A travers un journal photographique tenu depuis la fin des années 60, Nan Goldin s’est construit une identité et une famille. Elle a aussi profondément renouvelé et influencé la photographie, instillant une intimité et des couleurs jusque-là inédites. Ses nouvelles oeuvres, exposées à la galerie Yvon Lambert, témoignent d’une maturité pleinement assumée.
« Love streams. » Pour sa nouvelle exposition, c’est vers John Cassavetes que Nan Goldin s’est tournée, empruntant ce beau titre polysémique à un réalisateur américain qu’elle découvrit à Paris, au milieu des années 80. Pas très surprenante, cette référence se situe dans la droite ligne d’un précédent emprunt, celui du titre d’une chanson du Velvet Underground, I’ll be your mirror, pour coiffer la grande rétrospective qui l’a consacrée au début de l’année au Whitney Museum de New York. Cassavetes, le Velvet de Warhol : deux univers qui rappellent immanquablement celui de la photographe. Mais attention, pas tant pour les quelques détails formels qu’on pourrait s’amuser à isoler que pour de très significatives questions de méthode, voire d’éthique. Car ce qui unit Cassavetes, Warhol et Goldin, c’est avant tout le sens aigu de la tribu. Appliquant à son propre domaine la même démarche artistique que ses deux illustres aînés, Nan Goldin prend des photos de famille. Voilà ce qui saute aux yeux lorsque, entrant dans la galerie Yvon Lambert, on aperçoit sa nouvelle série de cibachromes posés par terre, prêts à l’accrochage. Tous ces gens qu’elle mitraille depuis le début des années 70 et qu’on finit par connaître comme si on se voyait comme ça, deux trois fois l’an, on est d’abord content d’avoir de leurs nouvelles.
Photos de famille donc, mais photos d’identité aussi. Des identités parfois floues, qui jouent avec leur propre état civil, se construisent pour et par l’objectif du photographe. Nan Goldin ne cessera sans doute jamais d’interroger les genres, de multiplier les divisions sexuelles des rôles sociaux trop étroits pour elle et ses amis. Elle reste fascinée par les drag-queens même si ses nouvelles photos témoignent, âge oblige, d’un éloignement de thèmes qu’à tort certains ont pris pour du sensationnalisme en gros, le sexe, la drogue et un doigt de rock’n’roll et qui n’étaient que réalisme. Toujours au plus près d’une vérité subjective, qu’elle sait pertinemment naïve mais à laquelle elle continue naïvement à s’accrocher, Nan Goldin accède à la maturité de couleurs plus sereines et de compositions plus calmes, comme si elle avait enfin fait du temps son allié.
Adolescente, je me faisais virer de partout. J’ai fini par atterrir dans une école alternative, une école où il n’y avait pas vraiment de cours, juste des discussions de groupe. Les disciplines artistiques étaient particulièrement encouragées, mais c’était à nous de choisir, à nous de nous prendre en charge. Moi, je passais mes journées au ciné, je voyais les films de Warhol, d’Eustache, de Paul Morrissey, des italiens aussi, Fellini, Rossellini, Antonioni, Pasolini, les Bergman…
Ton environnement familial était-il également très porté sur les arts ?
A cette époque-là, je n’habitais plus chez mes parents. A 14 ans, je suis partie vivre en communauté. Plus jeune, oui. Ma soeur jouait du piano, moi un petit peu aussi. J’écrivais surtout, des pièces de théâtre. A 8 ans, j’ai écrit une pièce de quarante pages sur l’insurrection du ghetto de Varsovie ! (rires)… Nous étions une famille juive et j’étais totalement obsédée par l’Holocauste. Je lisais beaucoup aussi, et j’ai commencé un journal, que je tiens encore quotidiennement. J’ai conservé presque tous ces carnets, j’en ai des milliers. Mais ils ne sont pas destinés à être publiés, je veux être enterrée avec. Je n’écris ce journal que pour moi, pour garder les pieds sur terre, ne pas devenir folle. Mes photos, au contraire, forment une sorte de journal public.
Quand as-tu commencé ce journal photographique ?
Dans cette école hippie. Nos profs étaient généralement des étudiants de Harvard ou du Massachusetts Institute of Technology. Et comme le MIT est lié à Polaroid, on nous a donné des appareils. A 15 ans, j’ai pris mes premières photos, ça m’a tout de suite passionnée et je suis devenue la photographe attitrée de l’école. Je prenais des photos de groupe, des portraits de mes amis comme Susan Fletcher ou David Armstrong que j’ai rencontré là-bas et que je n’ai pas cessé de photographier depuis. Mais si la photo était devenue mon activité principale, je n’avais pas décidé d’en faire mon métier. Nous ne voulions pas choisir ce que nous ferions plus tard de peur que cela nous empêche de faire autre chose. Nous étions tous dilettantes c’était le principe de l’école. Il s’agissait surtout d’apprendre à vivre. Moi qui étais très timide, par exemple, les discussions de groupe m’ont beaucoup apporté. J’ai pu développer ma personnalité. Si j’étais restée dans une école traditionnelle, je serais probablement encore très timide aujourd’hui. La photo m’a également beaucoup aidée à devenir moi-même. En photographiant en permanence, je me suis rendu compte que je pouvais enregistrer ma propre histoire, empêcher sa révision, sa récriture. Dans ma famille, on récrivait tout. Cette culture de la révision est d’ailleurs très répandue. A grande échelle, c’est l’histoire des banques suisses : on ne se rend compte qu’aujourd’hui de leur activité réelle durant la Seconde Guerre mondiale… Très tôt, j’ai eu l’impression que ce qui se passait dans ma famille ne correspondait pas nécessairement à ce que je voyais à la télé. Il ne fallait surtout pas que les voisins soient au courant, voilà, c’était ça l’état d’esprit à la maison. Et, plus largement, dans le pays tout entier. Il fallait tout garder secret.
