L’Amérique, qui avait tué ce prince atypique du rock anglais des années 80 nommé Echo & The Bunnymen, vient d’avoir la primeur de sa rédemption. Depuis son départ du groupe en 88, son leader Ian McCulloch avait beaucoup crâné, la plupart du temps à vide, sa carrière rejoignant souvent le glauque de ses anciens camarades de Liverpool.
D’où le miracle d’Evergreen, nouvel album après dix ans de bouderie, sur lequel on ne repère que panache et flamboyance. Un cas unique de retour justifié et glorieux aux affaires.
Sur l’ordinateur, il y a une touche formidable : annuler la dernière manipulation, revenir à la dernière opération enregistrée. En ce début d’été américain, c’est exactement ce que fait Echo & The Bunnymen avec sa vie : appuyer sur la touche , puis Z. Effacer une dizaine d’années gâchées, bonnes à pas grand-chose. En effet, que retiendra l’histoire des années 90 d’un des groupes les plus resplendissants de la décennie précédente ? A peine Candleland, le premier album solo de Ian McCulloch. Décente, sympa, elle oubliera volontiers qu’un groupe avait continué de tourner sous le nom soldé d’Echo & The Bunnymen, que McCulloch s’enfoncera dans ses complexes rock’n’roll jusqu’à former le ridicule Electrafixion, groupe adolescent de quadras on ne connaît que Tin Machine pour être aussi désolant et indigne de son propriétaire. C’est bien, la touche « annuler » : ainsi, Echo & The Bunnymen reprend les choses précisément là où elles ont commencé à virer huile de vidange, dans cette Amérique où le groupe aurait connu le triomphe si seulement il avait été moins vachard, moins paresseux, moins arrogant en un mot : moins liverpudlien.
Il y a sept ans, on avait vu une chose bien navrante : un grand groupe réduit à faire la manche. Pendant que Ian McCulloch faisait encore impression sur un Candleland finalement sous-estimé, ses anciens camarades de bureau achetaient, sur les bords du Mersey, un entrepôt en ruine pour y faire de la musique. On l’entendit : elle était aussi triste que ces murs délabrés, aussi rouillée que ces poutrelles métalliques que le crachin finissait d’achever. Outrecuidant, Echo & The Bunnymen avait tenté de continuer sans sa tête, remplacée par un local aux petits bras, au nom prédestiné : Noel Burke. Le poulet ne courra pas très longtemps quelques singles et un album, histoire de saloper un peu le nom glorieux , puis se cognera contre les murs de la honte et de l’inutilité. Un des groupes les plus flamboyants des années 80, auxquelles il avait réappris le glamour saccagé par les post-punks, avait ainsi fini dans le caniveau.
On n’accueillit donc, il y a quelques semaines, la nouvelle de la reformation d’Echo & The Bunnymen qu’avec cette suspicion légitime face à toute reformation tardive : un jeune inspecteur des impôts, sans doute plus sévère que ses prédécesseurs, venait à coup sûr d’être muté à Liverpool et faisait du zèle. Car pour avoir entendu si souvent McCulloch tirer à lui seul la couverture des Bunnymen, on savait ce qu’il pensait de ses anciens compagnons et de leur contribution. La première écoute d’Evergreen, leur nouvel album, balayera pourtant tout cynisme et tout cafard : Echo & The Bunnymen était bel et bien de retour. Conscient d’avoir terminé en juillet 87 sur un sixième album indigne Echo & The Bunnymen, le disque le plus plat mais le plus vendeur du groupe, alors toujours au grand complet , il voulait reprendre son aventure juste avant la descente, au sommet : soit à l’époque glorieuse d’Ocean rain, la merveille de Liverpool qu’un McCulloch toujours taquin décrivait alors, dans les publicités, comme le meilleur album de tous les temps. Pas étonnant de retrouver au dos de la pochette d’Evergreen le nom d’Adam Peters, le prodige anglais désormais installé à New York qui, à 21 ans, avait arrangé les cordes toujours fastueuses d’Ocean rain.
On est à peine arrivé depuis dix minutes dans l’hôtel new-yorkais où l’on rejoint le groupe que, déjà, le téléphone sonne. Ces dernières années, on avait beaucoup entendu McCulloch faire son fanfaron mais jamais avec autant de sincérité, la fierté enfin légitime : « Alors, ça y est, vous êtes contents, les Français, vous l’avez mon album avec grand orchestre que vous voulez que je fasse depuis des années. Vous avez vu ce que je lui ai mis dans la vue, à votre Scott Walker : à côté de ma voix, la sienne fait un peu amateur, non ? Ça me donne des frissons quand je m’entends chanter. » Deux minutes, montre en main, sans le temps d’en placer une, pour prouver que Mac The Mouth est bien de retour on n’a donc pas fini de rigoler.
