Sur le nouveau et imposant Vanishing point, on retrouve le meilleur Primal Scream : celui de l’historique Screamadelica, le gros soleil qui fit fondre les murs de glace entre rock et dance. Soit un Primal Scream beaucoup plus tête brûlée que tête-à-claques, larguant son rock’n’roll à cheveux gras pour une descente haletante dans les tréfonds du dub et du psychédélisme.
Avec un Bobby Gillespie enfin sympathique, retour sur une carrière d’où l’on extrait le diamant, après pas mal de boue.
Avant, on disait « bavard comme un Gillespie » pour éviter de dire qu’il nous les brisait franchement. Bobby avait tout de l’ex-autiste grand Duduche réveillé à la hâte, bras encombrants et interminables, cheveux longs, idées courtes , tout de l’adolescent mal cuit et subitement cramé par les acides, du faux-crack dopé par le crack. Gillespie avait découvert l’usage de la parole sur le tard pour ne plus le lâcher, devenant en cours de saison 90-91 recordman incontesté du bavardage égomaniaque, humiliant sur leur terrain favori toutes les grandes gueules cassées du Nord au jeu spectaculaire du moi je, à la surenchère assommante du nous sommes. Ses plus beaux gestes techniques, en vrac : « Nous sommes un groupe hors du commun, un groupe extraordinaire dans un monde où l’ordinaire fait la loi, notre approche de la musique est révolutionnaire, bla-bla-bla…« C’était l’heure H de la gloire et le point G de la gloriole, lorsque Primal Scream s’apprêtait à publier Screamadelica, royale pizza hallucinogène servie au mariage des deux rives extrêmes du psychédélisme : l’acid-rock pénétrait sans ménagement l’acid-house, avec le soleil Higher than the sun pour témoin. Après s’être pas mal raccroché aux branches depuis 87 celles de l’arbuste anorak-pop avec les charmantes boutures Velocity girl et All fall down ou celles du chêne massif, abri des Byrds, avec le premier album Sonic flower groove, avant de manger de front le platane du heavy-metal sur un second album éponyme , Gillespie soignait sa gueule de bois et inventait le parricide-rock, contre-feu ardent et prémonitoire du sinistre dad-rock, ce rock-à-papa à venir. En dispersant les poussières d’or de la discothèque parentale Nuggets, Peebles dans l’air du temps, le chimiste Bobby l’emportait à la surprise générale sur le fumiste Gillespie. Après cette indigestion de pilules multicolores, on n’entendit plus parler de lui, ou si peu : un quatrième album Give out (but don’t give up) maquillé comme une poule, vilaine tache de graisse dont seuls nos soldeurs ces blanchisseurs de discothèques se souviennent. Le rock-à-papa tenait sa revanche et son premier manifeste réac.
En 97, fini de rétrograder : le bolide Primal Scream se frotte à nouveau aux glissières de l’insécurité, embarque au passage Gary « Mani » Mounfield des Stone Roses dans son cockpit et se lance plein gaz dans l’aventure Vanishing point. Un grand disque de série B montage efficace, génie de la caricature, mélange des sous-genres , un album flambeur et accessoirement flamboyant, qui consume l’histoire du rock par tous les bouts, privilégie l’action plutôt que la réflexion et offre à Bobby Gillespie l’occasion d’une nouvelle parade. Mais, on le verra, le Primal dernier cri se pare avantageusement de modestie, et la nouvelle ligne de conduite de Bobby Gillespie est ainsi définie : en souplesse, sans jamais dépasser les bornes.
Bobby Gillespie Ces trois dernières années, j’ai surtout appris à me tenir à l’écart du business et à boucler ma grande gueule. J’ai écouté un tas de musiques, lu des tonnes de livres et ingurgité des kilomètres de films sans vraiment me préoccuper de l’avenir de Primal Scream. J’ai toujours eu confiance en ce que nous sommes, en notre potentiel, et je savais que les choses seraient remises sur les rails tôt ou tard. Ce groupe avait besoin d’une période de convalescence après la zone de turbulence traversée derrière l’album Give out (but don’t give up). Personne ne nous a épargnés à l’époque : les mêmes qui nous avaient portés en triomphe quelques années avant nous traitaient comme des vauriens et je connais pas mal de groupes qui, à notre place, ne s’en seraient jamais remis. Malgré les tensions nées entre nous, nous avons tenu bon et ce nouvel album est venu naturellement, lorsqu’on s’est de nouveau sentis prêts à repartir, une fois le climat apaisé.
