Michel Piccoli a tourné avec Hitchcock, Buñuel, Godard, Sautet, Ferreri, Carax, Oliveira, Chahine. Il a foulé les planches sous la direction de Chéreau, Bondy, Wilson.
Une carrière phénoménale, coulée dans ce bronze dont on fait les statues massives. Mais Piccoli préfère l’aventure au confort, les risques à l’académisme. Dès lors, il n’est guère surprenant de voir cet homme en perpétuel mouvement réaliser Alors voilà, un premier film qui a la fraîcheur et l’inventivité de jeux enfantins.
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Alors voilà, est votre premier film de réalisateur. Ce projet était-il ancien ? J’ai mis trois ans à écrire les sept ou huit versions du scénario, mais ce n’est pas un projet qui me trotte dans la tête depuis dix ou vingt ans, ce n’est pas l’oeuvre de ma vie. En plus, quand ça s’est décidé, ça a été dans l’urgence : décision, préparation du film, six semaines de tournage, montage, hop ! Moi, j’aime beaucoup les choses qui se font dans l’urgence. Ce qui ne veut pas dire que ce n’est pas préparé, cogité. Mais c’est bien, ça permet de ne pas s’appesantir, de ne pas s’encombrer de doutes, de mauvaises hésitations. Il faut y aller !
Qu’est-ce qui vous a pris le plus de temps sur ce film ?
Ce qui se cogite, ce qui apparaît, ce qu’on rejette… c’est insondable tout ça. Sauf si on est un très bon ou un très mauvais faiseur, mais ça, c’est autre chose. Si on travaille à la commande, comme faisaient les Américains à l’époque, qui d’ailleurs faisaient parfois à la commande des films magnifiques, alors… Est-ce que la loi des commandes dans les métiers dits artistiques, ce n’est pas la meilleure des choses, la discipline essentielle, plutôt que de penser à son cas de créateur douloureux ?
Pourquoi cette envie de réaliser n’est-elle pas venue plus tôt ?
L’envie était là, très profonde, très secrète, mais il y avait peut-être une timidité devant cette envie. Mon temps est tellement pris par ma vie personnelle et mon travail d’acteur, les deux demandent une disponibilité totale. Mener deux vies passionnelles en même temps, c’est déjà chargé ; une troisième, c’est vache. Mais je me suis dit qu’il ne fallait pas rester comme ça sur des espèces d’envies, qui pourraient être des envies ratées d’acteur et non pas des envies d’acteur raté je me suis dit qu’il fallait le faire. Et puis j’avais aussi envie d’avoir dans la tête et dans les mains une autre discipline. Ne pas devenir un vieil acteur au bord d’être solennisé. Un film ne se fait pas du jour au lendemain, ça se rumine. Même les décideurs d’aujourd’hui, je suis sûr qu’ils ruminent énormément avant de faire des OPA.
Quand vous étiez devenu producteur, c’était déjà le début de cette envie ?
Certainement… J’étais un amateur très professionnel si je puis dire, mais je ne suis pas un connaisseur de l’argent, dans tout ce que ça a de bon, de mauvais. Un bon producteur, c’est déjà un créateur de films. Quand j’ai produit Le Général de l’armée morte de Tovoli d’après un bouquin de Kadaré, je voulais que ça coûte très peu d’argent et je croyais que cela signifiait dépenser le moins d’argent possible, mais ce n’est pas du tout ça : c’est quelquefois dépenser beaucoup d’argent, ne pas l’avoir, et tant pis. On a été deux à préparer ce film pendant cinq mois, à tous les postes, repérages, accessoires, engagement des comédiens, tout sauf la location du matériel. Il n’y avait plus qu’à mettre le tout dans le camion direction l’Albanie, où on devait tourner. Et quand l’équipe classique est arrivée, ils m’ont dit « Mais tout est fait… » C’était normal, non ? Alors, produire comme ça fait partie de la fabrication d’un film, c’est très artisanal. Je ne suis qu’un artisan de toute façon : je ne pourrais jamais être une star parce que ça demande beaucoup d’organisation, matérielle, financière, compétitive, qui me déplaît beaucoup et que je ne saurais pas faire.
