Avec son troisième film américain, John Woo a enfin toutes les cartes en main : un script intelligent, deux superstars, un budget conséquent et suffisamment de crédit commercial pour dire à sa terre d’accueil deux ou trois choses qu’il sait d’elle.
Prenant comme point d’ancrage le thème identitaire du double, Woo réussit avec Volte/Face la fusion idéale entre sa virtuosité plasticienne et une fiction américaine, entre figures géométriques et épaisseur psychologique, mouvements chorégraphiques et critique sociale. Ce qu’on appelle un chef-d’oeuvre.
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Quatre ans et trois films lui auront donc été nécessaires. Trois films, Chasse à l’homme, Broken arrow et Face/Off, pour réussir sa traversée du Pacifique et devenir un des plus grands cinéastes américains contemporains, l’égal de Scorsese, Ferrara et De Palma ce niveau-là, pas moins. Si Chasse à l’homme était un simple « véhicule » pour Van Damme, auquel John Woo avait réussi tant bien que mal à greffer quelques implants d’intelligence, Broken arrow prenait le parti de la plus extrême stylisation et de l’aridité psychologique pour se défaire avec succès d’un scénario de jeu vidéo « Rends-moi mes ogives nucléaires, connard ! » Avec Face/Off (oublions tout de suite le titre français, Volte/Face, décalque raté qui ne veut rien dire), Woo a un jeu de cartes enfin complet : un script intelligent et très bien écrit, les deux plus grosses stars du moment (John Travolta est le Bon, Sean Archer ; Nicolas Cage est le Méchant, Castor Troy au début, avant qu’ils n’échangent leurs rôles), un budget plus que conséquent et, surtout, assez de crédit commercial pour miner sa terre d’accueil avec ses obsessions les plus anciennes. Pour la première fois, Woo est donc en mesure de compliquer la donne et de jouer sur tous les tableaux à la fois. Il ne va pas s’en priver.
Les deux héros de Broken arrow étaient de magnifiques figures de géométrie mais des personnages d’une extrême volatilité. Ceux de Face/Off ont gagné en épaisseur psychologique sans renoncer à leur idéal icarien. Pourtant, dès les premières images, Woo semble sacrifier au cliché le plus obligé du cinéma hollywoodien, à la dramaturgie la plus lourde : le bonheur familial, un père et son fils, l’idéal de la transmission patriarcale. Mais cette image du bonheur parfait est passée, lavée de ses couleurs. Elle commence à se figer dans le poids du souvenir et ne renvoie plus qu’à un trauma initial. Quand les ballons de couleurs vives s’envolent une fois le crime perpétré, ils annoncent à la fois le retour à une réalité insoutenable, car teintée de rouge sang, et le début du long cauchemar d’un homme hanté par l’idée de vengeance. La droite qu’a tracée la balle du tueur a fait exploser le cercle parfait de la sacro-sainte unité familiale. Les chevaux de bois du carrousel maléfique n’en finiront plus de tourner, jusqu’à ce que le destinataire du trait se fasse émissaire à son tour, jusqu’à ce que le cercle originel se reforme, une fois l’ennemi détruit et le danger extérieur supprimé. Mais entre le terroriste international et le flic de choc, entre le bon père et le spectateur infanticide buveur de soft drink, un lien indéfectible s’est noué. Reste à en épuiser les noeuds et à en décliner toutes les variantes.
A Hong-Kong, dans The Killer, les ennemis étaient des chevaliers que leur code d’honneur protégeait des joutes vulgaires et porteuses de pathos. L’un était le meilleur garant de l’existence de l’autre et de son statut de héros éternel, ça suffisait amplement. Et même quand ils étaient plongés dans le bain révélateur de l’Histoire (Une Balle dans la tête), l’arrière-fond avait tendance à se dissoudre pour laisser toute la place aux problèmes vraiment sérieux : l’amitié trahie, le tribut à payer pour ce renoncement, l’accès à une mort digne.