Avec le recul, considères-tu Give out (but don’t give up) comme une erreur de parcours ?
Il y a eu beaucoup de malentendus à propos de cet album. Le premier concerne son prétendu échec commercial. Les critiques furent désastreuses mais le disque s’est mieux vendu que Screamadelica, que la presse continue de considérer comme notre chef-d’oeuvre. Cela dit, j’assume tout à fait les défauts de cet album mais j’en revendique aussi les qualités. Il y a une bonne moitié des titres qui représentent ce qu’on a fait de plus sombre et de plus tendu, à l’image de notre état d’esprit à l’époque. Au moment où je les ai écrites, les chansons de Give out (but don’t give up) étaient essentiellement des ballades acoustiques dans l’esprit du troisième Velvet ou de Tonight’s the night de Neil Young. Sans doute aurions-nous dû nous enfermer à cinq dans un vaste appartement et capturer littéralement les chansons. C’était l’idée de départ mais le groupe n’était probablement pas mûr pour ce type de démarche dépouillée, alors nous avons fait comme d’habitude, nous avons rajouté des choeurs, des cuivres et tout un tas de choses inutiles qui ont parasité la vraie nature de ces chansons. Si cet album est une erreur, ça restera de toute manière comme une erreur positive, car je considère chaque nouveau disque comme une façon de réparer les fautes précédentes. Je suis persuadé que Vanishing point sera bien accueilli, que les gens vont nous trouver à nouveau inventifs, excitants, ambitieux, tout simplement parce qu’ils auront la sensation qu’on revient de loin.
Pour ce nouvel album, avez-vous modifié vos méthodes de travail ?
Totalement, et ce fut une véritable révolution pour nous. Les albums précédents étaient toujours longs à démarrer, il y avait trop d’analyse, trop de préparation. Cette fois, ce fut exactement l’inverse. En débarquant en studio, nous n’avions qu’une idée très floue de ce que nous allions faire. Rien n’avait été écrit ou répété à l’avance car rien de formel n’existait avant que l’on démarre l’enregistrement. Pourtant, en l’espace de trois mois, nous avons écrit, enregistré et mixé l’album, alors qu’avant, nous passions autant de temps pour les seules répétitions. Nous avons enregistré dans une sorte de studio-garage, un lieu très lo-fi, où nous nous rendions tous les jours pour ajouter des idées survenues pendant la nuit. Tout s’est déroulé ainsi, de façon très fluide et instinctive, sans la moindre douleur, avec une énergie formidable. Chacun d’entre nous avait cet album à l’intérieur de soi-même, chacun en possédait une parcelle et l’enregistrement devait être ce point culminant où toutes ces personnes rassembleraient ce qu’elles avaient en elles depuis des années, avec pour ambition que chacun puisse s’y reconnaître une fois le disque terminé.
As-tu eu l’impression de retrouver l’esprit de Screamadelica ?
Six années se sont écoulées depuis Screamadelica et les choses ont forcément changé, mais Vanishing point les reprend à l’évidence là où elles s’étaient arrêtées. Sur Screamadelica, j’ai longtemps hésité avant d’inclure un morceau instrumental. J’écoutais beaucoup de BO à l’époque, notamment Superfly de Curtis Mayfield Inner flight en est directement inspiré. Pour cet album, je voulais que l’on pousse encore plus loin dans cette direction et on se retrouve avec trois instrumentaux à l’arrivée. Nous avons aussi tenté beaucoup d’expérimentations sur les sons, les textures, les atmosphères, parce que la technique des studios permet aujourd’hui de n’avoir que son imagination pour limite. Nous voulions un résultat qui soit à la fois abstrait, émotionnel, expérimental et psychédélique, comme la somme de toutes les musiques qui nous touchent. Ça prend du temps de faire un disque acceptable, il suffit de voir le temps qu’ont mis les Beatles ou les Stones avant de trouver leurs propres marques. Nous, nous avons changé dix fois de direction en pensant toujours trouver la bonne et parfois, ça nous a réussi. Screamadelica a obtenu un succès accidentel parce que les gens ressentaient sans doute exactement les mêmes choses que nous au même moment. Ils vivaient les mêmes expériences, découvraient les mêmes musiques, il n’y avait plus de frontière entre les groupes et le public, entre le rock et la dance, c’était le début d’une période de création très poussée, très vive, mais ce genre de choses n’arrive que très rarement.
Ta vie personnelle a-t-elle changé depuis cette époque ?