Vous parliez de six ou sept versions d’Alors voilà, ?
Oui, mais très médiocres à côté du film. Je dis médiocres pour ceux qui avaient à les lire. En fait, est-ce qu’un scénario est lisible ? Qui écrit bien un scénario ? J’en ai lu des scénarios extrêmement bien torchés, avec la colonne de gauche pour la technique, les dialogues dans la colonne de droite, le titre, le mot « fin ». Et où l’on se rend compte que ce sera nul… Si c’est quelqu’un que l’on connaît, dont on sait le travail, il n’y a pas besoin de scénario s’il écrit dix pages comme une nouvelle, c’est suffisant. Pourquoi sept ou huit versions ? Parce que je cherchais à percer un secret que je ne parvenais pas à me formuler à moi-même, pour aller plus loin dans des secrets mais pas dans des descriptions. Et les gens qui ont lu le scénario, certains l’ont aimé beaucoup, d’autres ne comprenaient pas. Avec le film, ça va être la même chose : un tas de gens vont l’aimer énormément, d’autres vont dire que c’est déconcertant, puis d’autres vont détester, et c’est normal. Il n’y a que les façonniers qui font des produits dans le vent, dans l’air du temps… L’histoire des scénarios, j’ai découvert cela quand j’ai rencontré Ferreri pas avec Godard parce que sur Le Mépris, il y avait un scénario, contrairement à ce qu’on raconte. Une fois, Ferreri me demande de lire sept pages : je les ai lues, mais je lui ai dit « On tourne quand vous voulez », parce que je connaissais ses films, parce que je voyais sa tronche et son oeil extraordinaire.
Au moment du tournage, vous vous êtes servi du scénario comme d’un outil, mais vous a-t-il permis de trouver des choses nouvelles ?
Oui, complètement. Il y avait des bases assez sérieuses, il y avait bien sûr un plan de travail, deux découpages extrêmement sérieux et précis le premier, j’ai trouvé ça merdique, j’en ai refait un autre et je me suis aperçu que c’était moins merdique. Ça me précisait dans la tête des structures, des rails, qui m’ont permis après d’abandonner complètement ce découpage. Le fait de travailler intensément avec toutes les personnes qui font un film, petit à petit, ça m’a fait parler à haute voix ; c’est très utile, plus que d’être muet, solitaire, se faire des petits dessins de mouvements de caméra.
Vous n’avez jamais eu la tentation de jouer le rôle tenu par Maurice Garrel ?
Jamais, parce que je ne voulais pas être bancal. Je ne voulais pas être un acteur qui fait son film, je ne voulais pas non plus avoir à me mettre en valeur. Et je pense que Garrel l’a fait beaucoup mieux, avec une grâce que je n’aurais pas eue. Initialement, j’étais obsédé par le fait que ce personnage soit joué par quelqu’un qui ne soit pas acteur, c’est-à-dire une espèce de personne brute, que j’avais trouvée d’ailleurs dans les fêtes foraines. Je pensais aussi que la petite fille devait être quelqu’un du cirque, qui très jeune a été habitué à un travail très rude, pour que ce ne soit pas une petite fille jolie et attendrissante. D’ailleurs, j’ai dit à Garrel que mon idéal était quelqu’un qui ne soit pas acteur c’est un peu bizarre de dire ça à un acteur, non ? Il m’a répondu « Tu me dis ça à moi, ça fait quarante ans que j’essaie de ne pas être acteur.« Il a l’air de planer comme ça, mais il travaille comme une fourmi. C’est un comédien d’exception. Et puis je me suis ingénié à donner aux acteurs des lignes très précises tout en leur permettant une liberté.
Comment un comédien comme vous dirige des comédiens ? D’après ses frustrations ?
