Entre la peinture et l’art conceptuel, la voie est étroite mais elle mène à tous les publics. Forts de ce principe, Gilbert & George composent depuis trente ans l’une des oeuvres les plus puissantes et les plus accessibles de l’art contemporain. Alors que s’ouvre leur rétrospective au musée d’Art moderne de Paris, rencontre londonienne avec un couple exemplaire.
Gilbert & George habitent Fournier Street, petite rue de Londres coincée entre une paire d’édifices de culte. A l’angle de Commercial Street, face au marché de Spitalfield, s’est assoupie Christchurch, chef-d’oeuvre baroque de Nicholas Hawksmoor construit débutXVIIème à la demande de la reine Anne, soucieuse de combattre la décadence morale du royaume. A l’autre bout de la rue, au coin de Brick Lane, s’agite un deuxième lieu de prière. Négligeable architecturalement, ce bâtiment est largement aussi important pour l’histoire du pays. Quelques paires de chaussures délicatement posées sur le seuil trahissent aujourd’hui sa confession. Mais tout n’est pas si simple. Avant d’être une mosquée, l’endroit fut, dans l’ordre : un temple, une église et une synagogue. Nous sommes dans l’East End, aux marges de la City, là où Londres, depuis toujours, maintient ses immigrants à distance. Les premiers arrivés, les huguenots français, ont construit leurs ateliers de tissage, de sobres bâtisses de trois étages à grandes fenêtres, parmi les plus belles maisons de la ville.
C’est dans l’une d’elles que s’est installé, en 1964, George. Bien avant l’arrivée des Bangladeshis et des yuppies. Avec Gilbert, ils en ont depuis acquis deux autres, mitoyennes. Côté rue, leurs appartements, très sombres, les murs recouverts de panneaux de bois, abritent une impressionnante collection de poterie du XIXe siècle. Côté cour, un gigantesque atelier en plusieurs pièces, toutes très fonctionnelles, presque industrielles. C’est là, dans l’une de ces salles immaculées de conception, l’affiche de l’exposition parisienne fièrement scotchée au mur, que nous ont reçus Gilbert & George. Courtoisement, avec du café instantané servi, comme à l’accoutumée, dans des mugs à l’effigie de John Major.
George Nous avons toujours voulu être artistes. Même si nous avons grandi dans deux pays différents, nous venons de milieux sociaux très similaires : nous étions assez pauvres et habitions à la campagne.
Gilbert George vient de l’ouest de l’Angleterre, du Devon. Il a commencé à peindre au moment où sa mère essayait de divorcer. C’était déjà des choses très fortes, liées à sa mère. Quel âge avais-tu ? 14-15 ans. Et puis il s’est arrêté.
George J’ai quitté l’école pour prendre un emploi très ordinaire. Mais le plus important fut sans doute la lecture des Lettres de Van Gogh. Gamin, j’en avais trouvé d’occase une vieille édition des années 30. Avec ce livre, j’ai réalisé qu’on pouvait être artiste sans avoir reçu d’éducation particulière, sans être bien habillé.
Gilbert George a travaillé dans un magasin pendant trois ans et suivait des cours du soir à Dartington Hall, une école d’art assez connue. L’un des professeurs, très impressionné par son travail, lui a conseillé de devenir étudiant à temps plein.
George Une chose à laquelle je n’avais jamais songé, compte tenu de ma situation. C’était après la guerre, tout était très pauvre, cassé, personne ne voyageait… Mais Gilbert a commencé encore plus tôt que moi à s’intéresser à l’art.
Gilbert Moi, j’ai grandi dans les Dolomites, en Italie. Il y avait une tradition artistique familiale. Mon oncle avait fait les beaux-arts et peignait de petits tableaux. A cette tradition familiale s’ajoutait la tradition locale vous savez, les biches et les madones en bois… A 14 ans, je suis allé dans une école de sculpture sur bois. J’envisageais d’aller étudier l’art à Florence, mais un professeur allemand est venu proposer des bourses pour l’Akademie de Munich. En 67, on a atterri l’un et l’autre à Londres, à St Martin’s. A l’époque, c’était l’école la plus radicale au monde.