Le lendemain matin, pourtant, quand on lui dit que Radiohead est dans le même hôtel, on se rend compte que quelque chose a changé chez cet ancien champion du monde du cynisme blindé, du lancer de vanne mortelle sans élan : on l’entend enthousiaste, preuve vraiment inattendue d’une maturité achetée sur le tard, à l’approche de la quarantaine. Car jusqu’ici, on n’avait jamais entendu Mac parler de ses contemporains avec autre chose qu’un mépris à la drôlerie assassine. Pour vérifier, quand même, si on ne lui aurait pas limé les griffes, comme ça, en douce, on lance le test de vérité : on lui parle de U2. « Bono a une jolie voix, il a écrit quelques belles chansons, mais il reste un frimeur irlandais. Il n’approchera jamais Frank Sinatra, même s’il a enregistré un duo avec lui. Il restera toujours plus proche d’Engelbert Humperdinck. Le rêve de Bono, c’était d’être moi. » On respire : la langue de pute n’est pas encore de bois. Pourtant, on le constatera pendant deux jours pleins, McCulloch est devenu plus docile, moins obsédé par une crédibilité qui lui a coûté, dans les années 80, un trône pourtant gagné d’avance. Car quand Bono nous disait, il y a quelques mois, que la crédibilité avait tué la pop anglaise des années 80, on avait surtout pensé aux Smiths : il fallait lire Echo & The Bunnymen, mort de n’avoir pas fait son lapin savant dans un cirque où U2 faisait le beau à volonté, où Robert Smith était très convaincant en clown blanc. Pas une seconde de regrets, pourtant, dans la bouche des trois Bunnymen survivants. « Je suis content d’avoir été aussi tatillon, jure Will Sergeant, le guitariste et gardien de l’intégrité du groupe. Nous pouvons nous permettre de revenir la tête haute, car nous n’avons jamais sali nos mains. Je doute que les Simple Minds puissent faire un jour un come-back. »
Dans le hall de l’hôtel où descend le rock à New York, dans un tumulte de groupies et de managers aux airs importants, personne ne prête la moindre attention aux Bunnymen. Un loufiat qui, il y a dix ans, aurait mangé dans la main du groupe demande même au bassiste Les Pattinson de déplacer son sac, qui gêne. A quelques dizaines de centimètres de là, Radiohead peut empiler, en toute impunité, ses caisses et ses sacs : que le temps est cruel ! Pourtant, cette fois-ci, McCulloch laissera couler.
Parti de rien à la reconquête des Amériques, il joue le jeu, ravale son orgueil. On le verra ainsi poser, trois heures durant, pour un photographe un rien hystérique du magazine Interview qui s’était tout d’abord mis en tête de faire poser les Bunnymen en rollerblades. Devant l’air atterré de McCulloch, il convoquera finalement le groupe dans un large studio de Tribeca, surplombant l’Hudson. Sur ordre du rédacteur en chef, il a rapatrié ici les dernières créations de quelques couturiers très tendance, de Tommy Hilfiger à Dolce & Gabbana en passant par DKNY. Pourtant coquet, ce n’est pas vers cette pile que McCulloch se précipite en premier, mais sur un tas de compacts dont il extrait la bande-son de l’après-midi : le groupe sera donc photographié au son de Johnny Thunders (So alone, toujours impressionnant), Tricky, le troisième Velvet (« Mon préféré, de loin »), Sinatra et Echo & The Bunnymen. En attendant les prises de vue, Will Sergeant et Les Pattinson se morfondent en lisant les premières coupures de presse annonçant timidement la reformation. En l’absence du patron en cours de maquillage il faut cacher les gnons d’une nuit blanche de plus , ils relisent son interview donnée au Chicago Times en l’imitant. Un chouette exercice de mise en boîte qui en dit long sur ce remariage, où l’amour maladie de la jeunesse