Je n’ai jamais eu de frustrations d’acteur. Je ne me suis jamais dit que je n’étais qu’un interprète et pas un créateur, ça ne m’a jamais tracassé. Jamais je n’ai pensé que j’allais coréaliser un film avec le réalisateur, mais je rentrais tellement dans leur intimité, ou dans ce qu’ils ne voulaient pas dire tout en le déclarant dans leur film, ça me rechargeait beaucoup, et ça m’amusait de n’être qu’un interprète qui fouille le maître d’oeuvre. Et comme très souvent, les personnages que je jouais dans les films étaient le réalisateur, c’était amusant, mais sans m’arroger un pouvoir particulier. Ça donne une espèce de connivence secrète magnifique avec le metteur en scène. Là, j’ai permis aux acteurs d’avoir un plaisir de faire, parce que plus ça va, plus je pense qu’on doit pratiquer le métier d’acteur avec amusement, comme quand on est enfant et qu’on monte des petites comédies… La jouissance formidable qu’il y a à faire le clown, ou à dire des secrets cachés très importants aux grandes personnes qui nous font chier toute la journée à se taire, à ne pas dire des choses parce qu’elles ne doivent pas être dites devant les enfants… Il faut que nous, acteurs, gardions cela, il faut rester tout le temps enfant sinon on devient des professionnels chiants.
Le patriarche joué par Maurice Garrel est du côté des enfants.
Oui, c’est une des bases de l’histoire que je voulais raconter. C’est une bande d’enfants… Ils sont tous différents, mais de la même catégorie. Ils ont quelque chose de populaire et de jouisseur. On peut avoir des inquiétudes, cela dit, les acteurs se demandaient à quoi servait le personnage du comptable joué par Bernard Bloch. Moi, je le savais, puisque c’est celui qui organise le rêve qui va se réaliser, sauf qu’il n’y avait pas de scènes explicatives, on ne le voit que dans son petit bureau minable avec ses petits dossiers. Et pendant les répétitions, il m’a demandé de lui expliquer un peu le personnage car il ne voyait pas ce qu’il pouvait faire, et je lui ai dit ce que je viens de vous dire ça l’a mis sur des rails.
Vous ne vouliez pas de scènes explicatives ?
Non. Il n’y en a peut-être pas assez d’ailleurs. Quand on me dit que pour raconter une histoire, il faut un début, un développement, une fin claire… Il est vrai qu’au début, il y a tous ces regards, cette caméra qui fouille les personnages autour de la table, on ne les voit même pas manger… Bien sûr que ça n’aide pas le spectateur immédiatement à voir ce qui va se passer. Mais c’était volontaire, comme l’absence du mot « fin ». J’ai toujours détesté le mot « fin » après un film, ça veut dire quoi ? Pourquoi on ne nous laisse pas continuer à rêver ?
Le personnage de Garrel est-il un autoportrait imaginaire ?
Je pense que oui. Mais je ne me le suis jamais explicité, je ne voulais pas faire mon portrait mais c’est certain.
Vous vous voyez au centre de multiples trafics affectifs ?
Oui, mais pas seulement dans ma vie actuelle. Au milieu de ma propre famille et de celles que je me suis créées.
Comment se créer des familles quand on est comédien ?
Par des rencontres qui deviennent passionnelles, avec une femme ou avec un ami. Pour moi, les rapports amicaux entre hommes sont aussi importants que les amours. Beaucoup de personnes ne se l’avouent pas, on a des copains de régiment, de vacances… Moi, je parle de personnes qui nous sont profondément utiles pour comprendre comment on est capable de vivre.
C’était le cas, par exemple, du petit cercle de comédiens que vous formiez autour de Marco Ferreri ?
