Malgré son jeune âge, Stéphane Braunschweig est un homme d’expérience : un lecteur sage (trop ?) et avisé des grands textes fondateurs du théâtre. Son Measure for measure de Shakespeare offre un parfait exemple de son savoir-faire.
Stéphane Braunschweig a la tête bien faite et bien pleine, modelée dans les meilleures grandes écoles françaises : hypokhâgne, Normale Sup et des études philosophiques. Des écoles au sein desquelles il met en scène quelques spectacles avec des copains, avant d’entrer véritablement en formation théâtrale à Chaillot auprès d’Antoine Vitez. « J’ai eu cette grande chance de travailler avec Vitez. C’est vraiment là que je me suis formé. A travers son enseignement et aussi parce que nous avions à notre disposition un outil de travail permanent. Comme on n’était que deux à être entrés à l’école pour la mise en scène, on travaillait toute la journée avec les élèves acteurs. C’est aussi là que j’ai rencontré ceux avec qui j’ai fait mes premiers spectacles. » A 33 ans, il a presque déjà vécu la moitié d’une vie de metteur en scène, un parcours exemplaire qui fait de lui l’héritier légitime d’une famille trop heureuse de pouvoir reconnaître un fils prodigue.
Nommé en 1993 à la tête du Centre dramatique national d’Orléans, il a été le premier de sa génération à avoir une telle assise. Braunschweig rassure. Il monte les grands textes dans la tradition, saupoudrant çà et là un dévergondage bien pensé pour qu’on ne le confonde pas totalement avec ses pères. « Je ne tombe pas du ciel. Le travail que je fais a des influences, que ce soit Vitez, Grüber ou le théâtre critique. On vient d’une histoire qu’on ne peut pas nier. Je ne suis pas en rébellion contre l’institution si elle se donne les moyens de se critiquer elle-même, si elle met le ver dans la pomme. Je cherche simplement à travers les textes à me confronter à la difficulté de leur compréhension, à l’étrangeté qu’ils transportent. Ce sont tous de grands textes, c’est-à-dire qu’ils interrogent, posent des questions et ne donnent pas nécessairement de réponses. Aujourd’hui il y a cette tendance à faire des spectacles qui ne jouent que sur des signes de reconnaissance. On essaie de mettre en scène des choses auxquelles les gens vont s’identifier. On parle de théâtre de « proximité » comme d’agent de proximité ou de police de proximité. D’une part, je trouve ça assez ennuyeux, et d’autre part, ce n’est pas la fonction de l’art. L’art doit ouvrir les fenêtres et amener vers l’inconnu, l’étrange. Quand il a tout reconnu, le spectateur ne repart avec rien sinon une satisfaction immédiate. Là où je me situe, c’est plutôt dans un théâtre du sens, dans la provocation de l’étrangeté au sens freudien de « l’inquiétante étrangeté », pour que le spectateur se questionne et qu’il travaille. Il n’est pas là pour se divertir sans effort, mais pour repartir avec quelque chose. »
Braunschweig vient de mettre en scène Measure for measure de Shakespeare, en version originale sur-titrée avec des acteurs anglais, et entame les répétitions de Dans la jungle des villes de Brecht. Mesure pour mesure est une pièce qui dénonce un état de trop de vertu. « C’est une pièce sur la corruption. Pas seulement la corruption politique, mais aussi celle des corps, la corruption d’une vierge. Ces personnages ont tous un grand désir de pureté et Shakespeare dit assez clairement que la pureté, ça n’existe pas. » Pour sauver son frère condamné à mort pour avoir engrossé sa future femme, une jeune nonne va supplier le régent d’être moins sévère, « condamner la faute sans condamner le pécheur ». Sous le masque de père la vertu, Angelo, c’est son nom, cache une perversité sadique, répondant au tandem tyrannie et lubricité. Séduit par le charme innocent de la jeune fille, il lui met entre les mains le marché suivant : la vie du frère contre sa virginité.
Braunschweig se saisit de cette tragicomédie en mettant en branle toute sa mécanique intellectuelle. Une lecture sans ratés, une symbolique parfaitement lisible (le rouge pour le bordel, le noir pour l’enfer, la toile d’araignée pour l’emprisonnement auquel chacun est soumis). Les acteurs s’en donnent à coeur joie, jouent sur tous les registres, de l’humour à la froideur contenue d’un tempérament réputé britannique. La machine théâtrale roule, impeccable. Il lui manque une signature, l’identité d’un parti pris artistique fort. Le spectacle n’est finalement mis dans aucune perspective contemporaine, il se suffit à lui-même, et on attend plus de secousses et d’interrogations, quitte à perdre un peu de superbe.
Stéphane Braunschweig a tendance à jouer la carte de la force tranquille. Ce n’est pas un idéaliste doux rêveur mais un pieux réaliste. Il sait exactement que sans compromis on n’obtient rien, ne se risque à aucun jugement à l’emporte-pièce et, comme le duc de Mesure pour mesure, est un adepte des voies médianes. « Je suis partisan de revaloriser la vie politique. Ça m’énerve quand on tape sur les hommes politiques. Il faut au contraire par tous les moyens possibles raviver ce terrain. De tous temps et dans tous les gouvernements, ils sont partagés entre pragmatisme et utopie. Aujourd’hui, on parle de promesses non tenues : c’est ça le rôle d’un homme politique, négocier entre la réalité et l’utopie. Aujourd’hui, il faudrait être pur ! On ne peut pas. On a l’impression que la seule chose qui compte, ce sont les procès d’intention, et ce n’est pas avec cette méthode qu’on résout le chômage. Bien sûr, cela ne veut pas dire que quand il y a des « affaires », il ne faut pas mettre les gens en tôle. Mais il y a une dérive à vouloir que tout le monde soit un saint. Je pense qu’on ne peut pas faire de la politique, on ne peut pas faire du théâtre, on ne peut pas faire grand-chose avec des saints. Cette espèce de désir de sainteté est très inquiétant. C’est tout le thème de Mesure pour mesure où Shakespeare nous aide à être lucide, et en plus, dans le plaisir. » Derrière le visage lisse et le geste tranquille, Stéphane Braunschweig serait-il habité de démons ?
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