Alors que sort Death to the Pixies, leur première compilation, on reparle enfin des Pixies, “le meilleur groupe de rock’n’roll au monde.” Ce compliment, le plus usé à l’endroit des Pixies durant leur régence expéditive, de 86 à 92, n’a presque jamais été soumis à débat. Pour les Pixies, tout le monde a paru s’enthousiasmer […]
Alors que sort Death to the Pixies, leur première compilation, on reparle enfin des Pixies, « le meilleur groupe de rock’n’roll au monde. » Ce compliment, le plus usé à l’endroit des Pixies durant leur régence expéditive, de 86 à 92, n’a presque jamais été soumis à débat. Pour les Pixies, tout le monde a paru s’enthousiasmer de manière presque infantile et régressive ? et l’on pourra se demander longtemps comment un groupe aussi peu sexy est ainsi parvenu à rénover notre désir pour le rock. Un exemple, au hasard : ce journal n’aurait sans doute pas trouvé sa voie s’il n’y avait eu des groupes du rang des Smiths en Angleterre ou des Pixies aux Etats-Unis pour baliser celle-ci de disques porteurs d’une réelle excitation, comme pouvaient l’être ceux des Beatles ou du Velvet dans les années 60, ceux de Clash ou des New York Dolls dans les années 70.
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Il y a deux façons de voir les Pixies, selon que l’on se place depuis l’Europe, avec le confort visuel nécessaire qu’offre la distance, ou selon un point de vue américain, pays qui s’est ramassé la comète Pixies sur le coin du conformisme à la fin des années Reagan. Vu d’ici, les Pixies incarnaient avant tout l’intrusion d’un troupeau de buffles dans la vitrine anglaise de la new-wave porcelaine qu’était alors le très arty label 4AD, prêts à mettre à sac le fragile fonds de commerce local. Aux Etats-Unis, ils furent l’un des premiers groupes en mesure de crever les multiples abcès musicaux nés du punk et d’en répandre les sécrétions ? deux tiers de fiel, un tiers de miel ? à une échelle nationale. Sans doute y avait-il d’ailleurs deux Pixies bien distincts : l’un manipulé de l’intérieur par leur très sous-estimé guitariste Joey Santiago, l’autre par leur compositeur et chanteur Black Francis.
Au scalpel et au mortier : par l’intellect d’un côté, par la panse et les nerfs de l’autre. Une « planète du son » divisée à parts égales entre ombre et lumière, machiavélisme et candeur, rock et roll. C’est Santiago qui, accidentellement, inventa ce son extraterrestre. C’est Black Francis qui donna une corpulence, donc une vérité matérielle, aux Pixies. On n’en négligera pas pour autant les mérites respectifs de Kim Deal et David Lovering, paire rythmique tout-terrain, des plus cahoteux aux plus caoutchouteux. Dire que la musique des Pixies reste l’une des plus jouissives et intelligentes de son ? de notre époque suffirait à écourter le débat. Aucune démonstration nécessaire (il n’est qu’à réécouter en boucle l’intégrale de leurs quatre albums et demi) pour justifier qu’on y attache, cinq ans après, un tel prix. La descendance directe souvent médiocre qu’ils ont laissée ? les Breeders, les albums solos de Black Francis/Frank Black ? et les rumeurs toujours contredites d’une reformation auront fini par nous assurer que l’aventure était bel et bien consommée, prête à se laisser coaguler par l’histoire. Ne reste plus alors qu’à mesurer l’impact des Pixies sur la génération des groupes qui leur survécurent, qui les suivirent, ou sur de vieilles carrières qu’ils contribuèrent à faire rebondir. Les témoignages d’allégeance envers les Pixies, nombreux et de tous horizons, confirment le rôle de détonateur joué par le groupe à la jonction des décennies 80 et 90.
Aucun groupe américain issu de la mouvance hardcore, de Black Flag à Sonic Youth ou Hüsker Dü, n’avait réussi jusqu’à la fin des années 80 à perforer la frontière opaque qui maintenait encore à distance underground et mainstream. On ne mettra pas sur le compte du seul hasard le fait que les Smashing Pumpkins, Nine Inch Nails ou, dans un tout autre genre, Weezer aient crevé le plafond du billboard dès lors que les Pixies, les premiers, avaient abattu la cloison et ouvert la voie.
S’ils n’ont jamais rencontré le succès massif auquel ils pouvaient prétendre, les Pixies ont largement amorcé ce qui allait suivre. On les tiendra notamment responsables d’avoir introduit un peu d’huile et d’humour dans l’intransigeante machine US à faire du bruit, d’avoir redonné le goût des mélodies à une génération qui jurait essentiellement par les vomissements, d’avoir considérablement raccourci les chemins qui menaient de la pop au punk, du rock’n’roll à la new-wave, du rase-mottes au trampoline. Et surtout d’avoir éclairé l’horizon de dizaines de vocations qui n’attendaient qu’eux pour sortir du brouillard. Le plus emblématique des exemples demeure celui de Nirvana, qui plaça l’héritage encore frais des Pixies à la bourse du mal de vivre fin de siècle et en récolta les dividendes charnus (et les ennuis) que l’on sait. Si les Pixies n’eurent jamais vocation à cristalliser le malaise de la jeunesse américaine, le grunge leur doit toutefois l’invention quasi-intégrale de sa panoplie musicale. En remettant à neuf le propos élimé du punk, à savoir un savant mélange d’urgence et de flagornerie, de fulgurance et de fumisme, les Pixies ont préparé le terrain sur lequel quantité de groupes plus ou moins essentiels vinrent ensuite jouer à se faire mal.
En Europe, l’influence des Pixies demeure plus diffuse et sournoise, à tel point qu’on n’aurait pas assez d’une page entière pour répertorier tous ceux qui s’en réclament. Même l’Angleterre, habituellement rétive aux sensations étrangères, a toujours fait preuve d’un grand respect teinté d’un sincère jalousie à leur égard. Pour toutes ces raisons, et quantité d’autres, le meilleur groupe de rock’n’roll au monde, n’en déplaise à Oasis, reste aussi à ce jour le dernier.
Archives du supplément de l’hebdomadaire n°121, du 8 au 14 octobre 97
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