George Les télés du monde entier venaient y faire des reportages. C’était la classe alternative de sculpture, un cours non officiel dirigé par Anthony Caro et Philip King. Nous n’avons jamais mis les pieds dans les autres départements de l’école. Nous faisions partie d’une élite, nous nous sentions vraiment supérieurs. Parmi les élèves, il y avait Richard Long, Barry Flanaghan, Amish Fulton, Bruce McLean… Tous dans la même salle. C’était assez extraordinaire. En fait, il n’y avait pas vraiment de cours, on faisait ce qu’on voulait. On allait se promener à Hampstead l’après-midi. Mais entre élèves, nous discutions beaucoup de notre travail. Et puis nous avions déjà quelques difficultés avec nos profs. Eux croyaient encore à l’art formaliste, y voyaient un autre langage. Ils étaient attachés aux formes, aux couleurs, aux poids… Ils n’avaient aucun autre message que la beauté des formes. Leur message tenait en un mot : l’art. Tout cela était très bien, mais impossible à sortir des écoles personne n’y comprenait rien. Nous voulions au contraire inventer un art qui s’adresse à tout le monde, aux enfants comme aux vieux, aux Africains comme aux Européens.
Gilbert Les profs étaient effrayés par nos idées nouvelles. Et, après notre génération, c’était terminé, St Martin’s ne fut jamais plus comme avant.
Comment avez-vous décidé de travailler ensemble ?
Gilbert Je ne parlais pas anglais, et George était le seul à connaître le langage des signes, nous sommes donc devenus amis. Et puis nous avons fait une petite expo ensemble dans un café de Soho qu’on avait loué pour l’après-midi. On a mis nos sculptures sur les tables et on a invité les profs et les autres étudiants à prendre le thé. On a même mis un disque.
George C’était déjà une manière de sortir de l’élitisme.
Gilbert Nous étions alors très naïfs mais, d’une certaine manière, notre idée de l’Art for all était déjà à l’oeuvre.
Gilbert Les oeuvres que nous avions mises dans ce petit café étaient des sculptures portables des formes certes, mais des formes qu’on pouvait tenir à la main. A la fin de notre séjour à St Martin’s, nous nous prenions en photo avec ces sculptures à la main. Et puis, un jour, on a réalisé qu’on n’avait pas besoin des objets, qu’on pouvait très bien être nous-mêmes les objets. Voilà comment nous avons commencé ce qu’on a appelé les living sculptures, les sculptures vivantes.
George En plus, on n’avait pas un sou. La plupart de nos copains trouvaient des postes d’enseignants mais personne n’aurait voulu de nous pour donner des cours.
Gilbert Alors nous nous sommes baptisés Gilbert & George, the human sculpture. Pour nous distinguer des autres, pour nous distancier du public et devenir une vraie sculpture, nous avons commencé à nous maquiller. Et nous marchions, comme ça, en sculpture.
George On prenait le métro, le train. On allait au concert.
Gilbert Chaque jour un truc nouveau.
George On n’avait jamais la patience d’attendre. Tout ce qu’on pouvait faire le jour même, on le faisait. Le moment déterminant fut sans doute la création de notre singing sculpture. Je ne sais pas comment nous est venue cette idée d’une sculpture chantante et dansante, mais nous avons réalisé que nous pouvions produire une oeuvre d’art d’une grande intensité. C’était très déprimant, les mouvements étaient vraiment tristes, mais tout le monde se sentait étrangement enrichi par l’expérience, les enfants étaient fascinés, les vieilles dames pleuraient…
Gilbert Au début, la singing sculpture durait trois minutes la durée du disque en fait. Nous allions donc la montrer dans les écoles d’art. Mais les profs étaient contre. Ils nous interdisaient presque l’accès.
