Pendant près de vingt ans, le principal compagnon musical de Barbara s’appelait Roland Romanelli. Il revient ici sur leur histoire, entre blagues et cruauté, commencée en comédie et finie en tragédie.
Quand j’ai rencontré Barbara, j’avais 20 ans et elle 36. Son musicien Joss Baselli avait cité deux noms d’accordéoniste pour le remplacer après son départ et elle avait gardé le mien en mémoire. J’étais arrivé à Paris peu de temps avant et j’avais commencé à me faire une petite réputation en tournant avec Colette Renard. J’avais aussi gagné deux ou trois concours mais, malgré ces quelques faits d’armes, j’étais cloué dans un magasin de musique où je faisais des démonstrations d’accordéon. Et puis un jour, au magasin, Barbara m’a appelé pour me demander de jouer avec elle. J’ai d’abord cru à une blague, tellement ça semblait incroyable. Jouer avec Barbara, c’était un rêve complètement fou qui se réalisait. Dans la vie, je m’étais fixé pour but de devenir accompagnateur : pour elle ou pour Brel. Or, Brel venait d’arrêter les concerts.
Que saviez-vous de Barbara à cette époque ?
Elle était encore très jeune, mais pour moi, c’était déjà un monstre. Au téléphone, elle m’a dit « Je dois partir en tournée dans trois jours, il faut qu’on se voie très vite. » J’ai d’abord rigolé un moment. Je suis quand même allé au rendez-vous, au Moulin de la Galette et j’ai vu que ça n’était pas une blague. Elle était là, à quelques mètres, elle m’a fait un geste de la main pour que je m’approche. Je n’avais pas compris que c’était pour moi, c’est son chauffeur qui m’a dit d’avancer. Elle m’a pris la main et m’a dit « Ne vous inquiétez pas, tout ira très bien. Rendez-vous demain à la maison, on travaillera mon répertoire. » Sa secrétaire m’a donné ses disques, j’ai tout écouté et retranscrit en une nuit, dans ma chambre de bonne. Le lendemain, je suis allé chez elle pour répéter et trois jours plus tard, nous partions en tournée en Italie.
Vous êtes resté vingt ans à ses côtés, avec un rôle qui dépassait largement le cadre de la musique.
Je ne sais pas comment on peut appeler ça. Disons que j’avais le rôle d’homme de vie je ne sais pas si l’expression existe. D’une certaine manière, on vivait ensemble, on voyageait ensemble, on passait tout notre temps ensemble. J’étais son musicien, son chauffeur, son garde du corps. J’étais aussi celui qui la protégeait et c’est sans doute ce qui me rend tellement malheureux maintenant qu’elle n’est plus là. En fait, je n’arrive pas du tout à réaliser qu’elle vient de s’en aller, parce que nous avons été si proches si longtemps… Hier encore, je pensais que c’était une farce. Parce qu’elle en était capable : tout orchestrer puis réapparaître en disant « Bon, je voulais savoir comment ça se passerait le jour de ma mort, c’était juste une répétition » (rires)… A l’annonce de sa mort, j’étais effondré. Le premier jour, j’étais totalement abattu. C’est vingt ans de ma vie… Et même si Barbara pouvait être dure, possessive, exclusive, c’était un amour de femme. Ce que les gens savent moins, c’est que cet amour de femme-là pouvait aussi être extrêmement cruelle, et que c’est précisément ces deux aspects qui faisaient d’elle un être unique.
Quel souvenir gardez-vous de vos séances de travail ? On dit qu’avec Barbara, rien n’était jamais acquis, qu’il fallait sans cesse tout remettre en question.
C’était une grande travailleuse, qui pouvait passer six mois sur une chanson. Une vraie perfectionniste, follement exigeante, qui refusait toute distraction lorsqu’on se mettait au boulot. Parfois, on passait deux jours sans manger. Mais j’ai toujours pensé que dans ce métier, il fallait en passer par là, tout donner, tout sacrifier. Pour moi, c’était aussi une musicienne née, quelqu’un qui écrivait à l’instinct. Le travail ne faisait pas tout.
Vous la dites exclusive. Etait-elle jalouse de votre vie sans elle ?