Oui, c’est un bon exemple, parce qu’on a toujours dit que Marco Ferreri était une espèce de solitaire, scandaleux ou méchant. Mais c’était une sorte de solitaire qui avait besoin d’une famille qu’il a créée, qui était Marcello (Mastroianni), Tognazzi, et puis aussi Noiret ou Andrea Ferreol. Marco, Marcello, Tognazzi et moi, on formait une espèce de quatuor. On s’amusait, comme des enfants. Quand Marco distribuait les rôles, on lui demandait « Pourquoi lui joue ça et pas moi ? »… Et d’ailleurs, ça a peut-être un rapport avec Alors voilà,. Marco avait une telle passion pour les enfants, dans la vie et dans ses films, une telle passion pour la femme. Ce n’est pas la prostituée, c’est le contraire de ça, la nourrice, la sauveuse. Quand Tognazzi est mort, Marco a eu un bras coupé ; quand Marcello est mort, il a eu les deux bras coupés. Et quand il était en train de mourir, il n’arrêtait pas de me dire « On est les deux qui restent, attention. » Ils étaient des amis indispensables pour continuer à vivre.
Quel talent faut-il pour que ces familles continuent à vivre ?
Il faut être très curieux et très disponible. Quelquefois, c’est impossible d’avoir cette intimité, d’avoir le regard de l’autre pour savoir où on met les pieds. Il y a des gens qui n’aiment pas s’ouvrir à ça, d’autres avouent ce besoin d’avoir des écoutes très discrètes mais essentielles. Ces comportements ouvrent beaucoup sur l’intimité, et certains refusent qu’on viole leur intimité.
Est-ce que pour Alors voilà, vous accepteriez le terme de « fantastique social » ?
Complètement. Je ne l’ai jamais employé et si je le faisais, on dirait que c’est un peu vaniteux de dire ça. Mais vous avez doublement raison, car j’ai essayé de montrer des gens, comme l’on dit, quelconques, modestes, ordinaires. Ils sont simples mais très souvent, ils ne sont pas prisonniers de leur représentation, comme ceux qui ont une vie bourgeoise ou qui ont pignon sur rue, ceux qui ont des contraintes. Ces gens-là n’ont pas de telles obligations, ils ont en fait beaucoup plus de liberté, de franchise entre eux pas plus de facilité bien sûr. Ils ont des fulgurances que les autres ne se permettent pas, sauf des fous comme Ferreri, Godard. Je voulais montrer que les gens dits simples sont aussi des extravagants, je voulais montrer leur violence, leur jouissance de la vie. J’ai choisi un personnage de camionneur parce qu’il m’est arrivé de parler avec les routiers. Et quand on lit leurs déclarations quand ils font grève, ils disent une fois sur deux qu’ils sont exploités mais qu’ils ont un métier de liberté, c’est extraordinaire, non ? Qui peut dire ça, à part un acteur ? Et puis la vie familiale d’un routier est une vie dissolue… On dit ça des artistes, mais je n’en connais pas tellement qui ont des vies dissolues. Ils ont des vies de voyage, pas des vies d’aller baiser à droite et à gauche. Les conditions de vie et de couple des camionneurs sont difficiles, c’est ce qu’on appelait les prolétaires et qu’on devrait encore appeler comme ça, non ? Ce sont des vies de solitaires et ils ont une passion pour leur machine égale à celle pour leur famille. C’est difficile à vivre ça ! C’est comme les artistes qui ont une passion pour leur travail. Avant on disait « les femmes des peintres » : c’était une catégorie de femmes très spéciale, des femmes attentives, dans l’ombre, silencieuses, amoureuses.
Aviez-vous la volonté de peindre un écosystème résistant, avec autour la société, le chômage, l’argent ?
Il y a l’obsession de l’argent, de l’emprunt. Elle est primordiale aujourd’hui. Les gens qui s’endettent pour trente-cinq ans de travail. L’obsession du chômage… Ce n’est pas un film politique ou social, mais quand même, un type s’est suicidé parce que ça « dégraisse ». Alors c’est fugace, je n’allais pas me payer le culot d’appeler le film Dégraissage.
