Contrebassiste, compositeur, arrangeur, leader charismatique, défricheur de désirs, catalyseur d’énergie, fils spirituel d’Ellington et précurseur du free-jazz, Charles Mingus est tout ça et bien plus encore. Avec la compilation de ses enregistrements Atlantic parus entre 1956 et 1961, c’est la maturité flamboyante de cette oeuvre inquiète qui est de nouveau offerte.
Charles Mingus n’a jamais capté dans le miroir qu’une image brouillée de lui-même, un portrait éclaté. Nègre « couleur de chiasse » comme il se décrit dans son autobiographie, élevé par un père tyrannique se déclarant apparenté à Abraham Lincoln dans un délirant système ségrégationniste prônant la supériorité culturelle et raciale du Blanc, Mingus a grandi dans le conflit à la fois douloureux et fécond de la haine de soi et de l’affirmation superbe de sa toute-puissance : « Dans cette société de Blancs, qu’est-ce que j’ai d’autre si Dieu ne m’aime pas ? Moi, moi et moi. »
Tout Mingus réside dans cette tension sourde d’une identité toujours menacée, toujours à conquérir, dans cette façon paradoxale d’accentuer les contrastes, de souligner les contradictions de façon ostentatoire, dans l’espoir de les résoudre un jour dans un grand mouvement syncrétique de réconciliation. Toute sa musique est le reflet foisonnant, baroque et luxuriant de cette quête désespérée d’unité, vouée évidemment à l’échec. Et c’est précisément parce qu’il n’a jamais su ou pu se reconnaître une fois pour toutes dans une quelconque image de soi que sa dimension tant historique qu’esthétique déborde immensément le cadre étriqué et convenu dans lequel on entend aujourd’hui l’enfermer. Car depuis sa mort en 1979, les embaumeurs officiels sont à l’oeuvre et élaborent patiemment l’icône « politically correct » du grand compositeur afro-américain, gommant consciencieusement toute la dimension spontanée et libertaire de son approche de la musique au profit d’une image recentrée, sérieuse et rassurante dans l’optique d’une reconnaissance institutionnelle. Si vous cherchez sur le Web quelques renseignements concernant le bassiste, vous risquez fort de tomber sur le site de Sue Mingus, sa veuve, grande manipulatrice en ce domaine. La biographie succincte de Mingus que l’on y trouve est à ce titre un chef-d’oeuvre de révisionnisme bien-pensant où tous les engagements politiques du contrebassiste, toutes ses outrances et ses excès, toutes les orientations esthétiques de sa musique allant dans le sens du free-jazz des années 60 sont systématiquement « oubliés » au profit de la dimension « classique » (dans tous les sens du terme, aussi bien à l’intérieur de l’idiome jazz que dans son rapport à la sphère de la culture occidentale…) de son oeuvre. Plus grave peut-être encore : l’image désastreuse d’académisme ronflant que véhicule de l’univers mingusien le Mingus Big Band, lourde machine de guerre institutionnelle sans âme ni corps, qui en proclamant s’en tenir à la lettre trahit totalement l’esprit frondeur qui la fonde… C’est pourquoi il est si précieux de revenir régulièrement aux disques du contrebassiste, de ressaisir à la source la fantastique énergie de cette musique de colère et de désirs. La compilation sous forme de coffret de l’intégralité des enregistrements réalisés par Mingus entre 1956 et 1961 pour la firme Atlantic en est une merveilleuse occasion. S’y dessine le portrait complexe, contradictoire, violemment expressif, d’un homme en colère, en souffrance, sachant transformer les conflits qui le hantent en fulgurants chants de guerre et d’espoir… Là, Mingus retrouve son vrai visage : tout simplement celui d’un des plus importants musiciens de jazz du siècle.
Lorsqu’il entre pour la première fois dans les studios d’Atlantic, en ce mois de janvier 1956, Mingus a 34 ans et vit une profonde remise en cause de ses engagements esthétiques. Rien ne laisse cependant présager la rupture décisive qui s’annonce. Arrivé à New York en 1952 dans les bagages du vibraphoniste Red Norvo, déjà auréolé d’une certaine renommée, Mingus a su sur une courte période imposer un style, un ton. On l’a vu jouer aux côtés de Charlie Parker, Stan Getz, Miles Davis, c’est sans conteste l’un des contrebassistes les plus recherchés de la place. On admire sa vélocité, la justesse de sa mise en place, le son énorme qu’il tire de son instrument tout en violence contenue. Mais Mingus n’est pas qu’un instrumentiste hors pair. Son ambition le pousse vers la composition, l’élaboration d’un univers personnel qui saurait synthétiser la luxuriance des orchestrations ellingtoniennes, la fulgurance inquiète des innovations de Charlie Parker et la rigueur formelle de la tradition occidentale en une musique résolument avant-gardiste et originale. Comme ses expérimentations intéressent peu de monde, Mingus décide, en compagnie du batteur Max Roach, de prendre sa carrière en main et de fonder sa propre firme phonographique, Debut, entièrement gérée par et pour les musiciens. Une première. En quelques années, le label publie une série de disques importants dont le célèbre concert au Massey Hall de Toronto. Sideman de luxe, producteur, Mingus est sur tous les fronts.
