De Rivette à Chéreau, du théâtre underground 60s aux grandes scènes d’aujourd’hui, Bulle Ogier se confie. Retour sur une vie de rencontres et de passion au service d’une conception exigeante de son art.
Depuis les années 60, la silhouette blonde et la voix douce de Bulle Ogier traversent le cinéma, en France comme à l’international. Mais c’est au théâtre que son parcours a commencé et ne s’est jamais interrompu, de Marc’O à Marguerite Duras, de Claude Régy à Patrice Chéreau ou Luc Bondy. C’est auprès de ce dernier qu’on la retrouve ces jours-ci au Théâtre de l’Odéon avec la reprise des Fausses confidences de Marivaux. Avec une drôlerie et une méchanceté délectables, elle y interprète la très autoritaire Agante, mère d’Araminte, jouée par Isabelle Huppert.
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Votre parcours au théâtre commence dans les années 60 sous l’influence du metteur en scène Marc’O ?
Bulle Ogier – Oui, ma première performance était un spectacle sur les poèmes lettristes de François Dufrêne au musée d’Art moderne, qui était un ami de Marc’O. Lui-même avait participé au groupe lettriste d’Isidore Isou et à l’Internationale situationniste. A l’American Center, Marc’O avait créé une sorte d’école réunissant une cinquantaine de personnes. Moi, au début, je n’étais pas du tout prête à devenir une actrice. J’étais là avec Pascale, ma toute petite fille de 2 ans, et on se contentait d’assister à ce qui se passait. J’ai mis longtemps avant de participer, peut-être un an….
Ce n’était pas par désir de faire du théâtre que vous suiviez ce groupe réuni autour de Marc’O ?
Non, c’était par désir d’être avec Marc’O qui connaissait plein de gens. J’étais curieuse de découvrir autre chose que ce que je connaissais par ma propre famille. Je l’avais rencontré par hasard avec d’autres jeunes gens qui sortaient des lycées Molière et La Fontaine. Moi, je sortais d’une école religieuse et j’étais chez Coco Chanel pour gagner un peu de sous après que je m’étais séparée du père de ma fille. J’avais 20 ans à l’époque. Je suis restée dans le groupe de Marc’O de 1960 à 1967, mais à la fin, on était très peu, Pierre Clémenti, Jean-Pierre Kalfon, Jacques Higelin, Elisabeth Wiener et son père, Jean Wiener, le musicien de jazz Michel Portal et des peintres aussi, dont Daniel Pommereulle.
Ensuite, on a eu un petit théâtre offert par Maurice Girodias, un éditeur sulfureux, interdit d’édition pendant 90 ans parce qu’il avait publié Le festin nu de William Burroughs, Lolita de Nabokov, Tropique du cancer et Tropique du capricorne de Henry Miller. Quand il nous a vus au Centre Américain, il a décidé de nous réserver une cave voûtée, très belle, qui était dans son hôtel particulier, rue de la Huchette. Un complexe où il y avait déjà un restaurant russe et une boîte de jazz au dernier étage. On y jouait deux fois par soir une pièce de Marc’O. Par la suite, on a joué dans des théâtres plus traditionnels, comme le théâtre Edouard VII.
C’était quel genre de théâtre ?
C’était un théâtre de texte, très écrit… Mais c’était écrit pour nous. On avait beaucoup de chance parce qu’il s’inspirait de nous pour écrire nos rôles. L’aventure s’est terminée avec le tournage du film Les Idoles en 67. Après 1968, tout le monde est parti de son côté et ensuite, le cinéma s’est présenté à moi, grâce à toutes ces pièces. Pas mal de réalisateurs de cinéma venaient nous voir et lorsqu’on a fait ce film, Les Idoles, André Techiné était l’assistant de Marc’O et c’est Jean Eustache qui a fait le montage.
Le théâtre et le cinéma se sont donc imbriqués très tôt dans votre parcours, notamment avec Jacques Rivette ?