Et le titre, c’est un constat ?
Non, c’est le début de l’histoire. Ça aurait pu s’appeler Il était une fois ou Once upon a time pour bien vendre le film dans les pays anglo-saxons (rires)… Et puis ça m’amusait parce que la première ligne de Garrel, c’est « Y’en aura pas pour long. » « Alors voilà, y’en aura pas pour long », ça n’amuse que moi.
On décèle peu d’influences, hormis peut-être Koltès…
Ça ne me semble pas du tout absurde, mais je n’y ai jamais pensé. Ça m’émeut beaucoup que vous me disiez ça, parce que je crois que j’étais très ami avec Koltès, même si je ne passais pas ma vie avec lui et connaissais fort peu de ses secrets. Dans l’oeuvre de Koltès, et particulièrement dans Retour au désert que j’ai joué, la famille est faite de trahisons, de mensonges… Son oeuvre n’est pas un feu de paille. Alors, ça m’honore beaucoup, ça m’attendrit que vous me disiez ça, mais je n’y ai pas pensé une seconde. Quand on est proche des gens, ils vous restent inconsciemment comme des références, des lignes de conduite… Il y a beaucoup de gens qui sont morts dont j’aurais bien voulu connaître la réaction devant le film. Je n’ai qu’à attendre celle des vivants, je n’ai pas fait ça pour honorer les morts.
Je parlais aussi de Koltès à cause du côté troupe, venu sans doute de votre expérience au théâtre.
Oui, mais aussi au cinéma. J’ai travaillé avec des metteurs en scène de troupes : Ferreri, Sautet, Doillon, Buñuel… Moi, je ne crois pas à la troupe à vie, parce que je suis trop individualiste, faut être franc, et je n’ai jamais pu faire partie d’une troupe à vie dans un théâtre. J’ai fait partie de troupes par moments. Le besoin que j’ai de voir Chéreau, ce n’est pas pour guetter le moment où il va reconstituer sa troupe, quelle horreur, c’est de continuer à le voir. Les personnes avec lesquelles vous avez beaucoup travaillé peuvent continuer à vous être essentielles même si elles n’ont plus besoin de vous, ce que peu de comédiens peuvent comprendre parce qu’on a peur du désamour, peur de perdre un employeur.
Peur que Daniel Auteuil soit le nouveau Michel Piccoli pour Sautet ?
Oh non, je dirais même que ça me passionne. On a eu une période, Sautet et moi, de travail en connivence très étroite. Et puis ça a cessé, c’est ça, l’amitié. Ça a cessé parce qu’il était dans une autre période de sa vie, mais ce n’était pas un divorce, ça a été un passage. Je reste très fidèle à Sautet malgré tout ce que certains peuvent dire comme critiques fausses sur lui, et Auteuil est un comédien pour lequel j’ai une sorte de passion depuis très longtemps. Et d’une certaine manière, ça m’amuse de me voir à travers Auteuil. Ce qui ne m’empêche pas de revoir Sautet et d’avoir une relation au-delà de l’employeur et de l’employé.
Vous parliez même de mimétisme.
Oui, c’est même un mimétisme que j’ai utilisé. Je me souviens que très tôt le matin, je devais piquer une colère… On tournait à un étage d’un immeuble en construction, le son et la régie étaient en bas et je me suis dit que je n’avais qu’à imiter Claude et ce serait parfait. Je l’ai imité et tout le monde est monté en demandant si Sautet avait une crise et il a gardé la prise. Sautet est taxé de cinéaste dit classique bourgeois. C’est absolument faux. Il a fait des films qui, le temps passant, sont devenus historiques, pas parce que c’est plus beau que Welles, Hitchcock ou Godard, mais parce que ce qu’il montre, c’est une part de l’histoire, profonde et juste. Ce n’est pas rien ! Sautet est un homme de passion, de folie, de délire, de sensibilité exacerbée, en ébullition permanente.
