Le plus beau vivier du jeune rock français s’appelle Lithium : un label intransigeant, né d’un désir forcené de musique, sévèrement dirigé par un homme à principes rares, Vincent Chauvier. De Dominique A à Diabologum en passant par les nouveaux et intrigants Mendelson, on y cultive un potager de la marge et de l’individualité sans esbroufe ni engrais chimiques. Une collégiale de fortes têtes qui, ce mois-ci, visite la France en tournée collective.
En France, c’est beaucoup plus souvent un titre honorifique ou une décoration de carte de visite qu’une fonction. Pourtant, le métier existe : directeur artistique. En Angleterre, aux Etats-Unis, on le prend même très au sérieux : la fonction d’A & R man pour Artists & Repertoire n’est jamais un placard doré ou le caprice d’un homme de marketing chouinant pour un chouïa de crédibilité. Idéalement, le A & R a une tête de furet, un nez de gibbon et des oreilles d’éléphant. Parfois, il a aussi le cerveau d’un homme moyen, ce qui lui évite de se prendre pour Phil Spector ou Berry Gordy quand il n’est qu’un vulgaire trafiquant de boys’ bands, un Bernard Tapie de la carpette musicale. Loin des cocktails, son rôle ou celui, une fois qu’il est établi, de ses talent-scouts, ses éclaireurs, ses défricheurs est de ne rater aucun concert, histoire d’être là si se dessine le futur du rock’n’roll. D’être là où un téléphone portable n’a encore jamais mis les pieds, comme ce jour où Alan McGee, le boss et les oreilles de Creation, se retrouva à observer un groupuscule de Manchester coincé tout en bas d’une affiche miteuse à Glasgow, un soir où les stars de la soirée s’appelaient Teenage Fanclub. Pour vous dire le courage qu’il faut, quand même. Mais votre grand-mère vous l’a sans doute dit : le courage paie. Pour McGee, en millions et en honneurs. Car ce soir-là, devant un parterre de bouteilles de bière vides, il signa immédiatement Oasis. Les frères Gallagher avaient pourtant déjà envoyé leur cassette aux A & R professionnels de la profession et n’avaient obtenu comme réponse que « Manchester, c’est fini » ou « le son baggy est mort ».
On ignore si, un jour, Dominique A ou Diabologum ont envoyé leurs cassettes à des directeurs artistiques, et s’ils ont obtenu d’aussi remarquables réponses saugrenues. N’empêche, un seul label a eu le courage de s’enthousiasmer pour ces musiques têtues, intraitables : Lithium, le bébé sauvagement protégé par son fondateur, Vincent Chauvier. Pas une entreprise philanthropique, pourtant, pas un hôtel des coeurs brisés, pas une Armée du Salut du rock invendable. Alors que l’industrie, confite dans ses autocélébrations et ses routines mortelles, ne vit au départ en son label qu’un doux rêveur aux ambitions bonsaïs, Lithium donne aujourd’hui des leçons de gestion, des cours d’efficacité. 75 000 exemplaires vendus pour La Mémoire neuve de Dominique A, 20 000 écoulés de #3, le troisième et raboteux album des Toulousains de Diabologum. Pas mal quand on connaît le coût de chacun de ces disques le budget marketing de Diabologum équivaut à peu près à la facture d’un déjeuner avec un programmateur d’un réseau FM pour tenter de le convaincre de diffuser tel ou tel nouveau prodige de la chanson rock française. Une terrible impression de gâchis qui n’en finit pas de révolter Vincent l’Ecureuil écureuils qui, chacun le sait, ont aussi de grandes oreilles. « Vincent est en guerre contre la terre entière, confirme Pascal, de Mendelson, nouvelle signature du label. Il s’insurge avec une passion et une force rares. Tout est tellement mou que ça fait du bien d’entendre ses avis tranchés, ses passions pour Mingus, les Stooges ou NTM. C’est un outsider, hors époque, hors jeu… Il y a chez lui une forme presque suicidaire, il ne tient pas forcément à faire de l’argent. Ça lui permet de prendre des risques, car il n’a rien à perdre. Il n’est même pas salarié de son propre label. »