Bien sûr, et c’était très dur à gérer je me suis marié quatre années après nos débuts ensemble. Sur le plan strictement artistique, je sais qu’elle aurait très mal accepté que j’accompagne d’autres artistes en tournée. Les rares fois où j’ai accompagné des gens pour des émissions à la télévision, je lui ai toujours demandé l’autorisation. Par respect, d’abord, et aussi parce qu’avant d’être avec elle, je n’étais rien. C’est Barbara qui m’a fait… Et lorsque je lui faisais effectivement une infidélité, il lui arrivait fréquemment de me gueuler dessus, ou de se moquer de moi. Barbara adorait se moquer, c’était une manière pour elle de se situer. Au téléphone, elle prenait souvent des voix étranges en se présentant comme une autre chanteuse. « Allô, c’est Untel, passez-moi Roland. » Ce genre de bêtises la faisait beaucoup rire.
Après vingt ans de vie commune, vous cessez soudain de travailler ensemble.
C’est moi qui suis parti, et vraiment pour rien. Pour rien ! Une bêtise, un mot de travers ! Juste parce que je n’ai pas adhéré à un disque qu’elle préparait… Je suis très orgueilleux, et elle, dix fois plus que moi : alors même si on s’aimait, même si on avait envie de se retrouver, rien ne s’est plus jamais passé. On attendait tous les deux que quelque chose se passe, un mot, des retrouvailles, mais ça n’est jamais venu. Barbara est une femme qui va au bout de ses idées. Notre histoire le prouve : vingt ans de vie commune et puis plus rien, c’est assez extrême.
A l’origine de la brouille, y a-t-il une simple histoire de désaccord artistique ?
Quelques remarques à propos du disque de Lily passion qu’elle n’a d’ailleurs jamais sorti. Le spectacle, tel qu’elle l’avait imaginé, était fabuleux, mais au moment de préparer les musiques, j’ai senti que quelque chose n’allait pas. Pour moi, ce que nous faisions n’était pas bon, et c’était mon devoir de le dire même si, sous l’effet de la colère, j’ai eu le tort d’en parler à Gérard Depardieu et pas à elle directement. En tout cas, elle n’a pas supporté que je sois en désaccord. Elle est venue vers moi et m’a dit « C’est pas bien, ce qu’on fait ? » Je n’allais pas mentir, alors j’ai répété ce que je pensais et elle a dit « Alors je ne vois pas ce que tu fais là. » Du coup, je suis parti, comme un imbécile, sur un coup de tête, et tout a été fini entre nous. C’était un mois avant la première. Les semaines qui ont suivi ont été très dures pour moi comme pour elle, je crois. A l’origine, Barbara a sans doute senti qu’elle me perdait. J’émettais des réserves sur son travail et je commençais à écrire des musiques de films, à m’éloigner, ce qu’elle ne supportait pas.
Elle n’a jamais essayé de vous revoir ?
Une fois, elle m’a appelé à mon studio. J’ai tout de suite reconnu sa voix. Elle a dit « Bonjour, je suis bien chez Jean-Michel Jarre ? » Je ne sais pas ce qui m’a pris je n’ai rien contre Jean-Michel Jarre , mais j’ai dit « Vous vous trompez de personne, madame » et j’ai raccroché. Ensuite, plus rien… Je sais qu’on s’intéressait l’un à l’autre par personnes interposées, chacun sachant que l’autre était malheureux, mais ce n’est jamais allé plus loin. J’ai voulu aller voir son spectacle au Châtelet, mais elle ne voulait pas. Elle avait dit à des amis communs que si elle me voyait dans la salle, elle s’arrêterait immédiatement de chanter. Elle ne l’aurait pas supporté… C’est vraiment terrible, parce que j’aurais dû la revoir. Ça, c’est vraiment dur à vivre en ce moment. En un sens, sa mort est un accident pour moi, parce que je m’étais mis en tête de la revoir, peut-être en fin d’année, peut-être au moment des voeux.
Il y a dans votre histoire tous les ingrédients de la rupture amoureuse.