a été poliment licencié par la raison. Car les Bunnymen ont franchement l’air de faire désormais chambre à part, ne se réunissant que dans le salon pour discuter affaires enregistrer un grand disque, donner des concerts, approuver les photos et les plannings déjà entérinés, de toute façon, par McCulloch. « Comme d’habitude, je suis le dernier informé, se lamente Les Pattinson. Il y a une hiérarchie dans ce groupe : Mac est informé en premier, puis il informe Will qui à son tour m’informe. Notre nouveau manager celui qui a eu l’idée, il y a quatre ans, de reformer Echo & The Bunnymen ne parle qu’à Mac. » « Les règles du jeu ont changé, jure pourtant Will Sergeant. A l’époque du dernier album en date des Bunnymen, en 87, nous avons accepté pour la première fois des compromis, des arrangements avec les valeurs de l’industrie du disque. Et ça a marché : c’est l’album qui s’est le mieux vendu. Ça m’a dégoûté car ça ne nous ressemblait pas du tout. Alors aujourd’hui, je veux avoir mon mot à dire, je ne veux pas me retrouver embarqué à nouveau dans l’inacceptable. A l’époque, le groupe s’est évaporé, nous n’étions même plus ensemble en studio. Mac et moi, nous ne nous supportions plus. Je le haïssais tellement que je n’ai même jamais écouté ses albums solo. C’était comme revoir son ancienne copine au bras d’un autre type. »
L’habilleuse tente de convaincre le groupe d’enfiler des costumes taillés pour des adolescents anorexiques ; la colonie de vacances anglaise répond qu’elle s’est déjà habillée avant de quitter l’hôtel visiblement, les canons de la mode ne tonnent pas sur le même mode de Manhattan à Liverpool. Finalement pris au jeu, le groupe s’amuse comme des collégiennes : Will Sergeant embarque une redingote en velours bleu nuit et un bob en astrakan, Les Pattinson un costume Yamamoto il faudra, bien entendu, une heure à McCulloch avant de se décider : costard de mac noir à rayures oranges et chemise en lamé. « Je ne ferais pas cent mètres habillé comme ça dans une rue de Liverpool », sourit Will Sergeant. Toujours extrêmement coquet et capricieux, McCulloch refuse de débuter la séance photo tant qu’il n’a pas consciencieusement détruit la coupe de cheveux que vient de lui imposer la professionnelle du plateau : le cheveu de McCulloch se porte hérissé et savamment négligé, c’est comme ça depuis presque vingt ans. « Quand Liam Gallagher est venu en studio enregistrer Nothing lasts forever avec nous, c’est la première chose dont il m’a parlé : « Chouette coupe de cheveux. Avant, ça avait l’air d’un gratte-ciel. Aujourd’hui, ça ressemblerait plutôt à un bungalow. »
Et si la métaphore gallaghérienne résumait finalement plus la carrière d’Echo & The Bunnymen que la tignasse de Mac ? On connaît très bien ça, ces anciens aristos obligés de quitter le château de famille pour se réfugier dans des bungalows sauf qu’ici, on sent que le groupe peut très vite se refaire, n’empestant jamais le cadavre, le cafard. Impossible de dire pourquoi, en dehors de toute nostalgie déplacée, on a aujourd’hui besoin d’Echo & The Bunnymen. Sans doute parce qu’il nous rappelle à quel point la musique anglaise peut être enthousiasmante, fière, lyrique tout ce que cette pute frigide de brit-pop n’a pas su être.
On tue le temps en discutant avec Will Sergeant de sa passion dévorante, intime : le psychédélisme sous toutes ses formes, de la West Coast des sixties jusqu’au post-rock d’aujourd’hui. Inscrit dans plusieurs clubs de vente par correspondance, il collectionne ainsi des groupes aux noms impossibles ou des labels peu fréquentés par des gens de son âge (39 ans) : Thrill Jockey, Enraptured ou Kranky, ces laboratoires où l’ont fait bien souffrir le rock. Pendant ce temps, Mac s’amuse à être Mac, refusant obstinément, par esprit jouisseur de contradiction, tout ce que lui propose le photographe. A chaque refus têtu, à chaque caprice, un sourire en coin, un clin d’oeil de gamin gâté. « Fais-moi un sourire. » « Je t’ai déjà fait un sourire il y a dix minutes, tu n’avais qu’à pas le rater. » C’est gratuit, c’est méchant, c’est drôle de l’extérieur : c’est Liverpool. Alors que le photographe, ému, lui fait signer sa pochette d’Heaven up here, Mac est à la hauteur : « Merci d’avoir gâché trois heures de ma vie. » Quand on lui dit qu’il est dur, il nous affirme que c’était affectueux. On plaint sincèrement sa femme.
