Plusieurs fois laissés pour mort par Nashville, Steve Earle et sa country, sortis de prison, renaissaient il y a deux ans avec Train a-comin’. Alors que sort le généreux El Corazon, rencontre avec un homme en guerre : contre l’establishment country, contre des démons refilés par le grand Townes Van Zandt et contre la police de Dallas, son univers impitoyable.
Dans Guitar town, 1986 : « I heard somebody call my name and I followed that voice down the lost highway », « J’ai entendu quelqu’un m’appeler et j’ai suivi cette voix sur la route de la perdition. » A 31 ans, Steve Earle entrevoit alors son propre destin au travers des chansons de ses maîtres : du Lost highway de Bill Payne au Proud mountains de Townes Van Zandt, une même pelote tragique se dévide, au bout de laquelle la Parque attend son heure. Un jouvenceau fait de douteuses rencontres, succombe aux oeillades de reines de bastringues et bat sa coulpe alors qu’il est déjà trop tard Steve Earle mettra les bouchées doubles pour se conformer à cet immuable scénario. D’un classicisme aussi exemplaire qu’exubérant, son premier album rend alors tout son éclat romanesque à une geste country décolorée par les shampouineurs de refrains qui sévissent à Nashville. Sur Guitar town, la verve mélodique friponne de Buddy Holly (Think it over) rencontre de petites villes en forme de nasses (Someday). Les spectres romantiques d’Hank Williams et du Clint Eastwood d’Honky tonk man se profilent déjà en ligne de fuite (Hillbilly highway). Trop de talent pour tolérer une vie lente. Adolescent, Steve Earle et son fusil à canon scié faisaient jaser le voisinage. Devenu adulte, il collectionne les divorces, son goût de la dope et des pétoires le mène droit aux prétoires. En 1994, il a achevé de griller les étapes, puis sa carcasse ; les portes du pénitencier se referment sur un chanteur blême, aux tifs suifeux, plus junkie que cowboy. Le chemin de la rédemption, entamé par une succulente escale acoustique (Train a-comin’, 1995), mène à l’impressionnant I feel alright (« Je suis allé en enfer, et me voici de retour »), puis à El Corazon « Le Coeur ».
Bien nommé, le nouvel album est un généreux fourre-tout tout feu tout flamme. Une voix en crue y charrie de flamboyants fragments de légende, de lumineux lambeaux de mythes. A Nashville, épitomé de l’Amérique selon John Wayne et Ronald Reagan, Steve Earle invoque les mânes de Malcolm X, Woody Guthrie et Joe Hill.
Avec les guitares torrentueuses de Taneytown, Neil Young et Crazy Horse prennent le mors aux dents ; sur NYC, Johnny Thunders zèbre de stridences orageuses le ciel de Manhattan. Le blue-grass serre la louche du punk, les honky-tonks s’ouvrent au gospel (Telephone road) ; de cette magistrale foire d’empoigne, la country sort grande gagnante, le temps d’une paire de purs chefs-d’oeuvre. Comme dans le merveilleux film de Minnelli, on découvre intacte une bourgade perdue dans les méandres du temps ; cette fois, ce pourrait être celle où grandit Hank Williams, rêvant de Tom Mix et des radios de Nashville violon lancinant, pedal-steel rustique et refrain chavirant, pour une plongée en apnée dans les profondeurs de la mélancolie country. L’ultime chanson, Fort Worth blues, revient sur les dernières chevauchées de Townes Van Zandt, à qui El Corazon est dédié. Au travers de cette bouleversante épître adressée par un revenant à son mentor disparu, on entrevoit soudain le plus terrible secret de la country : celui du suaire de solitude qui, longtemps avant leur mort, transforme certains hommes de l’Ouest en fantômes.
Steve Earle J’ai grandi à San Antonio, dans le sud du Texas. Mon père était contrôleur aérien et s’intéressait à la musique country. J’étais l’aîné de cinq enfants, ça faisait beaucoup de bouches à nourrir et je n’aimais pas trop l’école. J’avais une guitare acoustique, je jouais dans des cafés parce que j’étais trop jeune pour les endroits où l’on servait de l’alcool. Je ne pouvais pas monter le son de mon ampli, alors je me suis concentré sur l’écriture. C’est comme ça que je me suis vite trouvé attiré par les songwriters, d’abord par des gens comme Tim Buckley, Tim Hardin ou Bob Dylan, puis par Townes Van Zandt.
Votre nouvel album, El Corazon, lui est dédié.
J’avais 17 ans quand je l’ai rencontré. C’était une soirée d’anniversaire organisée pour les 33 ans de Jerry Jeff Walker. Au bout d’une demi-heure, Townes s’est pointé. Tout de suite, il s’est lancé dans une partie de dés et a illico perdu la veste. Je me suis dit « Mon héros ! » J’ai commencé à lui coller aux basques, ça a duré un an et demi. Il me manque vraiment (soupir)… Il essayait de me protéger et c’est en essayant de l’imiter en tout que je me suis attiré des ennuis. En règle générale, les gens que j’idolâtre ne prennent pas bien soin d’eux-mêmes. Sur l’album, j’ai décidé de lui rendre hommage, mais c’est un chapitre dans ma vie qui ne sera jamais vraiment clos. Sans lui, je ne sais pas trop où je vais.
Ils ont influencé votre écriture ?