Mais quels secrets fallait-il à ce point garder ?
Il s’agissait d’être une famille normale, dès lors tous les problèmes devenaient tabous. Très jeune, j’ai voulu écrire la vérité dans mon journal, pour que personne ne puisse me dire que ça ne s’était pas passé comme ça, que je n’avais pas vu ce que j’avais vu. Plus tard, je me suis rendu compte que la photo me permettait d’encore mieux préserver la vérité, j’avais comme des preuves. Je ne pense plus vraiment comme ça aujourd’hui.
Ton envie première de photographie venait donc du désir de conserver intacts des souvenirs, une vérité…
Il est très difficile de conserver le souvenir d’une personne dans toutes ses dimensions. Ma soeur s’est suicidée à une époque où le suicide des adolescents était tabou. Je me suis retrouvée comme ostracisée par son suicide. Pour les voisins, c’était un accident. Très jeune, j’ai pris conscience du fait que personne ne voulait vraiment connaître la vérité. Personne ne souhaitait en parler. Moi, je voulais savoir ce qui se passait vraiment dans la vie des gens parce que je voulais comprendre ce qui se passait dans ma propre vie, dans celle de ma famille, dans celle de ma soeur. Et, plus tard, dans la vie de cette nouvelle famille que formaient mes amis. J’ai rencontré David Armstrong à 14 ans, et nous sommes devenus très proches. Il m’a aidée à affirmer ma personnalité et je l’ai aidé à assumer son homosexualité. David était très efféminé. Gamin, on aurait dit une fille. Lorsqu’on s’est rencontrés, il ne connaissait même pas le mot « gay ». A cette époque-là, on n’affichait pas très facilement son homosexualité. Moi, je connaissais déjà très bien la culture gay. A 13 ans, j’avais fait un tour d’Europe des hauts lieux pédés.
!?
Oui, c’est une drôle d’histoire. En fait, juste avant mon école hippie, je suis allée dans un établissement assez étrange. Avec mes parents, nous avions vu une pub dans le New York Times pour une école qui semblait très bien de toute façon, c’était la seule qui m’acceptait. Sur place, j’ai découvert que le directeur et tous les profs étaient homosexuels, que parmi les élèves, il n’y avait que sept filles pour trente-cinq garçons. Là-bas, je suis devenue la petite copine du cuisinier, qui était lui-même le petit copain - « la femme » - du directeur. Voilà comment je fus initiée à la culture gay. Avec le directeur, le cuisinier et un petit groupe d’élèves, nous sommes partis faire le tour de l’Europe. Mes parents, qui ne savaient rien de cette école, étaient très contents de me payer ce voyage. Nous sommes allés à Copenhague, sur les plages gay de Genève, dans les bars parisiens voir des spectacles de drag-queens… J’avais 13 ans, et j’ai adoré. Lorsque j’ai rencontré David, j’en savais donc déjà beaucoup. David a commencé à s’habiller en femme. Et un jour, dans les rues de Boston, j’ai suivi deux drag-queens, je les ai filmées en Super 8. Nous avons vite sympathisé et finalement emménagé tous ensemble. J’ai toujours été attirée par les drag-queens parce que je ne crois pas à la différence des sexes. J’ai grandi dans une famille où cette différence était très marquée : les garçons faisaient des trucs de garçons et les filles des trucs de filles. Moi, je ne voyais pas pourquoi je ne pouvais pas faire comme mes frères. Je ne sais pas vraiment consciemment pourquoi mais je suis très souvent tombée amoureuse de drag-queens, même si cela s’est rarement traduit par des relations sexuelles. En général les drag-queens ne sont pas spécialement attirées par les femmes (rires)…
A partir de ce moment-là, les drag-queens sont entrées dans ton univers photographique.
Mon rêve était de faire d’elles des top-models, de les mettre en couverture de Vogue. J’étais très influencée par le travail de Guy Bourdin à l’époque, tous les mois je volais l’édition française de Vogue. Aujourd’hui, il y a des drag-queens dans ce genre de magazines, mais à l’époque il était presque impossible pour elles de sortir le jour. J’ai donc décidé d’apprendre la photo de mode. La journée je travaillais dans une pharmacie je distribuais des petits cachets… et le soir je suivais ces cours de photo. Très vite, je me suis rendu compte que je n’avais aucune base et j’ai dû m’inscrire dans un cours pour débutants. Là, j’ai rencontré un type formidable. C’est lui qui m’a découverte en quelque sorte, il a immédiatement saisi le sens de mon travail, et m’a incitée à poursuivre dans cette voie. Il m’a montré le livre de Larry Clark, Tulsa. Larry Clark était le premier photographe à s’intéresser vraiment à son propre milieu, et non à une tribu socialement éloignée. Tout le contraire du photojournalisme à la mode des années 70. Avec le travail de Larry Clark, j’ai mieux cerné mon propre projet. Il y avait un précédent : un type qui faisait de l’art avec son journal photographique.