George Trois mois après être sortis de St Martin’s, nous avons pris rendez-vous avec Anthony Caro pour lui expliquer notre théorie de l’art pour tous. Nous nous sommes retrouvés dans un pub, il nous a écoutés très poliment puis nous a dit « Je comprends ce que vous voulez faire, j’espère sincèrement que vous n’y arriverez pas, mais je pense que ce sera sans doute le cas. » Nous nous sommes alors sentis très fiers.
Comment faisiez-vous pour annoncer la création de vos singing sculptures ?
Gilbert Nous avions une liste de tous les gens du monde de l’art, les critiques, les galeristes, les musées… On leur envoyait des invitations.
George On appelait ça des postal sculptures.
Gilbert Certaines postal sculptures n’étaient même pas des invitations, juste des petites cartes sur lesquelles nous décrivions une living sculpture dans notre maison : nous buvant le café un après-midi par exemple. Quelques mots et un petit dessin suffisaient, les gens imaginaient la sculpture. Tout le monde adorait ces petites cartes. Ça changeait des trucs chiants de l’art formaliste.
Tout le monde adorait mais il était quand même très difficile d’intéresser les galeries à ce type d’oeuvres.
Gilbert Très difficile. On a fait le tour des galeries avec des photos de nos living sculptures. Seul Robert Fraser a accepté de nous exposer, juste un après-midi : nous avons montré un travail photographique qui s’appelait Gilbert the shit and George the cunt. (« Gilbert la merde et George le con »).
George C’était très osé pour l’époque, en 69. Mais c’est vrai que ce fut difficile avec les galeries. Même lorsqu’elles ont commencé à montrer nos oeuvres et nous avions les meilleures galeries au monde , elles les considéraient comme des choses à part. Il y avait l’art, et puis il y avait Gilbert & George. Le figuratif était mal vu, le réalisme était mal vu, la couleur était mal vue, deux personnes qui travaillent ensemble, ça faisait bizarre… On avait tout faux.
Comment avez-vous finalement réussi à entrer dans le monde de l’art ?
George On a eu quelques coups de chance. En 69, l’Institute of Contemporary Art a accueilli une grande exposition collective, When attitudes become form. A notre grande surprise, nous n’avons pas été sélectionnés. On était furieux, alors on a décidé de venir au vernissage en sculpture vivante. Et là, un type qu’on n’avait jamais vu s’est dirigé vers nous et nous a dit « Je suis Konrad Fischer. Vous faites l’exposition à Düsseldorf, hein ! » Incroyable ! Voilà comment nous avons produit en Allemagne la première version longue de notre singing sculpture. Ça durait huit heures, nous étions déjà là à l’ouverture des portes et toujours là pour la fermeture.
Mais vous ne pouviez pas vivre d’oeuvres comme celles-là : il n’y avait rien à vendre…
George Après notre singing sculpture, Konrad Fischer nous a demandé des oeuvres pour sa galerie. Nous lui avons donné trois dessins au fusain : Walking, Viewing et Relaxing. Au vernissage, il nous a demandé combien il devait vendre ces oeuvres. Nous ne pensions jamais les vendre, alors on a dit une somme extraordinaire pour l’époque : 1 000 livres ! A notre grande surprise, il les a vendues le lendemain. On avait assez d’argent pour vivre au moins deux ans. 1 000 livres, on avait presque dit ça comme une blague !
Que signifiaient ces titres : Walking, Viewing, Relaxing ?
Gilbert Nous voulions dire qu’en tant que sculpture vivante, nous menions une vie normale. On se comportait comme tout le monde et on appelait ça sculpture, c’est tout. Par exemple, lorsqu’on a eu tout cet argent, on a commencé à concevoir des drinking sculptures.
George Nous mettions notre vie de tous les jours dans nos oeuvres. Comment nous étions, comment nous aimions, ce que nous ressentions, ce dont nous avions peur…
Gilbert On fait confiance à nos émotions. Notre art est très émotionnel, pas conceptuel. Au début, nous étions très naïfs. Nous nous promenions dans les bois, alors nous mettions des oiseaux dans nos images. Et puis on a commencé à gagner de l’argent, à boire, et c’est devenu plus décadent.