Je suis sans doute moins attiré par ce qui brille, j’ai sûrement moins l’impression d’être une star. La seule chose qui m’intéresse est d’enregistrer de bons disques. J’adore les stars mais je prends toutes ces choses beaucoup moins au sérieux. Liam Gallagher est une star, il est une sorte de héros, mais c’est une attitude naturelle chez lui, alors que moi j’ai toujours eu à me forcer parce que je suis quelqu’un d’assez timide et introverti à la base. Au début des années 90, je pouvais passer plusieurs semaines sans dormir. Je sortais tous les soirs, je me défonçais, tout allait à cent à l’heure et je n’avais pas souvent l’occasion de m’arrêter pour souffler. Je n’ai jamais été alcoolique et j’ai été relativement épargné par les drogues dures. J’ai surtout avalé pas mal de speed mais les choses se sont calmées aujourd’hui. Je ne ressens plus le besoin de me maltraiter physiquement pour être quelqu’un. J’ai beaucoup plus confiance en moi et en Primal Scream qu’auparavant. Hier, les drogues et l’arrogance étaient notre carburant, mais, comme on dit, hier était un autre jour (rires)…
Lorsque nous t’avions interviewé à la sortie du single Higher than the sun, en 91, tu t’étais montré particulièrement sûr de toi. Regrettes-tu ce genre de comportement ?
(Il prend un air gêné de petit garçon pris en faute)… Lorsque je disais que Higher than the sun était la meilleure chanson jamais écrite, que nous étions le meilleur groupe du monde et que nous allions enfoncer tous les autres, je suppose que j’étais sincère. C’était un single tellement incroyable, j’en étais si fier et je le suis toujours que j’avais envie de le clamer partout, parfois avec un peu de mépris dans la voix. Il y a toujours une part de frime là-dedans, mais ça fait partie du jeu et les médias en Angleterre ne se privent pas pour te pousser à ce genre d’attitude. Il faut replacer les choses dans leur contexte : la plupart des gens de notre génération ont expérimenté un tas de trucs sans prendre le moindre recul. Il y avait les drogues, la gloire, la pression, la découverte que le rock pouvait se concevoir autrement qu’avec une batterie binaire, une basse, des solos de guitares… Ça paraissait incroyable pour des types comme nous, qui avions grandi à travers des schémas rigoristes. Parfois, l’alchimie fonctionnait et chacun se sentait maître du monde. D’autres fois, ça foirait et on se sentait minables, bons à rien. Il n’y avait jamais de juste milieu : le pire encore aurait été de n’être que corrects. Nous avons vécu toutes ces choses-là à fond, sans calcul. Lorsqu’on paradait, les uns et les autres, à propos d’un single, ce n’était pas simplement une affaire d’ego démesuré, cela partait également d’un constat sincère qui consistait à s’exclamer : « Putain, comment avons-nous fait ça, c’est dément ! »
On dit que dans ton cas, il y a aussi une grande part d’habileté, que tu connais tellement bien l’histoire du rock qu’il te suffit de piocher dans tes références pour faire des disques.
C’est faux ! La musique n’a jamais été une obsession pour moi. Lorsque j’étais adolescent, le football avait une part largement plus importante dans ma vie que le rock. J’ai des goûts très éclectiques mais je n’achète pas énormément de disques, contrairement à la plupart de mes amis ou de Noel Gallagher, par exemple, qui lui est un vrai fanatique. Il m’arrive d’écouter le même album en boucle pendant trois semaines parce que je suis d’une nature plutôt lente et que j’ai besoin de m’imprégner des choses. Pendant l’enregistrement de Vanishing point, j’écoutais beaucoup de musique expérimentale allemande comme Neu, Cluster ou Can, et puis également Easter everywhere de 13th Floor Elevators et le dernier Tricky. Chacun de nos albums est le reflet des choses que nous avons écoutées mais c’est le cas de la plupart des disques. Je n’ai aucune animosité envers des groupes comme Cast et ce que l’on appelle le dad-rock, cette vision très rétro du rock. De toute manière, le rock est une musique rétro. A l’époque de Sonic flower groove, on nous considérait également comme un groupe rétro et, quelques années plus tard, avec Screamadelica, on nous trouvait subitement révolutionnaires. Il s’agissait pourtant du même groupe, qui avait pris le temps de mûrir et de trouver sa personnalité. Il se trouve que j’aime à la fois les chansons finement écrites et les musiques étranges, abstraites. La musique de Primal Scream se situe précisément à la frontière de ces deux visions.
