En vingt ans de carrière, Jean-Claude Guiguet a peu tourné, mais ses films sont des trésors. Le Festival de La Rochelle lui rend un hommage mérité mais paradoxal, à l’heure où il peine à boucler le budget de son quatrième long métrage. Entre citations de Godard ou Rilke, Guiguet évoque les gens qui l’ont accompagné, tente d’analyser la mystérieuse activité qui consiste à faire des films et entre dans une saine colère contre l’uniformisation des goûts.
Jean-Claude Guiguet L’envie de faire du cinéma est née au milieu des années 70, lorsque la fonction de critique était devenue pour moi une impasse. Après cinq ou six ans, j’éprouvais une certaine lassitude et surtout, je voulais me mettre à l’épreuve. Puisque je me permettais d’analyser les films des autres, de quoi étais-je moi-même capable ? Il faut dire que je préférais écrire sur les films que j’aimais. Mais de temps en temps, il m’arrivait aussi d’exprimer mes dégoûts. Et c’est précisément l’accumulation de dégoûts qui a fini par me fouetter le sang. Je me suis dit « Et après tout, de quel droit ? Et si moi, je faisais des films, est-ce que je réussirais ou est-ce que je raterais ? Donc, essayons au moins une fois d’en faire un. » Voilà, c’est aussi bête que ça.
Dans quels journaux écrivais-tu ?
Image et Son, la chronique mensuelle de la NRF, Cinéma, ou encore Cinématographe… Je n’ai pas écrit aux Cahiers tout simplement parce que dans les années 70, je ne les lisais plus. C’était leur période Mao, ils ne parlaient plus de cinéma. Moi, à cette époque, j’étais à La Revue du cinéma où j’ai d’ailleurs rencontré Jean-Claude Biette et Paul Vecchiali. Je participais aussi à une revue culturelle homosexuelle qui s’appelait H.A.D. J’ai mis un temps fou avant de comprendre que ça voulait dire Hier, Aujourd’hui, Demain !
Quel a été le déclic de ton premier projet ?
En 1974, Vecchiali m’a pris comme assistant sur Femmes, femmes. L’actrice principale était Hélène Surgère. J’ai vu cette femme, assez banale dans la vie, se transformer dès qu’on disait « moteur » et devenir immense. Elle devenait non seulement le personnage, mais c’était une autre femme qui, brusquement, existait dans la lumière. Cette transformation, cette renaissance, m’a complètement bouleversé. Ça a provoqué en moi une sorte d’ébranlement nerveux. Je me suis dit « Faire un film, c’est mettre en place une succession d’instants où le trivial du monde se transforme en quelque chose d’éblouissant. » J’ai donc écrit le scénario des Belles manières en pensant à Hélène Surgère. Très naïvement, je l’ai envoyé à l’avance sur recettes, et il se trouve que je l’ai eue. Mais là, j’ai été pris d’une terreur absolue. C’était presque de l’enfantillage de ma part : désormais, il allait falloir passer à l’acte et j’étais paralysé.
Comment as-tu surmonté cette peur ?
Vecchiali m’a expliqué que ce n’était pas si difficile que ça. Puisque j’avais voulu l’écrire, je devais vouloir le faire. En fait, je voulais savoir si j’étais capable ou pas de faire un film. Si c’était naze, je rentrais chez moi, je tirais un trait sur la mise en scène. Mais les débuts sont absolument terrifiants : tu te jettes dans le vide sans savoir si tu vas t’écraser ou si des ailes vont te pousser.
Concrètement, comment t’y es-tu mis ?
