Sur son premier album, Megiddo, le blues retrouvait ses jambes de 20 ans. Normal : Lauren Hoffman a 20 ans à peine mais déjà une maturité impressionnante, faisant d’elle l’une des meilleures raisons de fréquenter le rock féminin depuis PJ Harvey. Ignorée par l’Amérique, la New-Yorkaise vient cette semaine en France jouer ses chansons de chair et, surtout, de sang.
« Contenance du bar : 187 personnes. Au-delà : danger. » Peu de risque ce soir-là au Brownies Club, bar sombre et crapoteux d’Alphabet City, à l’entrée masquée par une benne à ordures et un échafaudage en ruine. Au pic de fréquentation, on ne recensera qu’une ironique quarantaine de New-Yorkais pour le concert de Lauren Hoffman, quasi anonyme et noyée dans une affiche où elle ne fréquente que des inconnus.
Entourée d’un contrebassiste et d’un batteur, Lauren Hoffman essaiera pendant une bonne demi-heure de tirer les consommateurs de leur apathie peine perdue, la bière gagnera à chaque fois le bras de fer entre la chanteuse et le comptoir. Revigorant concert pourtant. Lauren Hoffman va droit au but, donne avec une férocité revancharde des versions brutales et rugissantes de ses chansons, de la vicieuse comptine The Cannibal Ed à l’étrange Persephone, froidement magnétique. La voix assurée et douce empêche l’impression totale de méchanceté ostentatoire, destinée à attirer l’attention des bavards. Féminine, Lauren Hoffman habille de Gucci des musiques qui chez Patti Smith ou PJ Harvey se complairaient dans des fripes sauvées des puces, entoure de plumes et de moire l’inquiétante et fragile armature anorexique de ses chansons. Mais les New-Yorkais paraissent totalement insensibles à la mode. « J’en ai ras le bol de jouer dans des bars merdiques. Les gens parlent, sont là pour picoler, draguer, je déteste ça. Quand j’ai commencé à chanter, je n’imaginais pas que j’aurais à jouer dans des bars pourris, je pensais tout de suite faire de vraies tournées avec un groupe… Les seuls concerts bien que j’ai faits, c’était au Lilith Festival. C’était rafraîchissant de pouvoir jouer devant des gens qui sont là pour écouter, des filles de mon âge, mes pairs. Je ne demande pas la gloire, j’aimerais juste avoir un succès moyen qui me permette de tourner décemment. »
Deux mois plus tard, lors de son premier concert parisien, Lauren Hoffman trouve un public plus réceptif. Et tombe presque du coup en panne de rage, se livre avec plus d’économie. Modeste, elle ne force jamais sa voix qui rage ou ronronne naturellement, se retranche derrière sa guitare, sourit timidement au public, prend des risques. Version laid-back et jazzy de son « tube » Rock star, concentration et recueillement triste, pitreries du batteur (qui finit par jouer avec une planche à laver et une brosse à cheveux), country effrontée, folk à la guitare électro-acoustique, atmosphère lynchienne : ce soir-là, Lauren Hoffman oscille entre les registres, démontre avec précision et tranchant l’étendue d’un talent acquis au berceau et solidement entretenu depuis soit vingt années tout rond.
Elevée en Virginie par des parents artistes (père musicien, fan de Carole King, Beatles ; mère prof de yoga et fan de musique irlandaise), Lauren Hoffman fut donnée en pâture à l’art à l’âge où les autres enfants s’éveillent l’imagination en compagnie de Barbie et de Beverly Hills, où la conscience musicale naît à l’écoute de MTV. Pour la petite Lauren, pas le choix : chez les Hoffman, on n’avait pas la télé. Peu de jouets, mais une basse à 11 ans. « J’écrivais déjà des chansons et des poèmes quand j’étais enfant. On n’avait pas la télé à la maison, donc l’art et la création artistique étaient les seuls moyens de m’amuser. Comme tous les enfants, j’avais des choses à exprimer, mais moi, je n’étais pas paralysée par tous les amusements et jouets que la société offre. Je n’avais rien, donc je m’inventais des trucs, j’écrivais pour passer le temps. Je ne sais pas d’où venaient mes idées. Je n’ai jamais été très rêveuse, la tête dans les nuages. J’étais plutôt réaliste et terre à terre, j’ai toujours préféré parler de ce que je voyais autour de moi, pour ensuite l’interpréter à ma façon. Par la suite, jamais mes parents ne m’ont dit « Fais des études et trouve-toi un vrai travail. » C’est finalement le travail qui va la trouver, très jeune : à 13 ans, elle qui compose déjà très fastoche ses propres chansons, se retrouve enrôlée par le Dave Matthews Band groupe pop-hippie au centre de la nébuleuse musicale virginienne et gourou des babas clean de tous les campus. Tête baissée, refusant de perdre du temps, elle rejoint un petit groupe de filles de la campagne, September 67, quelques années plus tard. Elle y joue de la basse, s’amuse, mais deux ego, ça fait des dégâts dans un groupe de filles : dans la guerre des nerfs qui l’oppose à Shannon, leader du groupe, Lauren Hoffman choisit de déserter.