La maison de disques profite des embouteillages pour lui rajouter, à même la limousine, quelques interviews au téléphone. Ainsi, McCulloch, docile VRP de son album, converse avec La Nouvelle République d’Arkansas, avec Les Dernières nouvelles du Colorado. Depuis des années, on se demandait ce que signifiait le mot « bunnymen ». A voir le groupe comparer grassement les New-Yorkaises à travers les vitres de notre corbillard de luxe, on le sait désormais : « chauds lapins ».
Hôtel multi-étoilés, limousine, réceptions, petits-fours, avion : chacun son métro-boulot-dodo. Pourtant, chez eux, aucune des plaintes réglementaires des groupes de cet âge face à cette routine, aussi abrutissante qu’une autre. « La vraie vie, rester à la maison, j’ai trop donné ces dernières années, jure Will Sergeant. Je n’en pouvais plus de mener une existence normale. J’aurais tout fait pour retrouver cette vie sur la route, pour être à nouveau le centre d’intérêt. J’en ai énormément voulu à Mac quand il a quitté le groupe, j’aurais tout fait pour qu’il reste, pour que les Bunnymen continuent coûte que coûte. Soudain, ma vie s’est écroulée, il m’a beaucoup déçu… Sur le moment, on était tellement sûrs d’être les rois du monde qu’on pensait trouver un autre chanteur et continuer comme si de rien n’était. Mais nous avons vite touché le fond. Echo & The Bunnymen, c’est un peu comme un soufflé : on connaît par coeur chacun des ingrédients mais personne ne peut expliquer comment ça gonfle, comment ça prend une telle ampleur, comment ça prend un tel goût quand on les met en contact. Et là, il manquait les oeufs ou le fromage, ça n’a jamais pris. »
Les Pattinson parle avec cet accent narquois et chantant qui faisait pétiller la conversation de Lennon. Il a été le plus réticent à retourner au boulot Bunnymen, à abandonner une routine qui allait parfaitement à cet authentique paisible dont la basse chaloupée fut pourtant l’une des seules contributions notables au progrès de cet instrument avec Peter Hook, de New Order dans les années new-wave. « Après avoir vaguement continué le groupe après le départ de Mac, j’avais pris mes distances vis-à-vis de la musique. J’avais créé une entreprise de ponçage de bois et je me contentais de fabriquer des bateaux et des meubles dans mon garage. Les enfants avaient besoin de nourriture dans leur assiette car depuis mon divorce, c’est moi qui en ai la garde. Je pensais donc leur consacrer ma vie, en vivant tranquillement des royalties du groupe et de mon artisanat. Je ne voulais plus entendre parler d’Echo & The Bunnymen, de musique, de tous ces parasites qui gravitent autour. J’aurais vraiment préféré qu’on me laisse dans mon coin. Mais Mac et Will m’ont fait écouter les premières maquettes, m’ont rendu jaloux en me racontant leur tournée américaine avec Electrafixion et j’ai fini par répondre présent. Mais avant de rempiler, j’ai vidé mon sac. Si bien que l’ambiance est redevenue fantastique entre nous dès que nous avons commencé à répéter. Mac paraissait tellement soulagé de nous retrouver… J’étais content de récupérer ma vieille basse, que je n’avais même pas emportée à la maison : elle était restée au studio. Le seul endroit où elle est magique. »
Le lendemain, Echo & The Bunnymen joue à Buffalo, sorte de Vintimille où les touristes canadiens viennent acheter de l’Amérique en boîte, en revenant de leur virée aux chutes du Niagara. Ce que Echo & The Bunnymen, autrefois traité avec tous les égards, ignore encore, c’est que le concert se donnera dans une sorte de kermesse villageoise, organisée par The Edge, la radio rock de la ville. On voudrait vous montrer la tête de McCulloch découvrant la scène montée sur la place Lafayette, entre un centre commercial ruiné et une statute à la gloire de la paix américano-canadienne. Comme souvent, le chanteur disparaît alors dans la nature, sans informer le reste du groupe son groupe. Ce qui laisse le temps aux autres de s’exaspérer convenablement, en attendant les apparitions des Lèvres Divines. « Le problème de Mac, nous confie un de ses hommes de main, c’est qu’il est irrémédiablement attiré par les tarés, les flambeurs. Il refuse de sortir avec le groupe mais finit par se retrouver au beau milieu de la nuit avec des fous furieux, dans un quartier dangereux. Il rêve d’être aussi pro que les gens qu’il admire mais il foire plein de choses par peur de paraître rangé. »
Cette peur du succès, cette terreur à devenir un artiste, à admettre ses sentiments, elle a un nom que l’on connaît par coeur : Liverpool. Dans une ville qui célèbre religieusement l’échec effroyablement spectaculaire de ses meilleurs losers Pete Wylie, Frankie Goes To Hollywood ou Pale Fountains, génies assassinés par la mythologie rock’n’roll , le succès constant et immaculé des Bunnymen faisait franchement désordre. On ne dira jamais assez à quel point cette mafia liverpudlienne, avec ses codes d’honneur d’une autre époque celle de Johnny Thunders ou de Nico , a noyé dans les eaux du Mersey toute idée de succès : des Beatles aux Boo Radleys en passant par KLF, seuls ceux qui ont quitté la ville à temps ont pu lui survivre et triompher. Car s’il y a un son de Liverpool, c’est celui des sirènes et pas seulement des navires. Des sirènes autoritaires, qui invitent à une douce noyade, sans souffrance, sans courage.