Il venait souvent nous voir jouer et il m’avait déjà proposé un rôle dans son film La Religieuse qui était joué par Anna Karina. Mais j’étais en train de répéter une pièce avec Marc’O et si j’interrompais les répétitions, on ne pouvait pas me remplacer puisque c’était écrit pour nous. Il m’avait dit : « Oh, laissez tomber ce que je vous propose. » Il a continué de voir toutes les pièces qu’on a jouées et c’est comme ça qu’il a finit par nous réunir, Jean-Pierre Kalfon et moi, dans L’Amour fou en 1969. Oui, ça s’est imbriqué comme ça, le théâtre et le cinéma…
Au point que le théâtre est au cœur de La Bande des quatre, le dernier film que vous avez tourné avec Jacques Rivette ?
En effet, je joue le rôle d’un professeur de théâtre pour quatre jeunes actrices. J’avais dit à Jacques qui demandait toujours à ses acteurs de participer plus ou moins au scénario : “Ecoute, moi, je ne peux pas enseigner. Je n’ai aucun sens de la pédagogie. Alors, il ne faut pas me demander d’être professeur de théâtre. Je ne pourrai rien te dire, rien inspirer.” Mais sa collaboratrice Suzanne Schifmann, qui travaillait aussi avec François Truffaut, a insisté. Finalement tous les deux m’ont dit : « Mais enfin, tu es actrice, après tout, on est comme n’importe quel metteur en scène qui t’offre un rôle. Tu peux très bien interpréter celui d’un professeur qui transmet un savoir à de jeunes actrices. »
Dans ce film, vous leur dites cette phrase sur le jeu de l’acteur : « La démolition et le doute, c’est ça que vous devez inventer et créer. » Est-ce une définition que vous reprendriez à votre compte ?
Oui, complètement. Le doute en tout cas. La démolition, c’est presque automatique. On démolit ce qu’on a fait la veille. Pas complètement, mais…. C’est une belle phrase. Je ne m’en souvenais plus. C’est subtil et c’est compliqué. Ce n’est pas de moi, c’est une phrase de Jacques qui s’applique certainement à lui aussi. J’ai le sentiment d’avoir vécu une vie avec Jacques. Entre L’amour fou en 69 et La bande des quatre en 1988, ça fait un sacré bout de chemin. Entre-temps, il y a eu Out 1 : Noli me tangere, Céline et Julie vont en bateau, Duelle, Le Pont du Nord avec ma fille Pascale. On avait plein de points communs, genre ne pas ouvrir son courrier et ne pas répondre au téléphone. Des barrages qu’on se mettait, contre nous d’ailleurs…
Au théâtre, vous avez fait des rencontres au long cours, que ce soit avec Marguerite Duras, Patrice Chéreau ou Luc Bondy,…
Avec Marguerite Duras, il y eut d’abord Des journées entières dans les arbres, mis en scène par Jean-Louis Barrault en 1975. Marguerite suivait les choses de près, mais au final ce que faisait Jean-Louis ne lui plaisait pas. Après, elle s’est tournée vers Claude Régy pour mettre en scène Eden Cinéma et Navire Night. Entre temps, Claude m’avait demandé de jouer dans une pièce de Peter Handke, La Chevauchée sur le lac de Constance. J’avais lu la pièce et je n’avais rien compris. Claude m’a dit : “Tu ne sais pas lire.” A quoi j’ai répondu : « Peut-être, mais je ne peux pas accepter de faire une chose que je ne comprends pas. Comment vais-je comprendre tes indications, être en situation de te proposer quoi que ce soit ? » Alors, il a demandé à Jeanne Moreau d’interpréter le rôle, aux côtés de Gérard Depardieu, Sami Frey, Michael Lonsdale, Jeanne Moreau et Delphine Seyrig… Et ce que j’ai vu m’a tellement plu…
Le théâtre Pierre Cardin était près de chez moi et j’allais voir la pièce tous les trois jours. Ils changeaient chaque soir la modulation de leurs voix et leur façon de jouer. J’étais absolument enthousiasmée et fascinée par le travail de Claude Régy sur cette pièce si difficile à comprendre. Après, on a fait Grand et Petit, de Botho Strauss, et ce fut mon grand saut en tant qu’actrice de théâtre.