A 17 ans, il est urgent pour elle de parler aux gens, de mettre ses chansons en avant, de voler de ses propres et fluettes ailes, de quitter ses parents et la provinciale Virginie pour, enfin, vivre de sa musique et, paradoxalement, dépasser les espérances et encouragements parentaux. « Adolescente, j’étais un peu prisonnière là-bas. C’était dur de trouver des disques, je ne connaissais que des gens plus âgés. Moi, je voulais découvrir le monde. Avec September 67, on a joué dans toute la Virginie, dans le Midwest, j’ai découvert beaucoup d’endroits grâce à ça. Quand j’ai quitté le groupe, j’ai pensé qu’il était temps de partir et j’avais dans l’idée d’aller à New York. Pas franchement par fascination pour la grande ville, mais parce que j’ai de la famille là-bas, on y allait souvent en vacances quand j’étais plus jeune. Et j’avais un ami là-bas, Jeff Buckley. On s’était rencontrés alors qu’il faisait une tournée en Virginie et on s’est revus par la suite à New York. Je profitais des visites de famille pour aller le voir. La façon dont il vivait là-bas quand il a commencé sa carrière me fascinait complètement. Ça me paraissait tellement cool de jouer toutes les semaines au Sin-é. Il avait une telle aura, tout ce qu’il faisait était entouré par un halo mystique, il a toujours fait en sorte que sa vie soit vue comme un beau mythe. Moi, je voulais faire comme lui, sa vie avait l’air si romantique. Je partageais un appart et vivais avec plein de gens différents. J’adorais ce mode de vie bohème. Je me sens plus adulte maintenant, j’aspire à d’autres choses, j’ai envie de me poser, d’avoir un appartement tranquille, une cuisine… Mais à 17 ans, je ne pensais qu’à picoler du vin, courir partout et m’amuser. Et surtout, je voulais partir loin de ma famille. Je voulais leur prouver que j’étais capable de gagner de l’argent par moi-même et que je pouvais être complètement indépendante. Ça me semblait plus évident d’y arriver à New York. »
Trop décidée à réussir, trop opiniâtre et résolue pour se complaire longuement sans agir dans la bohème du Village, dans le confort d’une petite rente allouée par maman, Lauren Hoffman garde son romantisme sous le traversin, met en veilleuse son admiration pour les artistes torturés, tourne admirablement l’envers du rêve new-yorkais à son avantage : en attendant patiemment de vivre de sa musique, elle utilise sa plastique pour joindre les deux bouts. « Je posais pour des élèves dans des écoles d’art. Ce n’était pas très dur comme boulot, même si je posais nue et me sentais complètement vulnérable. Une seule fois j’ai pleuré : je m’étais fait engueuler et traiter d’incapable parce que j’avais bougé… Cela dit, ce job m’a servie. Auparavant, j’étais très nerveuse avant de monter sur scène. A partir du moment où j’ai commencé à poser, j’ai réalisé que si je pouvais me montrer nue devant un tas d’inconnus, j’étais parfaitement capable de me montrer habillée sur scène. » Et emmitouflée dans ses chansons. Lauren Hoffman est la contradiction faite femme, l’illustration même de l’extraversion et de la brusquerie propres aux timides. Elle avoue se désaper sans frémir devant des inconnus et nous balance à la figure son amitié avec un mort célèbre la première rencontre new-yorkaise se termina par un refroidissant « J’avais un ami. Jeff Buckley. Il est mort maintenant. » Mais elle sait aussi se révéler pudique, réservée, fragile. Ses phrases restent régulièrement en suspens, au bord de confidences qu’elle craint comme un vertige. Lauren Hoffman et ses contradictions finissent par mettre mal à l’aise. Elle reste discrète, secrète, voire muette sur des sujets anodins. Tout en se refusant à analyser des paroles qui réjouiraient n’importe quel étudiant en première année de psycho. Contrairement à la plupart de ses consoeurs toujours prêtes à disserter sur leurs textes, à ouvrir bien grandes les écluses de leur vague à l’âme, elle se renferme, refuse de s’expliquer, chichite et livre finalement aussi peu d’elle qu’elle sait être violemment directe et économe de fioritures sur scène. Repoussant les clichés mis en avant par d’autres chanteuses d’Amérique mièvres choses politically correct ou salopes revendiquées , Lauren Hoffman agrippe son malaise, son agressivité et ses bizarreries dans la violence de sa musique, dans le flot d’énergie qu’elle laisse échapper sur scène et dans ses paroles viciées et perturbantes voir son utilisation quasi abusive du mot « sang » et ses dérivés, son penchant pour l’amour glauque. « J’ai besoin d’écrire sur les choses qui me dérangent, que je n’arrive pas à gérer. J’écris pour me débarrasser de ce qui me gêne. Je mets beaucoup de moi-même dans les chansons, mais ce n’est pas particulièrement courageux, c’est plutôt honnête. Certaines chanteuses se confessent encore plus dans leurs textes que je ne le fais, Ani Di Franco par exemple. Je pourrais en dire plus. Mais je sais me protéger, je peux me cacher derrière des mots. C’est trop effrayant de savoir que les gens vont avoir accès à ce que je pense. » On n’est pas certain de vouloir en connaître davantage, n’ayant aucune envie de réveiller, en direct, la furie qui sommeille en elle. On laisse donc Lauren Hoffman dans son monde singulier, à son exhibitionnisme et à ses mystères, à ses pudiques strip-teases. Ses parents auraient dû savoir qu’en lui attribuant le tendre surnom de Megiddo le titre de son album , ils l’exposaient à de dangereux effets secondaires, à des conflits sanglants : Megiddo serait, en Israël, le site d’Armageddon, combat final entre le Bien et le Mal.
Megiddo (Pitch-a-Tent/Virgin).
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