Reste que sa propre musique tarde à s’affirmer. Les contradictions esthétiques qui la fondent l’entravent finalement, l’expressivité des improvisations ne parvenant jamais à se libérer totalement de structures formelles trop contraignantes et rigides. Mingus prend conscience du formalisme stérile où sa musique est engagée. Sans rien abandonner de son projet syncrétique, il décide de changer de méthode et invente avec le concept de « composition spontanée » une technique particulière basée sur la mémorisation des arrangements. « Je décidai d’apprendre par coeur les compositions, puis de les détailler au piano devant les musiciens, section par section. Je voulais qu’ils apprennent la musique afin qu’elle se loge dans leurs oreilles plutôt que sur le papier, pour qu’ils puissent jouer les parties composées avec autant de spontanéité et d’âme qu’ils l’auraient fait pour un solo. »
En retrouvant la dimension orale fondamentale de la musique noire, en réintroduisant dans son univers les accents du gospel et du blues, Mingus remonte aux sources du jazz et permet à sa musique de trouver sa voix : Pithecanthropus erectus, premier disque du contrebassiste pour Atlantic, est le véritable acte de naissance de cette nouvelle esthétique. Un chef-d’oeuvre. D’un coup, le réel entre dans son univers confiné, l’anime, le bouscule, sa musique se fait narrative, descriptive, le monde est là qui bruisse, la durée des morceaux explose, les formes s’ouvrent… Tous les instruments se mettent à prendre la parole. Mingus peut affirmer superbement : « Quelqu’un qui refuserait la réalité ne peut pas comprendre ma musique. Ma musique est vivante. Elle parle de la vie et de la mort, du bien et du mal. Elle est en colère, c’est pour ça qu’elle est réelle. » Sa musique dorénavant le manifeste. Dès lors, les chefs-d’oeuvre s’accumulent The Clown (1957), Blues and roots (1960), Mingus at Antibes (1960), Oh yeah (1962), autant de bornes incontournables de l’histoire du jazz où s’affirme chaque fois un peu plus un univers hors norme. La musique du bassiste se politise, se fait plus dramatique encore. Haitian fight song, thème central de l’album The Clown, est une référence explicite aux conflits raciaux qui déchirent alors l’Amérique « Je ne parviens pas à jouer et faire jouer cette composition comme elle doit l’être si je ne pense pas au moment de l’interpréter aux préjugés raciaux, à la haine, à la violence, aux persécutions et à toute l’injustice que nous devons subir. Il y a dans cette composition du désespoir et des plaintes mais aussi une ferme détermination. » La musique de Mingus est une musique de combat, engagée dans son temps. Chaque nouveau disque est l’occasion pour lui de décliner sa condition « d’homme noir aux Etats-Unis », soit, selon le mot de James Baldwin, d’homme « en colère tous les jours ». Tous les enregistrements Atlantic de cette période sont là pour nous le rappeler.
Reste que nous tomberions nous aussi dans la falsification historique si nous nous en tenions à l’image de Mingus que présentent ces faces Atlantic. Car il n’existe pas à proprement parler « d’années Atlantic » dans la carrière de Mingus, tant le contrebassiste, en conflit ouvert et permanent avec les diverses maisons de disques qui l’ont enregistré, n’a cessé de multiplier les contrats et de les rompre avec la même désinvolture, avant de s’associer par la suite avec Impulse! et de retrouver finalement Atlantic pour les derniers chefs-d’oeuvre… Aucune rétrospective d’une seule maison de disques ne peut rendre compte de la profusion et de la complexité d’une oeuvre qui se doit d’être considérée dans sa globalité. Il y a Mingus le compositeur, aspirant à un univers d’ordre et de proportion ; Mingus le libertaire rêvant d’agencements spontanés ; Mingus le mélodiste génial ; Mingus le contrebassiste d’exception ; Mingus le séducteur, le tyran ; Mingus le clown Mingus joue sa vie, ses rôles sont innombrables.
Charles Mingus Passions of a man The Complete Atlantic recordings 1956-1961 (WEA).
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}