De la création d’un label comme acte de résistance : à l’aube des années 90, Vincent emprunte à maman, vide ses économies et prend le maquis depuis Nantes, où il travaille chez un disquaire. Un métier d’observation, uniquement destiné à être à portée de main de son unique passion depuis qu’il a déserté le football : le rock indépendant. D’esprit, surtout. « J’aime défendre les convictions des autres. Quand il a fallu faire des choix dans la vie, j’ai su à 18 ans que je voulais créer un label. Comme je ne connaissais rien, il a fallu que j’apprenne. » A 18 ans, âge auquel on forme un groupe, Vincent capitule déjà avec lucidité : son talent n’est visiblement pas de ce côté-ci de la guitare, plus habile des oreilles que des doigts. « Musicien, c’est un métier de fou. Il faut avoir une confiance en soi phénoménale. Un courage et une vanité qui me poseraient problème. Moi, je n’ai pas de convictions suffisamment fortes pour prendre la parole. Je suis un grand bavard mais je préfère écouter les autres. Quand on me considère comme un « directeur artistique », j’ai l’impression de figurer dans la chanson de Dominique A, Le Métier de faussaire. Je n’ai pas de recettes, pas de solutions. Les directeurs artistiques se donnent une importance démesurée. » Sans frustration, avec patience, Vincent bâtit à la main Lithium, dévore les cassettes et les triture avec sadisme, capable de s’enthousiasmer pour quelques
secondes d’une chanson même si les dix autres de la cassette lui paraissent lamentables. « Comme j’étais capable de réception et d’émotions sur des disques que j’achetais sans le moindre commentaire autour de moi, pourquoi ne pas l’être sur des maquettes ? Si j’ai une qualité, ce n’est pas tant d’avoir de l’oreille que le courage d’aller jusqu’au bout. Quand quelque chose me parle, je ne vois pas pourquoi je serais le seul. » Ce qui lui parle alors fait pas mal de bruit et porte le cheveu long : Vincent imagine alors son label plus rock qu’il ne l’est devenu. « Beaucoup d’éléments que j’adore dans le rock avaient disparu de la scène française et il me tardait de les entendre. Mais très vite, au travers des maquettes, je me suis rendu compte que le rock radotait, ne communiquait plus la moindre urgence, le moindre parti pris, la moindre envie d’en découdre. Les gens qui entretiennent aujourd’hui cet « esprit rock » sont ailleurs. Quand j’allais voir Dominique A en première partie de groupes de rock locaux, c’est tout juste si on ne le brûlait pas sur scène avec son humour et son Casio. C’était lui, le bonhomme chétif, le vrai rebelle. »
Vincent a 26 ans quand Lithium commence par distribuer en France l’album d’un groupe anglais, Greenhouse. Première colère de Vincent, qui ne comprend pas comment la presse ose le snober, lui refuser un soutien qu’il estimait acquis. « Quand j’ai démarré le label, c’était d’entrée un quitte ou double. Si La Fossette de Dominique A s’était planté, je coulais. Pourtant, je savais où j’allais, je pensais peut-être un peu espièglement que quelques médias allaient trouver notre travail sympathique. J’ai sorti l’album des Anglais de Greenhouse uniquement parce que je savais que derrière, j’allais sortir l’album de Dominique A. Or, je n’avais pas envie d’être catalogué « label nantais sortant un artiste local ».
Après quelques maxis, il faudra attendre La Fossette, le second album de Dominique après son Disque sourd autoproduit, pour que Lithium se lance dans le long format et envisage le futur. « Au début, quand on s’est rencontrés pour la première fois dans un café de Nantes et qu’il m’a dit qu’il aimait bien ma cassette et qu’il voulait sortir un album, je n’y croyais pas trop, se souvient Dominique A. C’était un fou furieux de musique, qui y était pourtant venu sur le tard. A l’époque, moi, j’étais plutôt corbeau et lui, c’était un fan de trucs durs, comme les Stooges. Il avait déjà une vision intransigeante de la musique. Il savait ce que pouvait se permettre un groupe français, les forces et les carences de la langue. Son obsession, c’était que les groupes et la musique ne fassent qu’un, qu’il n’y ait plus de décalage. Il en avait assez d’entendre des groupes français revendiquer des influences qu’on n’entendait pas du tout dans leurs disques. Il voulait des groupes avec un ton, une personnalité, qui puissent assumer leurs références. » Jusque-là amateur farouche, Vincent passe alors à la vitesse supérieure : amateur farouchement farouche. Rare : on a rencontré un directeur artistique ne parlant à la première personne qu’à reculons et refusant de se laisser photographier. Alors que d’autres se rangent confortablement dans l’esprit d’entreprise d’une major qui achète leurs oreilles et leur âme, lui continue à se débattre, à défendre au bazooka ses positions, à terroriser la pourtant puissante division de Virgin qui distribue ses disques. Lithium passe en force, sans rabotage, ou casse : Vincent n’est pas là pour faire carrière. « Je n’ai pas envie de subir de grosses contrariétés. J’aurais forcément envie de passer à autre chose. Car là, c’est une bagarre, mais je redoute le jour où ça n’en sera plus une : ça voudra dire que je suis moins motivé, que je commence à capitaliser. Mais