A Hollywood, privé de son humus naturel, Woo a commencé par gommer toute résonance culturaliste pour ne garder que ses chères figures, le thème du double antagoniste et l’idée du défi héroïque. De l’Amérique il n’a commencé par prélever que les paysages ceux du western de son imaginaire cinéphile en se gardant bien de poser son regard d’étranger sur les codes de l’american way of life. Aussi prudent que modeste, il a patiemment adapté sa thématique et ses fulgurances plastiques à des conditions de production nouvelles. Après cette période forcément frustrante d’observation et d’assimilation, Face/Off marque les débuts d’une ère nouvelle, celle de l’épanouissement d’une pensée certes déplacée, mais maintenant immergée dans un environnement idéologique qu’elle maîtrise. L’unique concession du film sera le happy-end. Pour le reste, Woo se comporte comme un vampire génial qui prospère sur une proie débile. Face/Off vide l’Amérique de son sang pour régénérer ses forces propres.
Le tueur, Castor Troy, est du côté du divertissement. C’est un spectateur américain, un adolescent impatient par nature, grand consommateur d’émotions fortes, aussitôt ressenties aussitôt oubliées. Obsédé sexuel et fort content de l’être, pervers polymorphe qui entend bien le rester, il se voit au ralenti, de préférence comme un héros des temps modernes. Il en a les attributs éternels (ses revolvers), les masques nécessaires et la cour servile. Dernier avatar du révérend Powell de La Nuit du chasseur, Castor Troy s’est contenté de changer les mots inscrits sur ses mains : « boredom » (il lui faudrait sept doigts mais il n’est plus à ça près) et « fun » ont remplacé les désuets « love » et « hate ». Et supprimer le « r » de son nom le ferait sonner comme un aveu. Déguisé en prêtre qui se trémousse sur le Messie de Haendel en multipliant les postures christiques, avant de peloter une jeune et jolie paroissienne, il a la beauté du diable. C’est le maître du temps et de l’espace.
Le flic, Sean Archer, est un homme figé. C’est un mannequin de cire dont les gestes mécaniques ne sont plus dictés que par le besoin d’assouvir sa vengeance. Il porte le rond du drame initial inscrit dans sa chair. Sa cicatrice est le sceau de son destin de forcené. Au lieu de tenter de sauver un mariage en miettes, il s’accroche à un objectif inaccessible (arrêter Castor Troy), devenu sa dernière raison de vivre. Quand il atteint enfin son but, au terme d’un premier face-à-face, seulement rythmé par le bruit des culasses et des explosions de colère, le film devrait s’arrêter net. L’affaire est close, Castor dans le coma, son frère (Pollux, fatalement) en prison. « It’s over », annonce Sean Archer à sa femme. Durant ce premier quart d’heure, Woo a étalé sa virtuosité et montré sa capacité à ramasser frénétiquement des événements multiples. Mais pour lui, c’est seulement maintenant que le film commence.
Evidemment, Sean Archer et Castor Troy sont les mêmes, les deux faces d’une même pièce. Comme l’étaient le tueur à gages et le flic dans la chanson de geste hong-kongaise (The Killer), comme l’étaient aussi sur le versant historique et social de la thématique du double Stanley White et le mafieux chinois dans L’Année du Dragon de Cimino. L’un ne peut exister sans l’autre. Privé de son meilleur ennemi, Sean Archer se retrouve face à un gouffre béant. Incapable de se passer de ce qui est devenu une drogue autant qu’un cache-misère, il lui faut plonger dans l’abîme. Et si le film continue, au mépris de toutes les règles hollywoodiennes, c’est que le personnage d’Archer devient porteur d’un cauchemar singulier mais terriblement logique : « Et si je devenais l’Autre ? » Longtemps contenue en germe dans le cinéma de Woo, cette idée de l’échange des identités sera ici poussée jusqu’à son terme : le transfert chirurgical des apparences physiques. Ainsi, par le biais de l’anticipation scientiste, et tout en continuant de creuser son thème de prédilection, le cinéaste lâche deux terribles révélateurs sur la société américaine, saisie à travers une transgression absolue du plus courant des modèles fictionnels (le buddy-movie, dans sa variante classique flic/criminel). Le Mal sera plongé dans l’enfer de l’uniformité banlieusarde (la scène où Troy ne peut reconnaître la maison d’Archer) tandis que le Bien fera le douloureux apprentissage de la face cachée du puritanisme martial dont il était le meilleur représentant. En conjuguant abstraction lyrique et critique documentée, sinon documentaire, Face/Off se métamorphose alors en une traversée des apparences. Ce sera un conte cruel.
