Sachant tout des déchirements et des désirs qui mettent le corps en branle, c’est du côté de la tragédie grecque que Joëlle Bouvier et Régis Obadia ont trouvé un support littéraire à leur chorégraphie en montant Les Chiens, d’après L’Orestie d’Eschyle. Leur spectacle est présenté à Avignon cette semaine.
Lui, Régis Obadia le Méditerranéen ; elle, Joëlle Bouvier la Suissesse : ils sont parfaits l’un pour l’autre. Quand, au début des années 80, ils surgissent sur les scènes en duo, ils laissent le public ébranlé par le combat qui vient de se dérouler : on y voit une lutte sans vainqueur, mais avec des KO par don de soi-même. « On n’avait pas 20 ans quand on a fait notre premier duo et on se donnait à fond, totalement l’un à l’autre. On allait au coeur des relations. A ce moment-là, on vivait ensemble, Régis et moi. On était là, à corps perdu sur scène, à la recherche de l’acte d’amour total, dans le désir d’atteindre des limites. On se foutait de l’esthétisme, de la lumière et de tout le reste. Ce qu’on avait à raconter, c’était nous, nos corps. On recherchait vraiment la confrontation. » Une façon d’appréhender le mouvement qui deviendra vite le style Bouvier-Obadia. Un style où ils ont tout gagné à ne rien retenir et pour lequel ils paient comptant. Si aujourd’hui, à la ville, le couple est séparé, il reste lié sur scène. « Travailler la danse l’un sans l’autre n’a aucun intérêt. On est moteur l’un pour l’autre. On a traversé toutes sortes d’événements, il a fallu surmonter toutes les métamorphoses. Nous nous connaissons très bien et la qualité de cette relation est trop rare pour ne pas la préserver. » Depuis vingt ans donc, ils n’arrêtent pas de danser les passions
qui les habitent sans théorie, sans notice explicative ou mode d’emploi, mais nourris d’influences constructives qu’ils revendiquent totalement. « On a su très vite qu’il fallait qu’on invente notre propre danse. Ce qui nous influençait le plus, c’était les films de Tarkovski, le cinéma japonais ou l’utilisation du ralenti dans Raging Bull de Scorsese… Et puis mon oncle, critique d’art, a eu l’intelligence, ajoute Joëlle, de nous initier à la peinture des corps et du mouvement. Il nous a fait découvrir Bacon, Velikovic, Toral… La brutalité avec laquelle les peintres peignaient le corps nous a beaucoup appris. On lisait Grotowski aussi, on s’inspirait d’images de ses spectacles. On allait voir beaucoup de choses, du buto japonais à Pina Bausch. Ce sont toujours les autres artistes qui ont enrichi notre propre forme artistique. Après avoir travaillé sur notre matière brute, nous avons peu à peu intégré d’autres personnes, la scénographie, la lumière. Aujourd’hui, on a plus de recul, on peut davantage s’appuyer sur des choses extérieures, on commence à s’intéresser à l’idée de répondre à une commande. On peut même, comme pour Les Chiens, chorégraphier sans danser. »
Depuis quatre ans, ils passent le cap de la maturité en codirigeant la seule école de danse contemporaine française, le Centre national de danse contemporaine d’Angers. Ils y inventent un enseignement très personnel, basé sur la pluralité, le respect et le développement de chaque personnalité dans un cadre très structuré. L’audition d’entrée sélectionne vingt élèves venus du monde entier. Après une année de travail, onze d’entre eux seulement sont admis en seconde année. Un cursus qui fera de ces élèves non seulement des danseurs hors pair, mais aussi des artistes autonomes. Rompus à l’idée que le désir de création vient de la multiplicité des expériences, Joëlle Bouvier et Régis Obadia invitent d’autres chorégraphes à l’école de Carolyn Carlson à Fattoumi/Lamoureux en passant par Hervé Robbe ou Antonio Carallo. Ils pensent aussi à ouvrir l’horizon des futurs danseurs à d’autres formes d’art vivant : après avoir travaillé avec la troupe anglaise Le Théâtre de Complicité et s’être lancés dans la lecture des grandes tragédies grecques, ils vont, l’an prochain, s’associer à l’Ecole du cirque de Châlons. « Il ne s’agit pas de former des clones de Bouvier/Obadia. Cette école est pour nous un enrichissement permanent, on voit passer de très jeunes gens bourrés de talent, qui nous apportent énormément. »
Avec Les Chiens, présenté au Festival d’Avignon, Bouvier et Obadia tentent une double expérience : en s’interdisant de danser et en s’emparant de L’Orestie d’Eschyle, ils construisent un spectacle de danse à partir d’un texte très théâtral. « La tragédie, c’est extraordinaire parce que c’est l’essence des humains, confient les chorégraphes. Ça nous permet de parler de nous à travers des personnages, ça crée une distance tout en élargissant le champ d’investigation. » Les jeunes danseurs, dont certains sont encore à l’école alors que les autres viennent à peine d’en sortir, ont tous hérité de leurs « maîtres » cette capacité à se balancer droit devant sans filet, ouverts au monde et prêts à prendre les coups. Une générosité sans faille qui contrebalance les quelques faiblesses d’une dramaturgie parfois trop illustrative effet d’une utilisation un poil littérale du texte. Mais c’est le propre de toute nouvelle expérience de générer des ratés. Et si le travail sur le texte leur ouvre incontestablement des perspectives, c’est surtout du côté du cinéma que lorgnent désormais Bouvier et Obadia. Ils ont déjà réalisé cinq courts métrages et clips vidéo, avec un sens aigu du mouvement et de l’espace. « On est même allés à Cannes ! Bien sûr, on n’a pas été récompensés mais on vient de gagner un prix en Floride 150 dollars pour le meilleur film expérimental ! » De quoi rêver déjà au projet de long métrage qu’ils mûrissent depuis un moment l’adaptation d’un roman, une histoire d’amour. « Il y aura peut-être un peu de danse parce que l’un des personnages est danseur, mais c’est tout. On ne pourra pas faire un film intimiste « à la française » où l’on parle beaucoup, c’est évident. On est forcément plus physiques que verbaux. Cet hiver, on a été très émus par Jude de Neil Jordan : voilà le genre de film qu’on aimerait pouvoir faire. » Dans un avenir plus proche, ils danseront encore, et à deux, pour voir « comment ça fait de danser ensemble à 38 ans. » Une légère angoisse les trahit : on sent bien qu’ils n’ont pas tellement envie de vieillir, même si c’est ensemble.
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