Mais c’était une histoire d’amour ! On ne se sépare pas aussi douloureusement d’un partenaire de travail. Et on ne peut pas remplacer vingt ans de complicité comme ça, en claquant des doigts. Ce qui est terrible, c’est que notre relation a toujours été d’une limpidité absolue. Pas le moindre non-dit, pas de divergence cachée, muette. On savait tout l’un de l’autre et on s’est séparés comme ça, sans rien dissimuler, sans mensonge. Ce qui correspondait certainement à son idée d’une rupture : Barbara m’avait toujours dit qu’on devait se quitter quand tout était clair, au plus beau d’une relation. Elle me l’avait souvent dit : « Toi et moi, on se séparera au sommet de notre histoire. » C’était une femme entière, absolue, et puisqu’elle ne pouvait pas me garder tout entier pour elle, elle préférait qu’on se quitte. C’est dire si elle était orgueilleuse, fière, cruelle. D’ailleurs, elle était comme ça avec tous ses amis : douce et cruelle à la fois. Son seul amour intégral était le public. Eux, elle les aimait vraiment complètement, elle voulait les rendre heureux. C’est pour ça qu’on passait tellement de temps sur la route. Certaines années, nous avons fait plus de trois cents galas. Barbara voulait ça : elle voulait aller chez les gens, dans les sous-préfectures, dans les villages. Elle adorait manger dans les petits restos ouvriers, se payer une saucisse-frites dans un bistrot de quartier ou sur un quai de gare, à des heures pas possibles, histoire de rencontrer les gens… Et les gens l’accueillaient si bien. Avec des mots gentils, et surtout beaucoup de respect. Ils la prenaient pour un ange et se tenaient quelques pas en retrait.
L’avez-vous parfois sentie seule ?
Sa solitude, c’était son petit jardin secret, et puis aussi un moyen de nourrir ses textes. Mais le plus souvent, elle n’était pas si seule que ça. Pendant vingt ans, j’étais très présent et puis il y avait tous ses amis. Mais elle avait aussi ses secrets, ses moments de solitude lorsqu’elle a eu ses problèmes de voix, par exemple, après Pantin. Elle n’en parlait pas, elle cachait la vérité. J’ai deviné qu’elle avait un grave problème une corde vocale distendue en l’emmenant à ses cours de rééducation. Mais dans la voiture, elle refusait d’en discuter. Elle savait que je savais, mais elle ne voulait pas l’admettre. Elle n’acceptait pas l’idée d’un déclin. Elle voulait mourir belle.
En apprenant sa mort, vous êtes-vous senti exclu, à l’écart du groupe de ses intimes ?
Non, parce que nous avons été si proches l’un de l’autre que ces douze années sans se voir ne comptent pas. Elle et moi, c’est comme si c’était hier. Et puis j’ai eu le temps de me préparer à l’idée de sa mort même si c’est un choc lorsqu’elle survient effectivement. La mort, nous en parlions très souvent, ce n’était vraiment pas un sujet tabou pour elle. Au début, Barbara me disait toujours qu’elle voulait mourir à 42 ans je ne sais pas pourquoi elle avait choisi ce chiffre-là alors vous voyez, elle a fait du rab’. Elle m’avait vraiment conditionné à ça, c’était pour nous un sujet de rigolade, et c’est ce qui m’aide à surmonter ma peine en ce moment… Les gens n’imaginent pas ce genre de trucs, mais elle et moi, on rigolait tout le temps comme des fous. Et on pouvait rire de tout. Lorsqu’on partait en tournée tous les deux, dans sa Mercedes, il nous arrivait souvent de tailler la route directement après les concerts, la nuit, pour rallier la ville suivante puis on dormait en arrivant, pendant la journée. Or, la nuit, dans la voiture, on parlait pendant des heures. De tout : de la vie, de la mort, de tas de trucs anodins ou graves, et on riait comme des dingues. Ces moments-là resteront comme les plus beaux matins, les plus beaux levers de soleil que j’ai connus de ma vie. C’était des heures uniques, parce qu’on vivait tellement intensément ce métier, cette aventure… Et on riait en permanence, parfois à se rouler par terre, sur le trottoir, pour une bêtise, une blague. Barbara avait un humour dingue et adorait l’autodérision, qu’elle pratiquait à merveille. En même temps, elle avait beaucoup de respect pour les gens et en particulier beaucoup de respect pour ma femme… Alors voilà, notre histoire, c’était ça : beaucoup de crises de rire, d’émotion, des milliers de moments uniques, et jamais une minute d’ennui. C’est difficile à expliquer, parce qu’il n’y a pas de mot pour ce genre de relation, alors disons simplement que nous étions extrêmement proches. Barbara, elle, aurait peut-être trouvé les mots qui conviennent.
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