Quelles relations entreteniez-vous avec les autres artistes et avec certains mouvements d’avant-garde ?
Gilbert Nous avions beaucoup d’amis artistes, ils nous aimaient bien en général. Mais on ne parlait jamais d’art, on discutait de la vie, de la boisson, de sexe… On est tous pareils, les artistes.
George Le mouvement Fluxus a voulu nous adopter, ils appréciaient bien notre travail mais nous n’aimions pas ça.
Gilbert Ils faisaient du happening, nous venions de la sculpture formelle.
George Et puis, à la différence de nombreux artistes, nous ne voulions pas choquer les gens. Si vous aviez emmené votre mère à une soirée Fluxus, elle aurait pesté contre leurs pantalons dégueulasses. Nous, nous ne voulions pas aliéner le public, nous voulions être propres, élégants.
Gilbert Nous nous sommes construits contre le formalisme, mais c’est bien de là que nous venions.
D’où les costumes que vous portez toujours ?
George Dans nos milieux sociaux d’origine, pour trouver du travail, pour aller à l’école ou à l’église, on mettait un costume. Quand on est pauvre, on veut toujours avoir l’air bien.
Gilbert On n’a pas décidé de porter des costumes, on a juste conservé cette habitude.
George Au début des années 70, c’était assez radical. Tous les autres artistes étaient vêtus de couvertures. Ils sont très embarrassés aujourd’hui lorsqu’on leur montre cette photo. Nous, au milieu, nous sommes totalement normaux (rires)…
Gilbert Nous sommes un peu négligés aujourd’hui, mais quand on marche dans la rue avec un costume propre, les gens sont fascinés. Ils nous dévisagent : on a l’air à la fois normaux et différents.
Vous dites que votre ambition n’est pas de choquer, mais de toucher un grand nombre de personnes. Pourtant, certaines de vos oeuvres ont suscité d’assez violentes réactions, la série Naked shit notamment.
George Nous voulons arriver à toucher tout le monde, mais pas à n’importe quel prix.
Gilbert L’idée est de gagner le public avec notre travail.
George Cela dit, personne n’est jamais sorti d’une de nos expos en
courant. Ce serait contre-productif. Nous ne croyons pas à la confrontation négative avec le public, ça ne marche pas.
Ce qui provoque le plus souvent ces réactions, c’est le sexe. Pourquoi est-ce devenu si capital dans votre oeuvre ?
Gilbert Ça reste encore quelque chose d’inacceptable dans le monde de l’art, dans les musées surtout. La peinture abstraite ne leur pose aucun problème, mais quand il s’agit de sexe…
George C’est un sujet que nous devions explorer pour nous-mêmes et, d’une certaine manière, on ne pouvait pas le faire sans un public. Après avoir fait la série des Naked shit, nous n’étions plus les mêmes. Les visiteurs de l’expo n’étaient plus tout à fait comme ceux qui ne l’avaient pas vue.
Gilbert Le grand débat de notre siècle, c’est la question de l’homosexualité dans l’Eglise anglicane. Parce qu’ils sont en train de le perdre. Et ils s’en rendent compte.
George La sexualité est probablement la chose la plus intéressante de notre siècle.
Gilbert Mais difficile : deux hommes nus à la Tate Gallery, ça pose problème.
George Les femmes nues, ça va. Il y en a des millions dans les salles de ventes. Mais ça ne veut plus rien dire. Les réactions varient beaucoup selon les pays, en fait. Le Japon a l’air très coincé, mais le musée d’une ville de province japonaise nous a acheté trois Naked shit. Aucun musée américain ne pourrait le faire. A Paris, il a fallu qu’on retire l’image avec une croix en merde.
Gilbert C’est parce qu’il s’agit d’argent public, l’argent de la ville.
La nudité masculine est importante dans votre travail mais, contrairement à d’autres artistes, vous n’êtes pas vraiment devenus des icônes de la culture gay.
