurés hurlant dans une salle obscure, figures en néon pornographiques, jeux de mots triviaux et lumineux : l’inventaire non exhaustif de ce qui sera exposé à partir du 15 décembre au Centre Georges Pompidou.
« PAY ATTENTION MOTHERFUCKERS. » Cette phrase écrite à l’envers sur papier a l’avantage d’être claire : on se doit d’être vigilant et Nauman se charge de nous le rappeler. La moindre oeuvre de Nauman a l’effet d’un seau d’eau glacée : vous êtes saisi, les yeux grands ouverts. « Je cherche à faire un art, dit-il, qui agit comme un coup de batte de base-ball en pleine face, ou comme un coup sur la nuque qu’on ne voit pas venir et qui vous étend. » Il vous aura prévenus donc : la manière dont Nauman interroge, dissèque, destructure le monde ne laisse pas indifférent. Dans l’oeuvre de Nauman, rien n’est à sa place, du moins à celle attendue, tout est transposé, inversé, contradictoire et incertain. Son approche consiste à désarticuler tant les règles du langage et de la perception visuelle que celles des comportements.
Le langage dérape : « Run from fear » devient « Fun from rear » ; ces deux phrases écrites en néons jaunes et verts sont une contrepèterie énigmatique particulièrement triviale : « cours de peur » et « prends ton pied par derrière ». Perturbations visuelles, des chaises sonores sont étrangement suspendues entre trois poutres métalliques. Trouble des comportements, une installation vidéo, Violent incident, nous montre un homme qui aide poliment une femme à s’asseoir. La scène bascule quand celui-ci retire la chaise, la femme tombe, les cris fusent, elle en vient au meurtre. Cette installation de douze moniteurs vidéo, qui diffusent, désynchronisés et avec des couples différents, une scène de ménage d’une violence inouïe, est à l’image du travail de Nauman : déplacé, décalé et cruel comme peut l’être cette blague d’enfant lorsqu’elle est pratiquée par des adultes.
Particulièrement riche et complexe, l’oeuvre de Nauman interpelle, dérange nos préjugés, interroge notre manière stéréotypée, convenue et/ou biaisée de voir le monde. Qu’il s’agisse de ses installations vidéo, des corridors, de ses sculptures en cire ou de ses phrases forgées en néon, Nauman nous propose d’expérimenter les choses, et par là d’entrer dans l’intimité des processus qui nous permettent de faire le lien entre le monde et la manière dont on se le représente. Partant d’une idée dont il dévoile la structure, chaque oeuvre est l’aboutissement d’une expérience à travers laquelle il met en forme une interrogation. C’est ainsi qu’il nous propose de participer, d’expérimenter ses oeuvres. Il ne s’agit pas de contempler passivement, mais de s’engager dans les cheminements de sa démarche.
Influencé par les raisonnements mathématiques, qu’il a étudiés avant d’entreprendre sa formation artistique, Nauman conçoit ses oeuvres comme des démarches expérimentales : « Je m’intéresse à la logique et à la structure des mathématiques et surtout à la façon dont on peut renverser cette logique.« Et c’est en désarticulant toute forme de système qu’il en extrait le sens profond. S’il abandonne très tôt la peinture, c’est pour expérimenter une multitude de médiums qui lui permettent d’articuler ses hypothèses. Depuis trente ans, Nauman ne s’est jamais cantonné dans un style ou un mode d’expression particulier, il part d’une idée et tente, par n’importe quel moyen, de la mettre en oeuvre.
Dans les années 60, il filme des mises en scène corporelles complexes et réalise des jeux de mots qu’il transpose en représentation plastique : From hand to mouth (expression qualifiant quelqu’un de dépensier) est une sculpture-moulage hyperréaliste qui représente la partie du corps qui s’étend de la main à la bouche. Le reste de l’anatomie est absent comme pour signifier le dénuement du corps. On retrouve cet intérêt pour les jeux de mots dans des photos de la même époque : Eating my words montre l’artiste en train de tartiner des morceaux de cake formant le mot « words ».
Plus tard, dans les années 80, c’est à travers des images en néon, souvent pornographiques, que le corps-consommateur est enfermé dans des gestes stéréotypés. Ou alors, ce sont des corridors étroits dans lesquels le visiteur filmé expérimente son propre corps dans un espace paradoxal. Ces quelques exemples sont autant de moyens par lesquels il met en jeu ce flirt insidieux avec l’irreprésentable, l’intervalle et le lien insaisissable entre toutes choses : la vie et la mort, l’intérieur et l’extérieur, les mots et ce qu’ils désignent.
Nauman est à la recherche « d’un art qui pousse aux extrêmes, qui oblige à prendre une conscience élevée de soi et de sa situation, souvent, sans qu’on sache ce à quoi on est confronté et/ou ce dont on fait l’expérience. Tout ce qu’on sait, c’est qu’on est poussé dans un lieu auquel on n’est pas habitué et que ça implique de l’angoisse.«
Par des procédés qui consistent à destructurer le langage, décontextualiser des situations et des objets, déplacer des valeurs et des intentions, Nauman met en jeu le rapport entre la norme et l’écart, se joue des limites entre les règles qui nous définissent et ce qu’on en fait. C’est à travers la confrontation de la norme et ce qui lui fait défaut qu’il fait surgir les mécanismes qui régissent notre rapport aux choses. Les oeuvres de Nauman dérangent parce qu’elles bousculent les règles que nous nous infligeons ou que la société nous inflige. A quel jeu joue-t-on et quelles en sont les règles ? Dans le néon Hanged man, comme dans le jeu du même nom, la potence s’illumine en premier, ensuite le bonhomme et enfin celui-ci, recroquevillé et en érection, est irrémédiablement pendu. La figure s’éteint et la séquence recommence. Personnage manipulé par un jeu qui n’a pas de joueur, dont la règle et le dénouement sont définis d’avance, Nauman nous renvoie à la condition humaine assujettie à des règles qui nous dépassent. A propos de cette oeuvre, Nauman précise : « Quand je prends un jeu comme base, je le sors de son contexte pour l’appliquer à des situations morales et politiques. » Car si Nauman joue avec les règles, c’est pour nous mettre en face d’une réalité qui n’est pas facile à accepter : « Mon oeuvre est issue de la colère que provoque en moi la condition humaine… Notre capacité de cruauté, la faculté qu’ont les gens d’ignorer des situations qui leur déplaisent. » Alors, c’est entendu : « PAY ATTENTION MOTHERFUCKERS. »
Sébastien Pluot
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