Ce grand saut consiste alors à faire des choses qu’on ne comprend pas forcément ?
Sûrement. Je regrette de ne pas avoir pu faire la pièce de Peter Handke, mais Grand et Petit, c’était clair pour moi. L’année suivante, en 1983, j’ai joué dans Savannah Bay de Marguerite Duras, sous sa direction et là aussi, j’ai progressé. C’était un an avant Terre étrangère, d’Arthur Schnitzler, mis en scène par Luc Bondy. Autant d’expériences qui m’ont fait faire des sauts. C’est comme ça qu’il faut faire, parce que sinon, c’est dur le théâtre.
Pour Terre étrangère, on devait passer une audition avec Luc Bondy qui venait d’Allemagne et ne connaissait pas bien ce qui se passait en France. C’est Patrice Chéreau qui l’avait fait venir. Je tournais Tricheurs avec Barbet Schroeder et Paolo Branco dans une île avec des orchidées au sud du Portugal et Paolo me disait tout le temps : « J’ai un manuscrit pour toi au bureau, mais j’ai encore oublié de te l’apporter. » Quand enfin, je l’ai lu, j’ai pensé : « C’est inouï cette pièce. Il faut absolument que je la joue, mais c’est trop tard, ça fait un mois que ça dure cette histoire (rires), c’est raté. »
En plus, c’est Patrice Chéreau, c’est Nanterre, c’est Luc Bondy que j’avais connu au festival de Hyères où je lui avais remis le grand prix du jeune cinéma en 1981… Tout ça, c’est pour moi ! J’ai appelé en rentrant à Paris en pensant que c’était trop tard, mais ils n’avaient toujours pas choisi leur actrice. J’ai rencontré Luc Bondy à la Coupole et il m’a donné le rôle dans la pièce. C’est drôle, à la Coupole, j’avais rencontré Werner Schroeter, Barbet Schroeder, Jean Eustache… et je n’y ai jamais remis les pieds depuis. Enfin, je n’ai pas rencontré Jacques Rivette à la Coupole, ça c’est sûr, c’était pas son genre ! On le rencontrait au cinéma.
Dans les années 70, le théâtre de Claude Régy ressemblait-il à ce qu’il fait aujourd’hui ?
Sur Eden Cinéma et Navire Night, de Marguerite Duras, c’était déjà un théâtre de l’intériorité. La mort a toujours été sa préoccupation. Dans Eden Cinéma, Madeleine Renaud était dans un cercueil et disait : « J’aurai bien le temps d’être dans un cercueil, Claude, tu peux pas me sortir de là ? » (rires)
Il avait déjà ce souci de faire entendre le silence entre les mots ?
Oui et ça vient peut-être de sa collaboration avec Marguerite Duras qui était avec lui pour Eden Cinéma, mais en complice et pas en opposition comme avec Jean-Louis Barrault. Cela dit, ce n’était pas aussi poussé que maintenant et, particulièrement dans Grand et Petit, c’était tout à fait lisible. Tandis que maintenant, il faut quand même….
S’abandonner ?
Un peu plus que ça, même… Mais c’est aussi un théâtre de participation du spectateur. S’il ne participe pas, il est mort sur son fauteuil !
Comment se passait le travail au plateau avec Marguerite Duras ?
C’était un travail sur le texte, plus que sur la mise en scène ou la mise en place des acteurs. Pendant les répétitions, elle ne vous regarde pas, elle ferme les yeux et elle écoute. Elle veut donner à entendre, comme dans une musique, le la, le ré, le fa, pour qu’on puisse rentrer dans le mot. C’était proche de sa manière à elle de parler d’ailleurs.
