Une très belle rétrospective au Jeu de Paume permet de prendre la mesure d’une forêt portugaise touffue, souvent masquée par le cèdre de Manoel de Oliveira.
Suite et fin, durant tout septembre, de l’excellente rétrospective du cinéma portugais à la galerie du Jeu de Paume, rétrospective qui a le mérite de ne considérer que les films réalisés entre 1963 et 1997 esquivant ainsi les fadaises à base de fado et les grosses productions mélodramatiques qui firent la renommée de la Tobis pour commencer directement avec ce qui nous intéresse, soit Paulo Rocha et Manoel de Oliveira. Acte du printemps (qui porte bien son nom : nouveau printemps en acte d’un cinéaste de déjà 54 ans, nouveau printemps d’une cinématographie exsangue, zéro film produit en 1955) date de 1962 mais fut présenté en 63, la même année que Nos années vertes de Paulo Rocha dont les répercussions furent plus immédiates. Le film de Rocha, magnifique, racontait « les amours tragiques d’une bonne et d’un cordonnier », donnait « une vision oppressante et désolée du Portugal d’alors » (Jacques Parsi in Un Eté portugais, brochure éditée par le Jeu de Paume) et marquait la naissance du cinema novo,notamment illustré par un autre Rocha, le Brésilien Glauber. A regarder de plus près la composition des équipes, on remarque le nom d’António Reis, successivement assistant-réalisateur de Oliveira sur Acte du printemps et dialoguiste de Rocha sur son deuxième film, Changer de vie (1966). Autant dire qu’en trois films et trois années apparaissent les trois noms et influences majeurs du cinéma portugais.
Si Oliveira, recevant l’essentiel des aides publiques et réalisant un film par an, peut apparaître comme le cèdre centenaire qui cache la forêt et l’assoiffe par ses énormes besoins en eau, il n’en demeure pas moins que sis à l’avant-garde, exposé aux plus grands vents, il est aussi celui qui la protège. N’était le patriarche, peu prisé du public portugais mais admiré par la critique internationale, il est à craindre que le cinéma portugais ne fût plus qu’un souvenir, ratiboisé par le commerce et les « pôles audiovisuels ». Oliveira continue, par ses films et ses déclarations qui sont autant de contre-feux à l’ibérisation du cinéma portugais (pour reprendre un mot de João Mário Grilo), à imposer et à légitimer l’existence d’une création cinématographique non commerciale et artistique (il lui arrive de comparer le public à un urinoir) et à donner une lecture extrêmement critique et insolente de l’histoire du Portugal (cf. Non ou la vaine gloire de commander ou l’histoire portugaise envisagée comme une série de défaites).
António Reis quant à lui, saint et martyr du cinéma portugais, décédé stupidement en 1991 d’une maladie bénigne qui ne fut pas soignée, a marqué durablement les esprits, aussi bien par ses films invraisemblables que par les cours qu’il dispensait à l’école de cinéma de Lisbonne. Il faudra absolument voir Jaime, court métrage de fou qui, dans un montage rapide, juxtapose les dessins d’un paysan interné pendant trente ans et les prises de vue de son asile, mêlant univers mental et univers réel de l’artiste, et Trás-os-Montes, son chef-d’ uvre, tourné dans la région du même nom.
A peu près à la même époque, Fernando Lopez se livrait également, dans Une Abeille sous la pluie, à des expériences de montage très originales : le son et l’image y sont toujours en instance de se séparer, filant chacun leur course dans des directions différentes. Ainsi entendons-nous des dialogues dramatiques tandis que nous ne voyons que des plans-natures mortes qui s’enchaînent rapidement, créant une impression de tristesse et de beauté.
Le Sang est le premier film, inédit en France, de Pedro Costa, l’auteur du mirifique et également programmé Casa de lava. Très beau quoique approximatif, tremblotant comme énervé, c’est un film clivé entre un récit constitué et des fulgurances poétiques qui l’éclate, comme si Costa, gêné par la clarté de ce qui l’intéresse (des visions, la famille), refusait ce qui peut se dire et voulait saccager tout cela en creusant des gouffres dans le film, en noyant l’image dans le noir. Le Sang, film en noir et blanc où l’on jurerait avoir vu du rouge, comme chez Nicholas Ray, comporte des scènes strictement inoubliables (une bagarre dans une fête foraine, filmée de loin ; une errance haletante dans un Lisbonne nocturne et froid ; une gifle…), et apparaît nourri d’un héritage américain (Laughton, Faulkner) dont il sonne en même temps la liquidation.