Vous êtes de plus en plus libre dans vos choix depuis sept ou huit ans. Sans hésiter, vous allez jouer au Châtelet la pièce muette de Peter Handke ?
Mais bien sûr. Comme je travaillais beaucoup avec Bondy qui montait la pièce de Peter Handke et que nous sommes un peu essentiels l’un pour l’autre, je lui ai dit en plaisantant « Tu n’as même pas pensé à me donner un rôle au milieu de tous ces acteurs »… Il m’a répondu je ne sais pas quoi, et je lui ai dit que je voulais absolument qu’il me donne un rôle quand ça se jouerait au Châtelet. Et on est rentrés dans ce jeu du plaisir de travailler ensemble, ce plaisir de faire quelque chose sans être aux abois, en attente du résultat. Et bien m’en a pris parce que c’est là que j’ai découvert Pascal Elso. J’avais déjà en tête l’histoire de mon film et je me suis dit que c’était lui, ce ne pouvait pas être quelqu’un d’autre. Et il est magnifique dans la légèreté, dans la délicatesse. Il a vraiment l’air populaire, mais populaire ne veut pas dire vulgaire, il a une tenue et un port de tête.
Comment vous expliquez-vous ce goût des aventures diverses ?
Parce que je n’ai pas du tout envie de devenir un comédien fatigué ou solennel, à cause de l’âge ou du regard que les autres peuvent poser sur moi. J’ai envie d’être un éternel étudiant, comme Trofimov dans La Cerisaie de Tchekhov. Je m’aperçois que j’ai découvert si peu de choses dans ma vie finalement. Si j’ai des contacts sensationnels avec des gens très différents, de milieux différents, c’est un enrichissement formidable mais superficiel en quelque sorte, au détour de moments volés, de petites confessions… Ce matin, j’ai fait une interview nulle, le journaliste a commencé en disant « Cet immense comédien » : ça devient un langage automatique, de décoration.
Godard dit aussi « Quand on me dit c’est génial, c’est comme si on me disait c’est à chier. »
C’est peut-être pour ça que Godard est dans une sorte de solitude. La statue qu’on a faite de lui, j’imagine que ce doit être extrêmement douloureux, encombrant, inquiétant, non ? Que voulez-vous qu’on dise de lui quand il sera mort, on n’aura qu’à reprendre tout ce qu’on a déjà dit. Je dis ça d’autant plus qu’à chaque fois que je vois quelque chose de lui, je suis ébloui d’invention et de recommencement. J’ai de la tendresse pour lui, il m’amuse. Quand il est méchant, je sens qu’il se force parfois, qu’il en a besoin, par angoisse, je ne sais pas.
S’il vous rappelle une troisième fois, vous y allez ?
Bien sûr, pas d’hésitation possible. Mais regardez comme il n’y a pas d’explications à donner à propos de certaines choses que vous demande un metteur en scène. Par exemple, dans Passion, il m’a dit que j’aurais toujours une rose à la bouche. Je me suis dit « Est-ce que je lui demande à quoi ça sert, la signification ? », et puis non, j’ai fermé ma gueule. Et j’ai découvert au fur et à mesure que cette rose à la bouche était l’essentiel du personnage. Si vous demandez encore aujourd’hui ce que représente cette rose, je ne le sais toujours pas, mais c’est une manie, un secret, et du personnage et de Godard. Pourquoi toujours demander la « deep-motivation », comme disent les Américains ?
Est-ce que votre liberté plus grande n’est pas due aussi au changement du cinéma français autour de vous ? Le cinéma commercial français auquel vous participiez aussi, le ventre mou, a disparu et vous a contraint à chercher ailleurs ?