L’apport d’un producteur, comme Brendan Lynch sur le nouvel album, est-il important ?
Avec Brendan, nous avons ces petites choses en commun qui rapprochent, humainement et artistiquement : le fait d’être issus de la classe ouvrière ou notre amour pour le punk, le reggae, la musique mod. Un producteur, c’est avant tout quelqu’un avec qui tu partages une vue générale sur les choses, des envies communes. Tout le reste, c’est de la technique. Idem avec Creation. C’est évident que le succès d’Oasis aura permis de rendre les choses plus faciles pour nous tous, notamment d’un point de vue financier, ce serait hypocrite de le nier. Mais, bon, nos albums ne coûtent pas si chers à fabriquer et notre relation avec Alan McGee est basée avant toute chose sur une profonde amitié et une complicité indéfectible. Son enthousiasme et son soutien n’ont jamais fait défaut, même lorsque tout le monde nous descendait en flèche.
Et toi, as-tu parfois douté de toi-même ?
Je ne crois pas à la souffrance du créateur ou à toutes ces conneries. Tu souffres uniquement lorsque tu sens que les choses n’arrivent pas à sortir, lorsque tu ressens une frustration à ne jamais entendre ta musique intérieure. Dans mon cas, la musique a toujours eu une fonction cathartique : les choses viennent naturellement, bonnes ou mauvaises, et c’est l’histoire qui fait le tri. Je ne suis pas du genre à me morfondre sur mes anciens disques. Je ne les réécoute d’ailleurs jamais une fois qu’ils sont enregistrés : je suis déjà ailleurs, en train de composer de nouvelles choses, d’expérimenter encore et toujours, de rencontrer de nouvelles personnes avec qui je vais pouvoir pousser encore un peu plus les limites. Les meilleurs groupes sont ceux que les gens de l’extérieur passent leur temps à envier parce qu’ils sentent qu’il s’y passe quelque chose de magique, qu’une symbiose entre différentes personnes a vraiment lieu. Nous sommes un vrai groupe mais nous pouvons accueillir des gens de l’extérieur comme Jaki Liebezeit, le batteur de Can, Kevin Shields de My Bloody Valentine ou Augusto Pablo, sans que ça pose problème. Sur Vanishing point, nous exprimons une vue pluridimensionnelle et c’est pleinement satisfaisant pour tous. Nous ne sommes pas des puristes, des fondamentalistes : nous pouvons plaquer une basse reggae sur un beat rock parce que ce mariage nous a traversé l’esprit. Sur le précédent album, peut-être avons-nous voulu incarner quelque chose d’autre, nous glisser dans une peau étrangère, comme une expérience sensorielle. A présent, c’est nous qui conduisons la barque, en toute conscience. C’est l’une des raisons pour lesquelles je n’ai pas envie de faire du groupe un instrument voué à ma propre personne : les groupes hiérarchisés, avec un leader et des exécutants, finissent par devenir paresseux. Ça ne doit jamais devenir un boulot comme un autre.
Lorsque tu as quitté la batterie de Jesus & Mary Chain, n’était-ce pas pourtant dans le but de devenir un leader ?
J’avais envie de faire un truc à moi, mais pas forcément de devenir un chef de clan. Jesus & Mary Chain, c’était surtout l’occasion de rigoler en compagnie de trois types dont je me sentais proche. Je n’avais aucune ambition à l’époque. C’était la première fois que j’avais le sentiment d’appartenir à une autre cellule que celle de ma famille. Avant, je n’avais pas connu l’ambiance des gangs comme beaucoup d’adolescents : ma véritable adolescence, je l’ai vécue au sein de mon premier groupe. Nous pensions les mêmes choses, nous avions la même expérience de la vie et tout nous semblait subitement incroyablement sauvage. Nous sortions de nos cocons familiaux avec, pour la première fois, cette sensation de faire des conneries, des choses interdites, même si rien ne nous avait été interdit auparavant. J’ai eu la chance de grandir au sein d’une famille où l’on m’a toujours encouragé à faire de la musique. Mon père était un ouvrier écossais, socialiste, très engagé syndicalement à la gauche de la gauche. Il avait une vision très humaniste de la vie et notre épanouissement personnel était l’une de ses priorités. Faire du rock n’a jamais été pour moi un moyen de me rebeller contre mes parents. D’ailleurs, comment peut-on se rebeller contre un révolutionnaire ?
Primal Scream : Vanishing point (Creation/Sony).
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