bon, je ne suis pas le Chevalier Blanc. Dans trois ans, j’aurai peut-être aussi signé un pont d’or avec une major. Sur des trucs très passionnels, je sais que je peux avoir des ruptures. Ça a été le cas avec le sport, les études et tout le reste… Je n’ai jamais été capable de mener quoi que ce soit au bout. J’amorce, je démarre et j’arrête. Ce qui me fait tenir, avec Lithium, ce sont les contraintes dont je me suis soigneusement entouré : sans elles, je ne pourrais pas avancer. Mais là, il y a responsabilité morale vis-à-vis des artistes. Je dois l’assumer. Si j’étais totalement libre, je m’arrêterais peut-être, pour le plaisir de casser le jouet. Ce qui m’attristerait le plus, ce serait de ne plus recevoir les maquettes. Et perdre le privilège d’être le premier à entendre quelqu’un, sans rumeur préalable. C’est un dopant formidable pour continuer. »
D’un avis général, Vincent est un casse-burnes : quelques-uns parmi les groupes qu’il a contactés avant, finalement, de refuser de les signer se souviennent de lui comme d’un Frankenstein essayant de modeler leur musique au diapason de ses fantasmes. Modeste mais pointilleux, Vincent reconnaît effectivement beaucoup discuter en amont, mais jure ne jamais intervenir en aval, quand le groupe enfin autorisé à enregistrer se calfeutre en studio. « Je ne suis là que pour suivre les groupes et assumer avec eux. C’est pour ça que je pose beaucoup de questions : pour sentir les vraies motivations, la nécessité d’enregistrer… J’aime bien donner le feu vert à un artiste quand je sens qu’il bout. Mais à 90 %, ce sont les propositions artistiques et le talent des groupes qui sont les uniques responsables de leur succès ou de leur échec. » « Il déteste le laisser-aller en général et demeure très critique, confirme, goguenard, Dominique A. Il est pointilleux, pinailleur et des fois, ça swingue. Il réécoute énormément les disques avant de les sortir et rien ne lui échappe. Moi qui ne suis pas perfectionniste, qui travaille dans le moment, j’ai du mal à concevoir de retourner en studio trois mois après avoir achevé une chanson. Sur Si je connais Harry, Vincent voulait m’y renvoyer parce qu’à un moment, on entendait un claquement de langue. Il est très présent sur le travail préliminaire mais notre but, c’est de le maintenir à l’écart du studio : il ferait naître trop de doutes. »
Privé de studio jusqu’à présent, Vincent n’a pourtant pas dit son dernier mot, lui qui rêve de productions plus luxueuses (« J’aurais bien mis un rayon de lumière sur l’album de Mendelson, mais j’ai été convaincu par le groupe »). Pourtant, il jure ne pas aimer les studios auxquels il ne comprend pas grand-chose et ne se rêve pas Phil Spector, se voyant plutôt comme un Phil Spectator, fébrile à l’idée de découvrir la musique de ses protégés chez lui, forcément seul. « Il possède une oreille très développée, confirme Arnaud, de Diabologum. Il entend tous les détails alors que dans l’industrie du disque, personne n’écoute la production, les intonations, comment arrive un refrain… Par exemple, il était très enthousiaste quand il a reçu les premières chansons de notre album #3, mais ensuite, il a été très ferme sur les textes. » « J’ai été très impressionné par la brutalité et la force de cet album, confirme Vincent. Quand je m’enthousiasme comme ça, j’ai parfois l’impression d’être tout seul. Mais je crois aux vertus de la solitude, de la bagarre individuelle. Si nous avions été plusieurs aux commandes de Lithium, jamais nous n’aurions sorti La Fossette de Dominique A. Il n’y avait heureusement personne pour me ramener à la raison. »
« Ce qui est intéressant chez Lithium, c’est que nous puissions cohabiter avec Dominique A, continue Michel, de Diabologum. Mais chacun reste dans son coin, tranquille, il n’y a pas de repas de famille. Parmi les choses qui nous ont séduits chez Lithium, il y avait cette envie de pousser des éléments pas évidents pour le public français, un esprit incroyablement critique qui nous a beaucoup impressionnés et aidés. Il a été un point de repère. Et puis, il y avait aussi sa culture musicale. Comme nous, il avait des références hétéroclites. » Pourtant, Vincent n’est venu à la musique que sur le tard, quand les chaussures à crampons Adidas commencèrent à peser sur cet adolescent comme les godillots sur le soldat. A 16 ans, il se prend un très vilain coup. Pas dans les tibias, mais dans les oreilles : les Stooges sont entrés dans sa vie. « Je me souviens très bien d’un cours de philosophie où le prof nous a engueulés parce qu’aucun d’entre