Elle demandait une forme de mimétisme ?
Je dirais plutôt qu’il s’agissait d’une leçon. Marguerite était à la fois totalement sûre de ce qu’elle écrivait, disant toujours qu’elle était un génie, ce qui est vrai, et elle laissait entendre qu’on ne la reconnaissait pas à sa juste valeur, et en même temps, elle était aussi dans le doute sur elle-même. Ce qui fait qu’elle pouvait paraître sévère.
Quels souvenirs gardez-vous du travail avec Patrice Chéreau sur Rêve d’automne que vous avez créé dans une des salles du musée du Louvre en 2010 ?
Patrice était un être adorable avec les acteurs, mais parfois il pouvait aussi entrer dans de grandes colères. C’était quelqu’un qu’on aimait tant qu’on ne supportait pas de le décevoir. Jouer au Louvre a été très difficile pour l’équipe. Pour l’anecdote et le bon côté de la chose, je me changeais devant Mona Lisa et j’utilisais la barrière de protection comme un valet pour poser mes affaires. Mais il faut savoir que les comédiens sont habitués à passer très vite de la pénombre des coulisses à la pleine lumière du plateau. Au Louvre, on devait suivre un long chemin pour aller des « loges » à la salle où le public nous attendait. Pour moi, le plus dur était d’avoir à traverser les salles vides du musée, ce parcours solitaire en pleine lumière au milieu des toiles de maîtres était une véritable épreuve.
Aujourd’hui, on vous retrouve avec Luc Bondy dans Les Fausses Confidences de Marivaux. Comment se déroule le travail avec ce metteur en scène pour lequel vous avez joué dans quatre spectacles depuis Terre étrangère en 1984 ?
Luc est quelqu’un de génial… Quand on le voit arriver aux répétitions, il est embringué entre ses deux téléphones, il vous parle du dernier livre qui le passionne, pas une seconde, il ne donne l’impression d’être prêt à travailler. Et l’instant d’après, comme si tout s’arrêtait pour lui, il est totalement présent et son regard devient aussi précis qu’un laser. Ce qui est beau avec lui, c’est qu’il ne perd jamais ce côté ludique qui le caractérise. Il ne sait mettre en scène que dans le plaisir. Il a un énorme désir de vivre, de s’amuser, de rendre les gens heureux de travailler avec lui. Il adore monter sur le plateau pour interpréter tous les rôles. S’agissant de mon personnage, il ne m’a au final pas dit grand-chose. Il m’a juste dit qu’elle lui rappelait une femme qu’il connaissait à Vienne et que je devais marcher comme elle, les pieds écartés vers l’extérieur. Au début, je marchais très lentement et ça ne fonctionnait pas. Puis je me suis enhardie à marcher de plus en plus vite et je me suis alors rendu compte que c’était une indication majeure pour construire mon rôle. L’autre idée est venue de moi. Je me suis dit que cette vielle Agante devrait avoir un côté rock’n roll. Une dame qu’Andy Warhol aurait bien aimé rencontrer. C’est ainsi que je lui ai proposé qu’elle porte des lunettes noires et ça lui a plu…
Qu’évoquent pour vous les souvenirs de toutes ces aventures ?
Quand on fait de telles rencontres, c’est parfois difficile de se retrouver dans le monde du commun des mortels. Certains acteurs ne peuvent s’arrêter de travailler pour des raisons pécuniaires ou d’ordre existentiel. Moi j’ai eu cette chance de participer à des aventures qui étaient toutes du même niveau de talent. Parfois, je me dis que sans tous ceux qui m’ont invitée à les accompagner, je n’aurais certainement pas su comment continuer à faire ce métier.
Propos recueillis par Fabienne Arvers et Patrick Sourd
Les fausses confidences, de Marivaux, mise en scène Luc Bondy. Du 15 mai au 27 juin au théâtre de l’Odéon, Paris.
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