Artistes sans oeuvres, I would prefer not to (Hazan), 156 pages.
Les artistes sans oeuvres font enfin l’objet d’un ouvrage critique. Un éloge paradoxal et terriblement efficace.
A l’exception du portrait de l’improbable Félicien Marboeuf qui orne la couverture, on ne trouvera aucune image dans cet essai de Jean-Yves Jouannais, pourtant critique d’art et rédacteur en chef adjoint du magazine Art Press. Donc un livre d‘art sans image, non par souci d’économie mais plutôt à défaut d’avoir quelque chose à montrer : les artistes sans oeuvres se définissent précisément par leur absence de production, par l’inaboutissement systématique de leurs pratiques artistiques. Pour autant, le recensement de ces artistes joyeusement improductifs s’avère aussi inépuisable que la lignée d' »artistes avec oeuvres » ; il s’agira d’abord d’un art du comportement, où la vie vaut pour l’oeuvre : figures de dandys ou de dilettantes, attitudes surréalistes ou dada. Mais ce serait sans compter les artistes de l’économie (Duchamp) et ceux de la panne, tel Stendhal, spécialiste des « romans abandonnés ». Notons aussi ceux, idiots des temps modernes, qui recopient des oeuvres déjà faites (les pages de dictionnaire de Gilles Barbier, L’Education sentimentale de Collin-Thiébaut), voire ceux qui se contentent d’imaginer une oeuvre (comme les centaines de titres de romans imaginés mais jamais écrits par Blaise Cendrars, ou la famille de l’art conceptuel, préférant l’idée de l’oeuvre à sa forme)… et enfin les autophages qui la détruisent de manière systématique. A reconstituer la vie de ces artistes sans oeuvres, ou à s’intéresser aux fictions littéraires de Borges dont il propose une analyse des plus lumineuse, Jouannais aborde plus d’une fois les territoires de la fiction et du romanesque.
Ouvrage de critique esthétique et littéraire, compilation de biographies, essai, roman, l’écriture louvoie entre plusieurs genres sans jamais s’y tenir. On ne s’étonnera pas d’une telle attention portée à la nature expérimentale de son texte : Jean-Yves Jouannais est l’un des pères fondateurs de la revue et de la société Perpendiculaire, dont l’organigramme accorde une place non négligeable au bureau des projets non réalisés. Il partage d’ailleurs avec ses compères Nicolas Bourriaud ou Christophe Duchâtelet un intérêt incontesté pour le monde de l’entreprise. Mais là où ses collègues abordent L’Ere tertiaire de manière frontale, Jouannais porte sa loupe sur ceux qui, au contraire, se détournent activement de toute logique de production. Enfin, Artistes sans oeuvres vient prolonger le projet, rêvé mais jamais réalisé par Foucault, d’écrire une Vie des hommes infâmes. Dans le même temps, Jouannais ajoute un dernier chapitre à son précédent essai, Infamie (Hazan, 1995), ainsi qu’à l’exposition qu’il avait alors présentée à Venise : car les artistes sans oeuvres préfèrent une postérité silencieuse à la fama posthume, à la gloire tonitruante. La liste est encore longue de ces défections : à sa manière, évidemment paradoxale et vide de toute image, l’essai de Jean-Yves Jouannais se trouve en définitive parfaitement illustré par l’invisibilité même de ces pratiques sans résultat, de cette logique du rien comme oeuvre. Peut-être ce texte n’est-il finalement rien d’autre que le catalogue de leur impossible exposition.
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