L’artiste Tony Oursler débarque à Bordeaux avec son armée de poupées effrayantes et y déploie des installations vidéo marquées par l’univers de la télévision. Ou comment l’hystérie vient aux générations cathodiques.
Fuck you, fuck, fuck, you fuck… » Dans le coin d’une salle, une créature nous insulte avec son air effrayant de poupée humaine (Judy, 1994). Un corps loqueteux, composé de bouts de tissus, de vieux vêtements déchirés. Et à la place du crâne, un ballon en tissu blanc sur lequel est projetée l’image vidéo d’un visage humain. Enfermés dans des bulles, parfois coincés sous des fauteuils ou des faux plafonds, les personnages composés par l’artiste américain Tony Oursler semblent tout droit sortis de Freaks. Monstres de foire technologique, mi-hommes, mi-tissus, pantins effrayés, étouffants de claustrophobie et de paranoïa, ils sont soumis à toutes les émotions, nous interpellent, s’insultent les uns les autres, racontent leurs rêves, leurs histoires de violence et de sexe, sanglotent, ou répètent inlassablement les mêmes mots : « on, off, on, off, on, off… », « camera, camera, camera… » Ces sales bêtes sont partout : disposées tout le long des salles d’exposition, installées parfois au plafond, ou au contraire couchées au ras du sol comme des larves prises de convulsions, les créatures vidéo d’Oursler forment pour le visiteur de l’exposition un parcours épuisant où l’on regarde autant que l’on est surveillé.
Dessin, vidéo, performance, musique, installations et même CD-Rom, Oursler est un artiste multimédia. Né en 1957 à New York, il s’inscrit à l’âge de 19 ans au Californian Institute Of Arts de Los Angeles, y étudie la peinture avant de s’initier à d’autres supports. Sa première bande vidéo, Joe, Joe’s woman and Joe’s transsexual brother, réalisée en 1976, est une parodie de feuilleton télévisé. En 1978, il fonde avec son ami artiste Mike Kelley un groupe de rock intitulé The Poetics : « C’était un mauvais groupe, mais surtout une expérience. On faisait de la musique, mais aussi des performances comme pour des shows télévisés. » Véritable obsession, la télé ne cessera de le préoccuper : encore aujourd’hui, ses installations prennent la forme d’un gigantesque soap, d’un sitcom dramatique. Il s’agit d’explorer la télévision et ses effets psychologiques, de montrer comment cet univers médiatique aboutit à des êtres sans corps, dotés d’une identité en lambeaux, et qui ne sont eux-mêmes que des projections d’images vidéo. Schizoid, Troubler, Hysterical…, les titres de ces sculptures vidéo déclinent toute la gamme des pathologies de l’ère médiatique : « Je fais partie de la première génération élevée avec la télévision. C’est un média qui m’est naturel. Quand j’étais petit, j’adorais regarder la télé ; quand dans une série quelqu’un était sur le point de mourir on en parlait entre copains, on pensait qu’il allait réellement mourir. »
Après avoir réalisé de nombreuses vidéos dont un clip de Sonic Youth, Tunic (Song for Karen), 1990 où il parodie avec férocité le monde de la télévision, en 1991, Oursler recourt à un système de projection d’images sur des ballons, mais aussi parfois sur des coussins, des bouquets de fleurs ou des nuages en coton. « Je n’étais pas entièrement satisfait de mes vidéos ou de mes installations, je ne voulais pas que les gens regardent la télévision. C’est ce que fait Nam June Paik, une sculpture avec l’objet télévisuel. Moi, je voulais recréer la nature plus fluide de la télé. J’ai donc pris des caméras de surveillance et j’ai projeté des images en formant ces créatures. Ainsi, la télé est présente comme média, comme structure, mais pas comme objet.« En 1991 donc, les monstres sont lâchés, l’artiste déployant alors ses vidéos humaines dans un espace tridimensionnel. A Bordeaux cette année, il les diffuse dans les coursives du musée et installe un grand cube dans lequel sont enchevêtrées des poupées hurlantes. « C’est une oeuvre sur l’Histoire, et particulièrement sur les débuts de la télévision. » Les créatures hurlent, se contorsionnent, et cette vie spasmodique est liée à l’univers technologique et médiatique qui nous entoure.
Oursler veut rendre évidentes les dernières mutations de la nature humaine, et donne à voir ces forces paradoxalement visibles qui agissent sur nous, forces de télévision, hystéries cathodiques qui transforment notre relation aux autres et à notre propre corps devenu presque inconsistant. Ou encore, comment un déluge d’images devient flux de conscience : « violence, violence, violence, violence… », « emotions, emotions, emotions, emotions, emotions, emotions, emotions, let us see the images… » Rappelons d’ailleurs à quel point Tony Oursler travaille les textes prononcés par ces créatures, véritables monologues proches de Samuel Beckett et où se glisse par endroits le vocable usuel de la télévision, des sitcoms ou de la météo (« The weatherthe weatherthe weatherthe weather is disturbing », « Le tempsle tempsle tempsle temps est perturbant »). Rien d’étonnant donc à ce que ces poupées atrophiées se retrouvent, le temps d’une tournée ou d’un clip, transvasées dans l’univers lui-même très schizoïde et hypermédiatique d’un David Bowie. Dérangée dans son être profond et dans son identité même par la télévision et par ses satellites, l’humanité salement poupine d’Oursler réintègre alors le Village Global et, de retour sur les écrans, elle apparaît encore plus effrayante ; incluse dans le déferlement des images, soumise à la banalisation générée par le flux, elle devient le visage ordinaire de l’individu médiatique : « Je pense que la télévision est une extension de la nature humaine. C’est une force de manipulation politique, économique, physique. C’est une grande invention, mais terriblement cruelle parce que fonctionnant à sens unique, sans aucune interactivité. Son pouvoir n’a pas encore été entièrement exploré. » Une chose est sûre : Big Oursler is watching you.
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