McCulloch le sait : il n’est pas passé loin de la grande tasse alors qu’Electrafixion, groupe de plomb, l’entraînait par le fond il y a deux ans. Convalescent mais déjà en pleine forme, Echo & The Bunnymen repart aujourd’hui de zéro mais désintoxiqué du poison liverpudlien. Même un McCulloch d’ordinaire effroyablement capricieux se résoudra à assurer le concert de l’après-midi, lui qui aurait ricané devant cette fiesta paroissiale il y a dix ans. Imaginez Marquis de Sade se reformant pour jouer sous le chapiteau Fréquence Nostalgie à Vierzon. Imaginez Echo & The Bunnymen patienter en plein cagnard pendant que, sur scène, un Roger Whittaker local n’en finit pas de faire du mal à la country. Imaginez un après-midi entièrement dédié au glauque, à l’humiliant… Et pourtant, dès que le groupe entame un Rescue intact, plus dense et psychédélique encore qu’en prime jeunesse, il n’est plus que panache. Epaulé par un jeune guitariste auquel il abandonne le labeur ordinaire, Will Sergeant s’est réservé les improvisations, les spirales technicolores, les sonorités insensées.
Echo & The Bunnymen reprend ici les choses précisément là où il les avait abandonnées à l’époque de Heaven up here : déjà plus godelureau punk, mais pas encore crooner sophistiqué. Curieusement, aucun fossé de génération entre quelques chansons vieilles de quinze ans et les nouvelles dont le merveilleux Just a touch away , accueillies comme de vieilles connaissances par un public qui les découvre pourtant en direct. Will Sergeant propose à sa guitare des bruissements insensés, des bleeps remontés des abysses du Mersey à rendre même Tom Verlaine perplexe et jaloux. Rien, à aucune seconde, des navrantes performances d’Electrafixion, quand McCulloch se forçait à escalader le sommet du rock dur par sa face la plus bêtasse : sur un Cutter, sur un Over the wall, sur un Back of love, il offrait pourtant au rock indé, des années avant les Pixies, ses premiers grands frissons dans les montagnes russes. Pas étonnant, alors, que ces antiquités de Liverpool demeurent à ce point contemporaines, tranchantes : il faut sans doute y déceler l’origine historique de cette façon de faire du rock comme on saute à l’élastique.
On gardait le souvenir d’un groupe plus porté sur le son que sur les chansons : leur The Killing moon, l’une des seules bonnes raisons d’avoir fredonné sous sa douche pendant les années 80, se rappelle alors à notre bon souvenir. Quelques minutes strictement magiques qui font pardonner à McCulloch ses humeurs morveuses, ses fanfaronnades, ses fredaines. On a beau avoir vu Echo & The Bunnymen achever dix fois ses concerts dans l’apocalypse faramineuse de Do it clean, cette chanson en tire-bouchon conserve toute sa puissance de feu, tantôt brasier, tantôt braise toujours brûlante. On a alors tout oublié du cadre sinistre, désamorcé les vacheries déjà emmagasinées dans le stylo des phrases chocs comme « Echo & The Bonniments » ou « Ian Macchabée ». Echo & The Bunnymen ne donne là que son dixième concert en dix ans et pourtant, tout ne fut qu’économie, nerf, précision déjà un miracle en soit, au regard des dernières années où le Mersey était devenu pour eux une bérézina. Mais le plus étonnant restera sans doute une rencontre sans cesse repoussée par McCulloch pendant ces deux jours de vie commune qu’on a connus avec le groupe. Un Mac The Mouth étonnamment mué, que l’on sentait fuyant, effrayé par le micro. Et qui, tard dans la nuit, parlera comme jamais de lui-même : sans tambours ni trompettes.