George Nous avons toujours été très clairs : la distinction entre gay et hétéro n’a aucun sens, ce n’est pas ainsi dans la vie. La libération homosexuelle a été très importante, elle a permis de changer la loi mais il ne devrait pas y avoir de définition de l’homosexualité. Nous ne comprenons pas la différence entre hommes et femmes, elle varie selon les pays, selon les systèmes juridiques. Il y a des êtres humains, c’est tout.
Votre attitude tranche en Angleterre, où l’appartenance à la communauté homosexuelle est de plus en plus revendiquée il y a même des rayons de littérature gay dans les librairies.
Gilbert George possède une grande collection de romans des années 30 et 40 sur le sujet. Des romans homosexuels déguisés, masqués en histoires hétéro.
George Nous sommes assez savants sur la question. Un excellent livre qui vient de sortir, Humanism and sodomy in early modern Britain de Stuart, étaye une théorie à laquelle nous croyons depuis longtemps : nos moeurs civilisées sont l’invention des sodomites, nos règles de politesse, nos écoles… Avant d’être modernes, nos sociétés étaient très tribales, les gens se levaient le matin et buvaient du vin, pétaient et faisaient toutes sortes de bruits étranges, fouettaient leurs domestiques. C’était un monde très cruel. L’opposition à tout ça est venue progressivement des lettrés qui étudiaient l’Antiquité. A la Renaissance, les aristocrates ont commencé à engager ces hommes de lettres auprès d’eux, comme ils avaient déjà des musiciens ou des peintres. Ce sont ces lettrés sodomites, fascinés par l’Antiquité, qui ont apporté la sophistication et la douceur de nos sociétés. Voilà pourquoi la Renaissance a toujours été célébrée par les homosexuels. Chez Botticelli, même la figure de la femme n’a rien à voir avec la célébration de l’hétérosexualité. Vous savez, Botticelli a fini moine, il est allé vivre dans une société exclusivement masculine.
La peinture de la Renaissance a-t-elle été une influence pour vous ?
Gilbert On ne va jamais au musée. Les gens disent que nos images ressemblent à celles de la Renaissance, mais c’est simplement parce qu’on y voit le sujet en entier. Nous, on a juste pris des photos et ça ressemble forcément à ce qu’ils faisaient, puisqu’ils étaient très naturalistes.
George Un ami, un jour, nous a dit qu’une de nos images ressemblait à l’Adam et Eve de Masaccio. Je lui ai répondu que, pour nous, c’était plutôt Adam et Steve ! (rires)… Les Japonais, eux, trouvent que notre travail ressemble aux samouraïs. En fait, tout ça dépend de la tradition de celui qui regarde.
Gilbert A partir des années 1880, à cause de l’invention de la photographie, les peintres se sont éloignés du naturalisme, l’art est devenu abstrait ou caricatural. Mais c’est vrai qu’en utilisant le « négatif » nous sommes revenus au réalisme, au maniérisme.
Vous dites « négatif » plutôt que photographie. Pourquoi ?
Gilbert Pour ne pas être considérés comme des photographes. Depuis trente ans, chaque jour, nous tentons d’imposer cette forme d’art et nous n’avons pas encore vraiment réussi. Beaucoup de musées séparent la photo de la peinture alors que nous, nous voudrions réunir tout cela en arts visuels. Les techniques ne sont pas des choses importantes pour le public, il n’y a que les conservateurs qui en tiennent compte.
George La photographie est aujourd’hui la forme la plus puissante. Si dans un musée vous mettez un nu en marbre, ou en gravure, ou en peinture, ou d’art africain, tout le monde passera devant sans le remarquer. Si vous mettez des images en négatif comme les nôtres, c’est très différent : on sait que c’est vrai. Les autres nus peuvent avoir été inventés.
Gilbert C’est une question d’impact. Il n’y a que le monde de l’art pour ne pas reconnaître la très grande supériorité de la photo. Dans la publicité, l’édition, le cinéma, il n’y a que du « négatif ».