Tapi au sein de la cellule familiale, ou plutôt de ce qu’il en reste, Troy devient synonyme de retour du désir. Tout en découvrant les joies insoupçonnées de la conjugalité et de la paternité, il aiguise les appétits endormis de son épouse d’emprunt et comble les attentes oedipiennes trop longtemps refoulées de sa fausse fille. D’emmerdeur solennel, le père se mue en héros domestique. Tandis que de l’autre côté, dans un cul-de-basse-fosse qui emprunte autant à Metropolis (modèle initial) qu’à Soleil vert (modèle adapté), le malheureux Archer tente de contrôler sa part de sauvagerie.
Alors qu’il avait un peu sacrifié à l’épate technologique naïve lors des scènes d’opération un petit côté L’Homme qui valait trois milliards , Woo traite la prison futuriste de la même façon qu’il avait filmé le réveil de la bête (du sang au bout d’un doigt, des bandages qu’on arrache, une ombre sur un mur, des borborygmes confus, un reflet dans un verre de lunettes), en multipliant les effets expressionnistes : prisonniers en file indienne, omniprésence des écrans de contrôle, uniformisation des costumes et des attitudes. Pendant que son ennemi mortel enrichit encore sa palette de distractions, Archer subit la dernière étape vers la néantisation. C’est Troy qui a récupéré tout le profit du transfert de forces. Il est devenu la synthèse idéale du héros américain : bon père, bon mari, expert en utilisation des médias, porteur d’une ambition professionnelle démesurée. Une crapule plus que parfaite, insoupçonnable et insoupçonnée. Bientôt, il se présentera à la Présidence. Et il gagnera sans coup férir. Adoptant la posture traditionnelle du personnage woosien, celle qui sied à la rêverie héroïque, il se contemple sans se lasser, assis dans un fauteuil, savourant sa cigarette avec des gestes lents, interprétant à merveille son double rôle pour un public invisible mais jamais absent. Woo l’a bien compris : en Amérique, c’est toujours le méchant le plus intéressant.
Pendant ce temps, le (dé)possédé navigue dans les eaux troubles de la quête identitaire. Son « je » commence à devenir un autre, « le cuivre s’éveille clairon ». C’est qu’après avoir eu du mal à se faire à son nouveau visage, et à un corps tout neuf, l’apprenti sorcier commence à en épouser les contours. Après qu’il a retrouvé « son » gang, « ses » jouets favoris, « ses » drogues, « ses » vêtements et « son » ancienne maîtresse, celle-ci lui offre sur un plateau sa part manquante : le fils perdu. Et la tentation est grande d’accepter enfin la substitution et d’adopter le monstre baconien qu’il est en train de devenir. C’est le moment que choisit Woo pour remonter aux racines du mal spectaculaire et ordonner la plus belle séquence du film.
Longtemps détenu par les seuls pères, le regard glisse vers le fils. Juché sur une plate-forme éclairée par en dessous métaphore évidente du spectateur et de l’écran de projection , le petit garçon assiste au déchaînement de la violence. A une bande-son de comptine enfantine (Over the rainbow, version variétés) répond l’avenir proche du futur consommateur adolescent : tirs en rafales, explosions multiples, destruction systématique du décor, ivresse des flammes, hurlements muets des combattants, râles inaudibles des agonisants, pluie de cadavres sanglants. Placé au centre du dispositif chorégraphique, l’enfant enregistre sans comprendre une scène qu’il mettra toute une vie à décrypter. Depuis Walsh et La Vallée de la peur (Pursued) avec la scène primitive des éperons , personne n’avait aussi bien suggéré la formation d’un imaginaire, la constitution des fantômes indispensables à l’âge adulte et l’appel fictionnel fécond qui en découlera. Cinéaste moraliste plutôt que moralisateur patenté exactement comme le sont De Palma, Ferrara ou Scorsese, chacun à leur manière , Woo s’interroge sur sa propre fascination pour la violence et ne cesse d’inventer les formes nouvelles de sa déréalisation. Plutôt que la combattre tout en s’y vautrant, comme le fait à longueur de films un de nos plus célèbres cinéastes tartuffiés, il s’en empare afin de la repousser sans cesse vers les rives fantasmatiques du divertissement.