Ça m’a conforté. J’ai toujours fui le film moyen qui pouvait rassurer mon public, mon portefeuille et le box-office. Je me souviens d’un impresario qui m’avait dit « Arrête de faire toujours des rôles secondaires avec Buñuel, tu ne seras jamais une star.« J’ai tout de suite compris ce qu’il voulait dire et il avait sans doute raison, mais j’ai toujours préféré continuer ma vie avec Buñuel plutôt que d’être une star malheureuse… Tiens, il faudrait que j’écrive un livre, Il n’y a pas de star heureuse ! Il y a une compétition aujourd’hui entre ce qu’on appelle les jeunes cinéastes : Untel est mieux qu’Untel, il a fait plus qu’Untel… mais qu’est-ce que ça veut dire ? Il vaut mieux qu’on dise « Il fait des films admirables ou des films à chier. » Un exemple, quand Peter Brook m’a demandé de jouer dans La Cerisaie en 81, des gens de cinéma me demandaient « Tu vas jouer avec Peter Brook aux Bouffes du Nord, c’est loin, tu ne vas pas gagner d’argent ! »… Vous vous rendez compte du cheminement suicidaire, de ce professionnalisme médiocre ?
Mais vous n’avez pas la sensation, parfois, de disperser votre énergie ?
Quand on travaille avec Chahine et Oliveira, si on ne recharge pas son énergie, c’est qu’on est un fieffé con. Ces deux-là vous rechargent comme une batterie. Qu’ils ne soient pas français fait découvrir d’autres choses.
Chez Raoul Ruiz aussi, dans Généalogie d’un crime, votre plaisir de jouer était palpable à l’écran…
Oui, mais ça vient de Raoul Ruiz lui-même, parce qu’il m’amuse tellement, il me fascine par son plaisir et sa culture, il sait parler de tout. Plus les gens sont intelligents, plus ils ont besoin de s’amuser. Rivette s’amuse je ne parle pas de sa vie privée, que je ne connais pas. Quand j’ai travaillé avec lui, il riait, il s’amusait… Même chose pour Doillon : il est taxé de parleur, intellectuel, sinistre et c’est fou ce que j’ai ri avec lui.
C’est bien de rire avec les gens, ça vous désangoisse de votre responsabilité qui est très importante.
Quand le système qui consistait à faire un film sur le nom d’un acteur s’est effondré, on a l’impression que ça vous a donné encore plus de force ?
Je trouve que c’est plus amusant de découvrir des gens, de se découvrir soi-même, de chercher ce que l’on est capable de faire, jusqu’où on peut aller. Je n’allais pas me mettre à pleurer parce qu’après Sautet, je ne faisais plus un million d’entrées. Ça n’est pas méprisable de faire un million d’entrées, je l’ai fait. L’angoisse qu’ont ces acteurs de ne pas maintenir leur statut de premier au box-office… Je fuis ça.
Avez-vous la sensation de vouloir toujours repousser consciemment vos limites de comédien ? Quand vous jouez Le Conte d’hiver dans la cour d’honneur du Palais des Papes, par exemple ?
Ça fait partie des exercices. Le seul instrument qu’on ait, c’est nous. Mais on ne peut pas jouer Hamlet devant notre miroir. Au début de Jean Gabriel Borkman d’Ibsen, j’étais seul sur scène, complètement muet. En fait, Botho Strauss avait dit à Luc Bondy, le metteur en scène, que c’était une pièce sur la solitude, mais qu’on ne voyait jamais le personnage seul. Donc Luc m’a dit « Ce serait bien qu’à ce moment tu sois seul et qu’on te voie vivre seul. » Le lendemain à la répétition, j’avais pensé à des trucs qui duraient deux minutes et finalement, en essayant et en trouvant d’autres trucs, ça a duré dix minutes. C’est grâce à Botho Strauss et Luc Bondy, mais malgré Ibsen qui n’a pas écrit ce moment de solitude. Quel cheminement ! Le cheminement pour que je sois dix minutes en scène sans parler, que les gens rient, qu’ils ne se fassent pas chier, c’était une jouissance de cabot formidable. Et tout ça est passé par Ibsen, Botho Strauss, Luc Bondy !
Mais ces exercices sont exposés au regard et au jugement du public !