George A la différence d’autres artistes, nous avons vraiment assumé le « négatif ». Bacon, par exemple, fondait tout son travail sur la photo, mais il éprouvait malgré tout le besoin de peindre sur une toile, de produire un objet classique. Quand l’appareil photo a été inventé, beaucoup de gens ont pensé que l’art était mort. C’est idiot. Le dessin servait autant à l’information qu’à l’art, pourtant personne n’a décrété la fin des informations. Les journaux n’ont pas paniqué, ils ont viré les dessinateurs et envoyé des photographes couvrir la Première Guerre mondiale.
Si vous utilisez le mot « négatif », c’est aussi parce que vous ne vous limitez pas à l’appareil photo pour produire des images. Récemment, vous vous êtes beaucoup servis d’un microscope.
George On a commencé à regarder des gouttes de pisse, de sang, de sperme, de salive… Une fois, on a laissé une goutte de pisse une journée entière sous le microscope et quand on est revenus, c’était un vrai jardin chinois. Incroyable. Selon les jours, on découvrait des choses ahurissantes dans cette pisse : des armes à feu, des croix, des fleurs…
Pourquoi se concentrer sur ces substances ?
Gilbert On s’est d’abord intéressés à la merde. Puis au sperme, dès 75. On s’est très tôt intéressés au sang aussi, au milieu des années 70, quand on a fait Bloody lives…
George La salive, c’est très intéressant. On a eu l’idée d’aller prendre en photo les crachats dans la rue il y en a plein ici, avec tous les clochards et les musulmans qui crachent… Mais les gens s’arrêtaient, ils ne supportaient pas qu’on fasse ça. On s’est presque fait casser la gueule. Ça touche quelque chose de très profond dans notre culture judéo-chrétienne. Deux types qui ont vu nos images nous ont raconté qu’ils s’étaient fait cracher dessus une fois. Tous les deux se rappelaient précisément la date, le lieu, le cracheur… Quand on se fait cracher dessus, il semble qu’on s’en souvienne pour toujours.
Comment organisez-vous votre travail ? Il y a des jours où vous sortez prendre des photos…
George On travaille beaucoup, on aime ça.
Gilbert Nous n’avons pas beaucoup d’amis, donc très peu d’obligations sociales. En fait, on ne se sent obligés envers personne.
George Il nous arrive de rester totalement isolés pendant des mois.
Vous habitez ce quartier de Londres, l’East End, depuis le milieu des années 60. Vous y êtes très attachés ?
George On ne pourrait pas travailler ailleurs. On est toujours incroyablement en phase avec ce qui se passe ici. Tous les ans, ça change. C’est un endroit très tolérant. Quand on s’est installés, c’était très juif, puis les Maltais sont arrivés, ensuite les Somaliens, les Bangladeshis, et enfin quelques artistes, les pédés, et maintenant quelques couples hétéro.
Juste une dernière question : pourquoi ces tasses devant vous à l’effigie de John Major ?
Gilbert Nous sommes encore loyaux (rires)…
C’est une blague ?
George Non, nous l’avons toujours soutenu.
Gilbert On a l’habitude de se définir comme des anarchistes conservateurs. Nous sommes pour l’économie de marché, c’est la seule solution pour l’art.
George Dans les années 70, sous le Labour, l’art se portait très mal. Il n’y avait que trois galeries dans le centre de Londres et elles ne montraient que des artistes étrangers. Un vrai désastre.
Vous pensez que cela risque de redevenir le cas avec Tony Blair ?
George Non, le pays a changé.
Gilbert Et Tony Blair est en fait sur bien des questions plus à droite que John Major. Mais on ne l’aime pas. Il sourit trop. Nous ne faisons pas confiance aux sourires.
Ce que vous aimiez, j’imagine, chez John Major, c’était sa normalité. La représentation qu’en donnait Spitting image (équivalent britannique des Guignols de l’info) ressemblait à s’y méprendre à l’une de vos living sculptures. Il était tout gris, avec son petit costume.
George Si charmant. L’homme ordinaire. Même le nom, John Major. Incroyable.
Gilbert Mais il a disparu, comme ça !
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