Car voilà la grande querelle qui oppose les protagonistes, leur différence irréductible. Comme Woo lui-même quand il décide de s’occuper sérieusement du grand spectacle à l’américaine, l’affreux Castor Troy est animé d’une volonté réformatrice. Il veut attirer Archer de son côté, vers le plus déplorable manque de sérieux. « Tu ne t’amuses toujours pas ! », lui crie-t-il au plus fort de leur affrontement, exaspéré par sa capacité de résistance au plaisir. Dans la séquence joliment wellesienne des miroirs, comme dans celle joliment léonienne (la fin du Bon, la Brute et le Truand) de l’église, Troy/Travolta continue ses pitreries face à un Archer/Cage qui reste de marbre. L’un n’est que dispersion explosive, il n’est agité que par la recherche hasardeuse de son seul plaisir ; l’autre n’est qu’unité têtue, il n’est guidé que par la poursuite éternelle de son intégrité morale et physique.
La croix sous toutes ses formes, de la plus dépouillée à la plus baroque sera donc la figure de Castor Troy ; le cercle parfait toujours menacé de se rompre sous les assauts de la croix sera celle de Sean Archer. Lors du premier combat, dans le hangar de l’aéroport, c’est le cercle du réacteur qui épingle la croix sur les grilles du tuyau d’aération. Mais l’opération chirurgicale trahit le péché d’orgueil du cercle, aveuglé par sa propre lumière blanche, et bientôt durement puni pour son excessive volonté de puissance. De la même manière, une fois son évasion réussie, Archer/Cage se retrouve seul au centre de la plate-forme carcérale, suspendu entre ciel et mer, point central de son cercle vital mais proie facile pour l’hélicoptère/croix qui ne tarde pas à surgir. Comme dans la scène des miroirs, le cercle réflexif est brisé par l’irruption de la croix. Au final, dans l’église qui sonne comme une réminiscence de The Killer, le cercle et la croix se superposent pour former une figure inédite : un rond constitué de personnages/points qui s’anéantit lui-même à mesure que ses composants échangent des coups de feu. A nouveau libérés dans l’espace, le cercle et la croix entament alors leur ultime confrontation.
Deux en un, ou plutôt un en deux, rigoureusement semblables dans leurs costumes noirs, enfin délestés de toutes leurs différences psychologiques, idéologiques et sociales, redevenus de simples figures après avoir épuisé toutes leurs ressources de personnages, Archer/Cage et Troy/Travolta avouent enfin leur idéal commun : échapper aux lois de la pesanteur, à celles de la nature newtonienne comme à celles du cinéma américain d’aujourd’hui. Rythmé par des envols et des chutes innombrables, de la première à l’avant-dernière séquence (le manège, la plage), Face/Off s’achève par un retour complet à l’abstraction originelle. Après avoir revigoré en les déclinant tous les passages obligés du spectaculaire machinique hollywoodien, après avoir donné sa vision au vitriol de l’idéologie répressive qui sous-tend l’édifice de la société américaine, et après s’être frotté à un psychologisme aussi débridé que farceur, John Woo passe tout ça par pertes et profits pour faire oeuvre de pur plasticien. Partageant tous deux le rêve d’Icare, le cercle et la croix se retrouvent côte à côte plutôt que face à face, l’espace d’une poignée de plans au ralenti, suspendus dans l’éther, sans nul autre visage que celui de cascadeurs anonymes. Le carcan des identités de toutes les identités s’est écroulé pour avoir trop servi, les corps sont enfin libérés dans toute leur puissance archaïque. Et si on tient vraiment à prendre l’épilogue pour argent comptant, force est de constater que ce dernier avatar du cercle contient le « poison » (l’enfant orphelin) en son sein et que l’ultime version du gimmick de reconnaissance (le geste sur le visage) est lourde de menaces. Par le mouvement dialectique de sa mise en scène, John Woo a fait de Face/Off une tentative réussie d’épuisement des contraintes et une voie royale vers des fictions mates et sèches. Cela s’appelle un chef-d’oeuvre.
Volte/Face (Face/Off) de John Woo, avec John Travolta, Nicolas Cage.
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