Avec David Armstrong notamment, tu as ensuite développé ce projet dans le cadre de la Boston Museum School.
On n’y étudiait pas vraiment la photo, l’idée était plutôt de faire partie d’une communauté artistique. Dans les années 70, on ne se faisait pas d’illusion, on savait qu’en devenant artiste on allait en baver pour le reste de sa vie. Ce n’était pas comme dans les années 80, où tous les étudiants des écoles d’art pensaient qu’ils allaient devenir riches et célèbres. Avant de pouvoir vivre de la photo, j’ai travaillé très longtemps dans des bars jusqu’en 1985. Entre-temps, à la fin des années 70, j’avais déménagé à New York. C’était une période extraordinaire. Je me suis installée sur le Bowery, à côté du CBGB’s. J’ai rencontré des tas de gens, beaucoup de musiciens, les Bush Tetras, James Chance, Debbie Harry, le groupe de Jim Jarmusch, les Del Byzanteens… En 1980, pour l’anniversaire de Keith Haring, j’ai vu Madonna donner sa première performance, elle était totalement inconnue. Mais pour moi il n’y avait pas que la new-wave, j’écoutais aussi beaucoup Judy Garland, Ertha Kitt, Peggie Lee, Marilyn Monroe, toute cette musique de drag-queens.
La musique semble avoir beaucoup influencé ton travail. Pour ta rétrospective au Whitney Museum Of Art, tu as repris le titre d’une chanson du Velvet Underground, I’ll be your mirror.
Le Velvet a toujours été une énorme influence. A 11 ans, je les ai vus en concert à Boston. J’ai grandi avec l’album à la banane et le magazine Interview. Si j’ai choisi I’ll be your mirror, c’est à cause du Velvet bien sûr, mais aussi parce qu’un ami m’a écrit récemment qu’il ne s’était jamais vu aussi nettement que sur l’une de mes photos, que c’était comme un miroir de son âme. D’une certaine manière, je crois qu’avec mes photos je suis un peu le miroir de mes amis, de moi-même aussi.
Avant de réfléchir en termes de miroir, tu as d’abord conçu ton travail photographique comme l’enregistrement de souvenirs…
Ce n’était pas une réflexion théorique. C’est ce que j’ai découvert vingt ans après. Si je fais partie d’une école photographique, alors c’est celle de la rationalisation a posteriori… Je ne suis pas quelqu’un de très conceptuel. Je marche à l’intuition.
Mais même s’il est intuitif, ton rapport à la photo a évolué au fil du temps, en fonction d’événements très personnels.
On connaît tous des crises dans sa vie. Et on en sort transformés. Il y a toujours un avant et un après. L’un de ces moments décisifs fut, par exemple, lorsqu’un copain m’a battue si fort que j’ai failli perdre un oeil. Un mois après, je me suis prise en photo, le visage encore très marqué. C’était ce que j’appelle de l’antirévisionnisme : j’étais encore amoureuse de cet homme, et je me suis prise en photo pour m’empêcher de retourner avec lui, pour éviter toute nostalgie. L’antirévisionnisme est une manière de concevoir la photo. Mais, plus tard, d’autres événements m’ont conduite à considérer les choses sensiblement différemment. Dès 1981, l’un des amants de David a eu le sida, mais nous ne le savions pas. Vers 86- 87, beaucoup de mes amis étaient séropositifs mais nous refusions encore de voir vraiment les choses en face. Moi, j’étais toujours toxico. J’ai décidé de décrocher parce que je ne pouvais pas persister dans ce comportement autodestructeur alors que mes amis étaient touchés par une maladie mortelle. Le glamour de l’autodestruction avait totalement disparu, tous mes copains étaient devenus cleans, et puis il fallait que je sois là, disponible auprès de ceux qui étaient malades. Alors je suis allée en clinique pour arrêter. Mon état mental a changé. J’avais consommé quotidiennement de la drogue depuis l’âge de 18 ans. De l’héroïne et de la cocaïne, surtout en sniffant. C’est toute la communauté qui a changé avec l’arrivée du sida. Désormais, il s’est agi de survivre. Mon rapport à la photo, au portrait s’est profondément transformé : je regardais les photos de mes amis disparus, et ce n’était pas ça. Les photos ne pouvaient pas remplacer les personnes.
Mais tu as continué à photographier.
Je me suis arrêtée un moment. Et j’ai repris, pour rester en vie.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Les livres de Nan Goldin sont publiés par Scalo, sauf The Ballad of sexual dependency, publié par Aperture. Tous sont distribués par Interart.
{"type":"Banniere-Basse"}