Oui, mais ils ont été répétés avant. Dans tous les métiers, on essaie d’inventer des trucs pour que le public vous lise, vous regarde. Si on se contente d’être statufié médiocrement, c’est la fin des haricots. Je ne citerai pas de nom. Mais il y en a qui sont statufiés et qui cherchent à se déstatufier, comme Delon. Dans Nouvelle vague, il était magnifique, Delon. Mais pour le public, et aussi pour certaines personnes de la profession, il y avait mésalliance entre Godard et Delon. Mais c’est bien les mésalliances, non ? En l’occurrence, c’était une mésalliance magnifique.
Vous êtes aussi un acteur-citoyen, vous avez soutenu Mitterrand en 81.
Je ne me prends pas du tout pour un haut-parleur politique… Pendant la guerre du Vietnam, j’avais participé à des manifestations et certains disaient que c’était une honte de faire ce que je faisais car je jouissais du privilège qu’on m’écoute pour parler de politique. D’autres disaient « Vous allez ruiner votre carrière. » Moi, j’ai été témoin direct de l’Occupation, je n’ai jamais été arrêté par les Allemands mais je voyais tout. La politique a fait partie de mon éducation et je n’ai pas quitté ça. Et je n’aime pas du tout les gens qui disent qu’ils ne s’occupent pas de politique, parce que c’est déjà en faire, c’est un refus. Les gens qui ne votent pas, c’est aussi un engagement. Ce n’est pas parce que je suis une personne privilégiée et que j’ai pignon sur rue que je vais me taire, être frileux devant ma passion.
En acceptant le risque de vous tromper ?
Comment donc ! Quand j’étais tout môme pendant la guerre, j’avais la carte du front russe avec des petits drapeaux rouges et je suivais l’avancée de l’armée soviétique. Est-ce que c’était bien à cette époque de s’allier avec une autre dictature ? Est-ce que c’est bien qu’il y ait le procès Papon cinquante ans après ? Ce qui est intéressant, c’est pourquoi c’est cinquante ans après, enfin pour moi. J’allais dire que je souhaite profondément qu’il soit condamné à perpétuité, mais c’est la réaction d’un type qui a connu la Libération, l’épuration, les prises de pouvoir et d’opposition à de Gaulle.
Quand vous avez su que Mitterrand avait tout fait pour retarder les procès Bousquet ou Papon, quelle a été votre réaction ?
Moi, j’ai été complètement séduit par Mitterrand, je le reconnais.
Et vous ne vous dites pas « J’ai eu tort » ?
Non, parce que l’arrivée au pouvoir de Mitterrand en 81 a été un bouleversement extraordinaire et magnifique. On a vu la droite paniquer à un point jouissif. Entre ceux qui allaient planquer leur argent un peu partout, ou ma mère, respect à son âme, qui a entendu des coups de canon, des coups de feu à la Bastille, elle a appelé le médecin pour une tachycardie, elle a failli y passer… Elle a cru que c’était la révolution, simplement parce qu’il y a eu l’orage à ce moment-là. Et beaucoup de gens l’ont cru, que c’était la deuxième révolution française. Je n’ai pas du tout de regret et de honte à avouer que j’ai été séduit par l’arrivée au pouvoir de Mitterrand. Et je suis très content de faire aujourd’hui partie de l’Appel des 17, de faire partie d’un groupe qui a signé une pétition, et de le faire à l’encontre d’un gouvernement que j’ai élu et que je suis heureux d’avoir élu. Je trouve que c’est la moindre des choses de manifester contre les décisions d’un gouvernement pour lequel on a voté, autant que de manifester contre un gouvernement pour lequel on n’aurait jamais voté. C’est plus intelligent et plus constructif. L’intérêt pour la politique est un besoin personnel, je ne suis pas un militant, je ne me prends pas pour un militant et je ne ferais pas comme certains artistes qui étaient au bord de se présenter aux élections présidentielles.
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