Ils sont texans et le Texas a toujours eu son propre style de country. Ils m’ont enseigné ce qu’est l’intégrité pour un songwriter. Une notion qui n’a pas cours à Nashville. Je vais vous donner un exemple. Quand Hank Williams s’est fait virer du Grand Ole Opry, il a échoué au Tootsie’s, un bar qui se trouve en face du Ryman Auditorium. Il était ivre, il est allé à l’entrée des artistes. On a refusé de le laisser entrer et personne n’a accepté de le saluer, tellement les gens avaient peur de l’Opry. Il n’y a eu que Bill Monroe pour accepter de lui serrer la main. C’est ça, Nashville. Un endroit terriblement conservateur.
Vous-même, avez-vous été en butte à ce type d’ostracisme ?
On ne m’a jamais proposé de jouer à l’Opry, sauf quand j’ai été invité par Emmylou Harris. Il y a une partie de moi qui déteste l’Opry. Quand j’ai disparu de la scène musicale pendant quatre ans, je vivais dans des motels miteux de South Nashville, je ne fréquentais que des Noirs, j’écoutais du hip-hop. Pour la country mainstream, je n’existais plus.
Vous pensez que le mainstream a trahi l’esprit de la musique country ?
Je suis allé à Nashville dans l’espoir de gagner ma vie comme songwriter, mais la musique qu’on y enregistre et qui passe sur les radios country n’a rien à voir avec la vraie country. La country, c’est une question de chansons, une question de coeur. Ça ne devrait pas être lié aux modes ou aux formules toutes faites. La country, c’est Jimmie Rodgers, Hank Williams, Willie Nelson, Merle Haggard. Des gens qui ne se conformaient pas à des normes. La country a toujours eu peur des paroles de mes chansons.
Comme Hank Williams ou Merle Haggard, vous êtes célèbre pour vos démêlés avec la police. C’est une étape obligée dans une vie de chanteur country ?
On m’a accusé d’avoir attaqué un flic à Dallas. En fait, c’est mon cou qui a attaqué sa matraque (rires)… Il a essayé de me tuer, sans la moindre raison. C’était un soir de nouvel an. Un de mes roadies s’est soûlé et a commencé à la ramener un peu trop. On s’est engueulés, le flic a cru qu’on se battait, il est arrivé par derrière, sans prévenir, m’a passé sa matraque autour du cou et a commencé à m’étouffer, sous les yeux de mon fils aîné, qui avait 6 ans à l’époque. Je suis tombé dans les pommes, deux fois, et quand j’ai repris connaissance, on m’a accusé d’avoir agressé un représentant de l’ordre.
C’est à la suite de cet incident que vous avez enregistré sur votre répondeur un message disant « Bonjour, c’est Steve Earle, je ne suis pas chez moi. Je suis sorti casser la gueule aux flics, me shooter à l’héroïne et draguer des gamines de 15 ans » ?
C’était une petite provocation, en réaction aux rumeurs qui circulaient sur mon compte à Nashville. En fin de compte, la justice a fini par me coincer, pour une histoire de drogue. La prison, je ne recommande ça à personne. Il y a de meilleurs endroits pour chercher l’inspiration. La police est incapable d’arrêter les gros trafiquants, alors ce sont de pauvres types comme moi qui trinquent, pour l’exemple. J’étais devenu une cible facile, comme tous les drogués au bout du rouleau.
Est-ce votre expérience de la prison qui vous a inspiré Ellis unit one, sur la BO de Dead man walking ?
La chanson part d’un souvenir de mon père, quand il était étudiant dans une petite ville. La chaise électrique était en plein centre-ville et les exécutions étaient fréquentes. Les jeunes amenaient des glacières pleines de bières et attendaient devant la prison. Quand les lumières baissaient en ville, ça indiquait que l’exécution avait eu lieu et ils applaudissaient.
Ce sont de telles préoccupations sociales qui vous rapprochent parfois de Bruce Springsteen ?
Je suis son plus grand fan. Il m’a vraiment influencé par sa décision consciente de donner une voix à la classe ouvrière. Le socialisme n’est pas particulièrement bien vu par la classe ouvrière américaine, mais beaucoup de mes héros sont socialistes. J’admire des gens comme John Reed, le seul Occidental qui ait jamais été enterré au Kremlin.
De Woody Guthrie à Malcolm X, vos héros ne sont pas ceux du public traditionnel de la country.
Il y a des travailleurs dans mes chansons et dans mon public, mais je ne peux pas prétendre être un « blue collar » patriote, je n’aurais jamais pu supporter ce mode de vie. Des millions d’Américains mènent une vie aliénante, ce qui ne contribue pas à élargir leur esprit. Quand j’ai été obligé de travailler de mes mains, j’ai toujours choisi les métiers les plus minables possible. Comme ça, je savais que je laisserais vite tomber, que je reviendrais à la musique. J’ai déçu certains membres de ma famille, qui me demandaient quand j’allais me décider à trouver un vrai boulot, à mener une vie normale. Mais j’ai trop vu les gens avec qui j’ai grandi aller à l’usine, puis se marier et se retrouver coincés. Ce genre de vie n’est pas pour moi.
Vous n’avez jamais pu vous faire à la vie de couple ?
En ce moment, je suis à nouveau en train de divorcer. Ça m’est arrivé un bon nombre de fois. Pourtant, je crois au mariage. A chaque fois, je croyais que c’était pour la vie. Mais quand on écrit des chansons comme les miennes, c’est très difficile de vivre en couple. Surtout quand votre femme essaie de deviner de quoi parle tel ou tel couplet. Ça m’a attiré bien des problèmes (soupir)… Les femmes se demandent si les chansons parlent d’elles et si ça n’est pas le cas, elles se demandent qui d’autre a bien pu m’inspirer. C’est ça le noeud du problème : elles se doutent qu’il n’y a pas de chansons sans femmes. C’est comme ça que je me retrouve régulièrement en train de divorcer.
Steve Earle El Corazon (Warner).
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