J’ai d’abord été stagiaire, puis assistant chez Vecchiali. Il a eu l’intelligence de me dire « Ecoute, tu ne vas pas t’embêter à être assistant. Si je comprends bien, tu veux savoir comment on met en place un plan ? Eh bien, en un quart d’heure, je vais t’expliquer quelles sont les urgences, avec quels techniciens il faut parler et dans quel ordre. » Aujourd’hui encore, je continue à mettre en pratique ce b. a.-ba. Ça ne veut pas dire que je tourne comme Vecchiali. Mais il faut savoir que, d’abord, on détermine quel sera l’espace, quel sera le trajet des personnages, quelle est l’information qu’on veut faire passer. On appelle le chef-opérateur et on lui explique quelle lumière on veut. On appelle l’ingénieur du son et on lui explique quel type de son on veut. Et ensuite, on explique s’il y a un mouvement d’appareil, dans quel sens il doit aller, quel est son rythme, doux ou violent. On répète concrètement le plan et sa durée. Quels que soient le tempérament ou le style du metteur en scène, il y a un certain nombre de choses à mettre en place. Quand tu ne disposes que de quatre semaines, tu as intérêt à savoir quel est ton point de vue de réalisateur sur une situation que tu as toi-même écrite. Personnellement, je n’ai jamais tourné une scène dans tous les axes, pour après dire au monteur « Faites comme vous le sentez. » Mais il n’y a pas de règle : j’ai été stupéfait en allant sur le tournage de Salo de Pasolini. Dans une scène, Hélène Surgère, justement, prend une étole de vison dans son armoire, arrive devant sa glace, rectifie son maquillage, enfile son étole et sort de sa chambre. Bon, je lis ça, je me dis « Très bien, il y a trois plans. » Mais Pasolini en a fait cinquante-deux ! Il l’a prise sous tous les angles une dizaine de fois. Et on m’a expliqué qu’il faisait son film au montage, qu’il prenait le plus d’axes possible, qu’il faisait carrément 180°. Moi, non seulement je n’ai pas les moyens de faire autant de prises, mais ça m’ennuierait beaucoup de filmer sous tous les axes. Et d’ailleurs, au final, je pense qu’il a gardé la scène telle que je l’aurais filmée !
Il serait donc inutile d’avoir un trop gros budget ?
Il faut le minimum vital. Tout ce qui est au-dessus ne sert à rien. Quand je lis combien coûtent les films et que je vois ce qui est sur l’écran, je me demande où va l’argent. Actuellement, je n’arrive pas à trouver un complément d’avance sur recettes pour mon prochain film, Les Passagers. Et à côté de ça, je vois huit, dix sources de financement sur des films absolument nuls. Ils ont tout : Arte, Canal, TF1, les régions… Il y a un paradoxe : on passe mes films à la Cinémathèque, on me rend hommage à La Rochelle et, à côté de ça, aucune chaîne ne m’aide. On dit beaucoup de mal des hommes politiques, mais quand ils sont trop arrogants, cyniques ou désinvoltes, on vote contre eux et ils partent. Alors que les puissants anonymes qui dictent leur loi depuis des années dans les services cinéma des chaînes, on ne leur demande jamais de comptes. C’est quand même terrible. Je comprends chaque jour davantage les metteurs en scène qui ont fini par sauter par la fenêtre. Enfin, il faut continuer à croire qu’un jour les dragons se transformeront en princesses, comme ceux de Rilke.
Revenons au tournage des Belles manières. Vecchiali t’a donné la règle d’or : était-elle difficile à appliquer ?
D’abord, je lui ai demandé de ne pas venir sur le tournage. J’aurais eu peur d’avoir un instituteur dans le dos qui me donne des coups de règle à chaque faute. Or, je voulais faire les fautes que j’avais à faire. Aucun réalisateur ne vient sur mes tournages. D’ailleurs, je limite au maximum les visites. C’est comme un chirurgien qui opère à coeur ouvert : il n’y a pas de public, c’est trop délicat. Pour un film, c’est la même chose. Aller chercher dans le secret intérieur des êtres, c’est déjà assez difficile. S’il y a des touristes, c’est encore plus dur. Un acteur est extrêmement fragile. Le cinéma, c’est d’une très grande intimité. C’est à la limite de l’obscénité. Moi-même, je ne vais pas sur les tournages des autres. Le don généreux vient de l’acteur, mais ça vient aussi de l’état d’esprit des techniciens qui sont autour de lui. De la façon dont ils vont être discrets, attentifs, prudents. De la façon dont moi aussi je suis avec eux. Si tu commences à jouer les tortionnaires, ça crée une succession de violences qui ne me convient pas du tout.
Te sentais-tu schizophrène sur le tournage, te regardais-tu en train de mettre en scène ?
Non, mais j’ai eu un choc le troisième jour, à la vision des premiers rushes. Ce que tu as mis en place au milieu d’une confusion de fils, de projecteurs, de techniciens, s’inscrit brusquement dans un rectangle de pellicule vivante, détachée de tout le reste. Là encore, j’ai ressenti un ébranlement du système nerveux. Je me suis dit « Ça existe, je peux continuer. » Le plan vibre, frémit. Ma terreur, c’était que ce soit vide, que ce ne soit que de l’imagerie et qu’il n’y ait pas de vie. Or, la durée traversait l’espace et faisait vivre ce qu’il y avait sur la pellicule. Là, j’ai pensé « Plus rien de grave ne peut m’arriver. » On est tous un spectateur idéal qui a envie de voir le film idéal. C’est très présomptueux, mais dès Les Belles manières, j’ai eu envie d’avoir le plaisir absolu du spectateur qui verrait le film comblant ses désirs. Il y avait vraiment une coïncidence entre ce que l’écran me renvoyait et ma rêverie intime. La première fois, j’ai vu le film tout seul. J’ai eu un vertige en sortant de la projection, tellement j’étais comblé. A partir de cet instant-là, j’ai su que, quoi qu’il arrive et quelles que soient les difficultés, je ne pourrais désormais pas continuer à vivre sans faire des films.
