Les meilleurs ont ébauché une fraternité autour du Boss, les pires ont contribué à dévaluer son image et à caricaturer sa musique : échantillonnage des groupes et chanteurs springsteeniens.
En 1973, Columbia compte réaliser avec Bruce Springsteen une juteuse opération « nouveau Dylan ». Argument de vente : des chansons surpeuplées, où les mots à l’étroit jouent des coudes au prix de rimes acrobatiques. Sur ce créneau, le principal rival de Springsteen est alors un jeune bourgeois blond chéri des critiques, Elliott Murphy. Oublié de l’Amérique au bout de quatre (beaux) albums, ce poète des nuits blanches new-yorkaises n’aura guère de descendance. A partir de Born to run, Springsteen se libère graduellement de l’influence de Dylan pour devenir lui-même le parrain d’une génération de musiciens se rêvant porte-parole de l’Amérique ouvrière. Ecrit dans une langue d’autant plus éloquente qu’elle s’est considérablement assagie, The River fait à cet égard figure de chanson clé.
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Quand il s’érige en chantre des cols bleus, Springsteen n’a guère de précurseurs dans le rock, exception faite d’un hurleur hirsute du Michigan : Bob Seger, qui, sur le mode ironique, chantait la lutte (feutrée) des classes dans UMC (sur Seven, 1974). L’humiliation muette de vies condamnées au cul-de-sac était auparavant confinée à la littérature ou, plus rarement, au cinéma ; ce thème fut brillamment traité en 1971 en ouverture d’un extraordinaire roman de John Updike, Rabbit rattrapé, comme dans un film bagarreur réalisé en 1978 par Paul Schrader, Blue collar. Plus que par ses odes à la bagnole et à l’évasion, c’est en chantant des destins sans issue que Springsteen marque vraiment les esprits. A Cleveland (capitale américaine de la polka), les Iron City Houserockers de Joe Grushecky enregistrent en 1981 un album springsteenien jusque dans le chant, furieusement nasal : sur Have a good time (but get out alive), on rencontre à la fois le Springsteen romantique de Born to run et le commentateur social de The River. Cantonnés au statut de clones, les Iron City Houserockers ne sortiront guère de l’anonymat dans une période, la première moitié des années 80, où le son musclé de Springsteen colore aussi bien les pesantes histoires de losers de Bryan Adams que le saxophone matamore employé par Mink DeVille sur Coup de grace (1981), ou encore le rock’n’roll allégrement populiste des Del-Lords. A l’actif du Springsteen de ces années revendicatrices, on notera qu’il fit sortir de l’obscurité les fougueux Southside Johnny And The Asbury Jukes, à son passif on déplorera des charretées de simili- E Street Bands grassouillets sévissant alors aux quatre coins des Etats-Unis les John Cafferty ou Carolyne Mas de sinistre mémoire.
Avec Nebraska, chef-d’oeuvre dépouillé, la thématique de Springsteen s’affine en même temps que sa musique s’allège. La pochette un ciel de plomb écrasant une route déserte annonce le verso de celle du There’s no-one what will take care of you des Palace Brothers. Les banlieues ouvrières ont fait place à l’immensité des grandes plaines, mais le sentiment de claustrophobie reste le même. Une muraille invisible écrase les petites villes où l’on mène des existences racornies sous le regard suspicieux de voisins cancaniers inépuisable sujet de roman, du Main Street (1920) de Sinclair Lewis à The Last picture show (1966) de Larry McMurtry. Sur Scarecrow (1985), John Mellencamp, protégé d’une saison de David Bowie reconverti en Springsteen de l’Indiana, lance une complainte belliqueuse, Small town, dont on retrouvera l’écho considérablement amplifié chez le Texan James McMurtry (le fils de Larry). Ici, l’inspiration l’emporte enfin sur le mimétisme. En trois disques âpres Too long in the wasteland (1989), Candyland (1992), Where’d you hide the body (1995) , où le chardon pousse plus dru que l’herbe tendre, James McMurtry tord le cou de l’utopie bucolique chère à la country. Chantées d’une voix blême, ces histoires de Texans rendus mabouls par les vents qui balaient leurs hautes solitudes sont les héritières directes de Nebraska, chanson où Springsteen suivait la mortelle randonnée d’un fils des plaines au nom prédestiné, Charlie Starkweather soit, littéralement, Charlie Mornetemps. Un temps orageux qui aujourd’hui plane à nouveau sur The Ghost of Tom Joad, captivant album d’une splendeur austère et malgracieuse.
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