nous ne lisait Rock & Folk. J’ai immédiatement acheté le journal et je suis venu à la musique par la lecture. Ce sont des articles d’Eudeline, de Garnier, de Gorin qui m’ont donné l’envie de découvrir ce monde-là. Et je retrouvais ce dont ils me parlaient en achetant les disques. Personne autour de moi ne parlait comme eux. C’est pour ça que je ne comprenais pas que ces journaux ne parlent pas des artistes du label. Car pour moi, nous étions très proches. Ça me navre de voir que Rock & Folk ne voit pas aujourd’hui que notre esprit est beaucoup plus rock que les groupes dont ils parlent. Moi aussi, je viens des Stooges, je sais pourquoi c’est grand. Mais aujourd’hui, comme on peut adorer Leonard Cohen et les Beastie Boys, je sais pourquoi on peut adorer les Stooges et sortir Mendelson. »
Lithium nous avait déjà abonnés aux chocs thermiques, aux douches glacées. Mais on restait pourtant dans le domaine du raisonnable, de l’envisageable. Avec sa dernière recrue, Mendelson, un pas est franchi : cette musique est impossible. Pas question de chanter ainsi la banlieue, avec une guitare sèche mais luxuriante, avec une voix totalement désincarnée et pourtant chaleureuse, ça ne se fait tout simplement pas. Inimaginable de passer aussi près du ridicule, du grand cimetière des prétentieux sans jamais y glisser les doigts. A notre corps défendant on s’était jurés, cet été, de ne pas regarder passer les ovnis , on s’est pourtant sérieusement entichés de cette musique sans époque, sans famille, bande-son d’un trou noir qui relie sans le savoir le label Saravah du début des années 70 au Lithium de la fin de siècle. « C’est ce qui me plaît chez Vincent, affirme Pascal, la voix grave de Mendelson. Il n’appartient à aucune chapelle, ne fréquente pas le milieu. Il est tout seul, depuis longtemps. Comme tous les solitaires, il ne subit aucune influence et peut donc aimer des choses très différentes. Sur la cassette que je lui ai envoyée, il n’aimait peut-être qu’une seule chanson, mais il voulait voir ce que ça allait donner si je poussais cette voie-là à fond. On a procédé par élimination, en longueur, en donnant ses avis, en remarquant tous les détails qui clochent. Alors que les autres maisons de disques attendent que tout soit prêt. » Dans l’industrie, on appelle ça « l’esprit d’entreprise » avec son abnégation de bon petit soldat, d’aimable travailleur au cerveau nettoyé à la Javel ; dans un label, on appelle ça « l’esprit de famille » : une famille un rien incestueuse où on s’échange les musiciens, les tuyaux, les premières parties. Chez Lithium, on se fréquente, mais en faisant surtout gaffe à ne pas se faire choper par Vincent, l’arbitre maniaque qui interdit que l’on parle d’esprit de famille : chez Lithium, le sport est individuel. « Cette histoire d’esprit de famille, ça fait hurler Vincent, jure Dominique A. On se connaît, on apprécie la démarche des uns et des autres. Mais bon, on a déjà suffisamment d’une famille à supporter pour s’en imposer une autre. S’il y a un ciment chez Lithium, c’est l’exigence de Vincent. » Une exigence maniaque, inaltérable, sourde à toute tentative d’assouplissement. Même avec ses groupes les plus fidèles, Vincent maintient les distances « Je ne partirai jamais en vacances avec un seul de mes groupes. Je m’occupe du label, eux de leurs chansons » et tient Lithium à la baguette amidonnée, sans que ses artistes ou même son distributeur ne puissent en douce glisser de l’eau dans son vin(yle). Car Vincent, réaliste, n’a jamais triché, annonçant toujours la couleur. Diabologum : « Il sait pertinemment pourquoi il vendra 20 000 exemplaires de tel disque et seulement 500 de Dogbowl il trouve ça injuste, mais il en est conscient. C’est pour ça que ça marche avec son distributeur : il n’a jamais cherché à les mener en bateau, à leur faire dépenser trop d’argent. Il est lucide et prudent. » Une réputation d’administrateur rigoureux qui fait doucement rire Vincent. « Je ne suis pas gestionnaire pour deux sous. C’est du paraître, je fais celui qui assure pour sécuriser tout le monde mais je sais à peine faire les divisions. Je fonce et on fait les calculs après. »
Nul en mathématiques modernes, Vincent Chauvier est pourtant très fort en calcul mental. Il ne sait peut-être pas faire les divisions, mais multiplie formidablement les bouts de ficelle et additionne avec une régularité enviable les zéros de conduite. Qui, comme on devrait désormais le savoir, sont les meilleures notes de musique libre.
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