Es-tu aussi critique avec tes films qu’avec ceux des autres ?
Je considère que dans chacun de mes films, il y a deux ou trois scènes absolument nazes. Celles qui sont réussies le restent. Mais les ratées, c’est un cauchemar. Je comprends très bien Pialat quand il dit qu’il voudrait refaire certaines scènes de ses films. Si j’avais de l’argent, je rappellerais les acteurs, je les rajeunirais, je relouerais les décors et je recommencerais.
En tant qu’ex-critique, comment as-tu reçu les papiers sur tes films ?
J’ai eu beaucoup de chance de ce côté-là. Mais je ne suis pas pour l’unanimité critique. Je trouve ça suspect. Je préfère avoir la moitié de bon et la moitié de mauvais. Je ne crois pas du tout qu’un film soit fait pour rassembler. Un film doit déranger. Aux projections de presse du Mirage, des femmes de 50 ans sortaient pour demander un verre d’eau. Elles suffoquaient. S’il ne dérange pas, c’est qu’il manque quelque chose à mon film.
Dans La Visiteuse, le fantôme de son amour perdu revient hanter Françoise Fabian, et dans Les Belles manières, le fils est un mort-vivant, la mère un vampire…
Dans Les Belles manières, j’ai utilisé ce dispositif dramatique pour souligner à quel point la lutte des classes est le plus souvent invisible. C’est pratique d’avoir un ennemi désigné, mais nos pires ennemis sont invisibles. Là, la gentillesse distante de cette femme est un véritable poison. J’avais personnellement connu ce genre de rapport en arrivant à Paris. Finalement, c’est le même sujet que Chabrol dans La Cérémonie.
Pourquoi tant de temps entre Les Belles manières et Faubourg Saint-Martin ?
Le Mirage devait se tourner à ce moment-là. C’était l’histoire de ma propre mère, mais Thomas Mann avait raconté la même chose dans une nouvelle. J’ai donc mis mon histoire dans la sienne. Les ayants droit ont crié à la trahison. Le film était préparé, on a dû tout annuler. Je me suis retrouvé en panne, puis je suis reparti sur Faubourg Saint-Martin.
L’origine de Faubourg Saint-Martin vient-elle, comme pour Les Belles manières ou Le Mirage, de ton histoire personnelle ?
Un jour, je vois Maria Callas dans un concert filmé à Hambourg. Elle chantait Toi, qui as connu la vanité du monde, le vème acte de Don Carlos. Et avant qu’elle ne chante, pendant trois minutes, l’orchestre exprime le chant à venir avec trois thèmes. Je regardais cette femme sur l’écran de télévision qui se laissait traverser par ces trois thèmes, et elle me racontait quelque chose alors qu’elle ne disait rien : dans ses regards, dans sa façon de porter la tête, de tendre son cou, je lisais une histoire immense.
L’histoire d’une femme qui a tellement connu la vanité du monde et des hommes qu’elle est au-dessus de tout ça. J’ai donc imaginé une femme qui aurait traversé toutes les intempéries, qui resterait droite au milieu de la merde ambiante et qui aiderait les autres à traverser la nuit. Cette femme, c’est la patronne de l’hôtel, le personnage de Patachou. Patachou qui, dans la vie, est un personnage de Mankiewicz. Elle ne s’en doute pas, mais dans Faubourg, toutes ses répliques sont des phrases que j’ai entendues dans sa bouche.
Malheureusement, Faubourg n’a pas eu la sortie qu’il méritait.
Le principal, c’est que les films existent. L’ennui, c’est qu’on est obligé d’attendre beaucoup d’années après pour pouvoir tourner. Parce que les gens te renvoient les chiffres à la figure. La logique qui gouverne le cinéma est celle du marché. Cette logique ne peut complètement s’appliquer à cette opération complexe, subtile, parfois magique et incompréhensible qui consiste à faire des films. Mais le cinéma, celui qui ne meurt pas au bout de deux mois ou d’une saison, celui de Renoir comme celui de Tourneur, celui aujourd’hui de Jean-Paul Civeyrac, Hervé Le Roux, Bruno Dumont ou Anne-Marie Miéville je cite des noms nouveaux parce que ça m’agace de voir sans cesse les mêmes célébrités sanctifiées , ce cinéma-là, donc, est indifférent aux lois du marché. Parfois, cette indifférence est une véritable rébellion, et cette rébellion fait partie de l’histoire du cinéma. Le marché pousse toujours vers l’uniformisation en fabriquant du même. J’ai entendu un jour un « responsable » dire « Il faut faire du Tarantino à la française ! » Tu imagines, qu’aux Etats-Unis, ils disent « Il faut faire des Y aura-t-il de la neige à Noël ? à l’américaine » ? Le cinéma est une industrie, je ne le discute pas, mais laissons aux films la possibilité d’être autre chose que des produits tous identiques. Il faut oser la singularité, la diversité, la pluralité des goûts. Tu connais le mot de Godard à Cannes cette année : « Le minoritaire, c’est ce qui concerne tout le monde. Le majoritaire, ce qui ne concerne personne. »
Finalement, tu as pu tourner Le Mirage.
Les ayants droit allemands m’ont écrit un jour qu’ils étaient finalement d’accord. Il fallait récrire le scénario parce qu’entre-temps le monde avait changé. Au niveau du sang malade, il s’en était passé des choses en près de dix ans. J’ai récrit en fonction de cette menace mortelle dans le désir et l’amour.
Le rôle était prévu pour Françoise Fabian.
Oui, mais après tout ce temps perdu, Françoise s’est trouvée trop âgée pour le rôle. J’étais comme un enfant à qui on retire son jouet : désemparé. Et puis j’ai repensé à Louise Marleau. Et elle a été parfaite. Le rôle a provoqué des tas de bouleversements dans sa vie privée. Preuve qu’il n’était pas anodin, et je comprends donc celles qui l’ont refusé. Cela dit, je ne pourrai jamais en vouloir à Françoise puisque, en plein tournage de Faubourg, alors que l’argent manquait, que le tournage était au bord de l’arrêt définitif, Patachou et elle ont laissé leur cachet. Deux très grandes dames. Aujourd’hui, elles peuvent me demander n’importe quoi.
Le fil conducteur de ton prochain film est un tramway où se croisent tous Les Passagers : c’est une belle idée.
Je présentais un jour Le Mirage à Dunkerque. Là, une femme qui était venue voir tous mes films me dit qu’elle trouve que la mort de madame Tümler est une ficelle de scénario. Bon. Je revois un jour cette femme qui m’annonce qu’elle a un cancer très développé et me demande si je suis prêt à venir la voir à l’hôpital, en banlieue. Evidemment, j’y vais et je découvre là, entre Bobigny et l’hôpital, une ligne de tramway toute récente. Au fil de mes visites, je me rends compte qu’il traverse aussi bien la campagne que des zones urbaines, aussi bien des terrains vagues que d’immenses buildings, des hôpitaux que des cimetières. Je me suis dit que c’était idéal pour un parcours de la destinée humaine. C’est donc un fil indirect du Mirage qui a engendré Les Passagers. A son enterrement, cette femme avait demandé qu’on diffuse le dernier lied de Richard Strauss qu’on entend dans Le Mirage. Il n’y a pas de hasard. J’aurai toujours fait mes films comme des nécessités vitales.
Et pourtant, tu n’as pas écrit le scénario du court métrage Une Nuit ordinaire dans le programme L’Amour est à réinventer.
Je l’ai un peu récrit mais, de toute façon, cette histoire m’est arrivée. Je suis allé voir un jour un ami malade à l’hôpital et il m’a demandé « Est-ce que je peux mettre la main dans ton pantalon ? » J’étais bouleversé et j’ai répondu « Bien sûr ». Même quand on est à bout de course, le désir est encore vivant. Finalement, c’est peut-être le film qui me ressemble le plus, celui où je tombe le masque. D’ailleurs, il n’a pas été diffusé dans sa version intégrale par les télés. Un plan sur un sexe d’homme, une caresse homosexuelle, l’utilisation du préservatif… Tout cela ne flatte pas les préjugés ou la morale de la clientèle des consortiums télévisuels. Il faut donc se battre et apprendre la rébellion. Apprendre surtout et d’abord à dire « non ». Octavio Paz disait un jour que savoir dire « non » était la condition de notre dignité d’hommes debout. « Alors peut-être, poursuivait-il, pourrons-nous prononcer le grand Oui, avec lequel la vie, chaque matin, salue le jour qui naît. »
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