Comment analyses-tu aujourd’hui ta carrière solo ?
Ian McCulloch Candleland est fantastique. Mysterio ne l’est pas. Pourtant, il y a sur cet album une chanson importante, Vibor blue. C’est la première fois que je parlais ouvertement de mes problèmes de drogue dans une chanson et c’est pour ça que je me suis senti obligé de chanter la moitié du texte en espagnol. Je n’aurais pas pu le supporter en anglais. Avec Electrafixion, je voulais m’amuser, retrouver la scène avec un groupe, tuer le temps en attendant le retour de l’inspiration. Et puis, petit à petit, je me suis lassé. J’ai commencé à mettre des chansons de côté, en me disant qu’elles seraient plus utiles lorsque j’aurais enfin un bon groupe pour les jouer. Je ne voulais pas présenter des choses comme Nothing lasts forever à Electrafixion.
Y avait-il un besoin de revenir à la maison, de retourner aux Bunnymen ?
Je savais depuis le premier jour que c’était une erreur de partir, mais il était hors de question de l’admettre. Quand j’ai enregistré Candleland, je ne pensais pas que ça marquerait le début d’une carrière solo. Je n’en avais pas besoin, pas envie : je voulais juste enregistrer un album sombre et dépressif dans mon coin, pour régler quelques fractures intimes. L’idée, c’est d’aller encore plus loin dans la tristesse que The Killing moon. Pendant neuf ans, j’ai fait semblant d’être libéré, mais je me suis menti. C’était pourtant une évidence : mon âme appartient à Echo & The Bunnymen. Et quand j’ai fini par l’admettre, je me suis senti léger, apaisé. Soudain, je n’avais plus à être Ian McCulloch 24 heures sur 24. Je me revois, après avoir accepté cette reformation, marchant chez moi, à Liverpool : j’étais fou de joie, je me disais « Tu te rends compte, tu vas chanter dans Echo & The Bunnymen. » Toute la confiance que j’avais perdue est immédiatement revenue.
As-tu joué un rôle pendant ces neuf ans en solo ?
Je bluffais. Je buvais beaucoup pour pouvoir mieux mentir mais au fond de moi, je savais que ça sonnait faux. J’avais pourtant quitté Echo & The Bunnymen parce que je me trouvais prisonnier d’un rôle, je pensais m’affranchir et ce fut encore bien pire. Il fallait être cool en permanence, systématiquement sarcastique et grande gueule… Tout ça, c’est la faute des deux dernières années des Bunnymen, en 87 et 88. Là, oui, nous nous sommes forcés à jouer, à enregistrer, à tourner, à nous fréquenter. Mais avant, tout était naturel : j’étais une star, qui jouait dans le meilleur groupe du monde. Tout ce dont je rêvais depuis que j’avais vu Bowie à 13 ans, je l’étais devenu : j’étais l’homme providentiel, The Dude… Mais en même temps, j’ai joué au con, j’ai maltraité les gens. Alors qu’aujourd’hui, je veux être plus proche, plus disponible. Je ne veux plus être décevant.
Comment est arrivé cet examen de conscience ?
En voyant Leonard Cohen discuter avec ses fans après un concert. Je me suis dit que j’étais vraiment un merdeux d’être si hautain. Je n’ai aucune envie d’être une espèce d’icône paternelle, mais je sais qu’être un bon chanteur ne suffit pas à bouleverser la vie des gens. Il faut aussi que je sois un homme bon. Comme ça, les gens sauront que je crois ce que je chante, que ce n’est pas seulement du spectacle.
C’est assez marquant sur votre nouvel album : jamais tes textes n’ont été aussi personnels.
J’avais l’impression de me mettre à nu dans mes chansons mais en réalité, je me dissimulais derrière une carapace. J’en avais assez de parler une langue cryptée, de chanter des textes que personne ne pouvait comprendre. Mais je ne pouvais pas faire autrement : je manquais de confiance, d’expérience. Je faisais le malin, je jouais le sage mais c’était assez vain. C’est plus le coeur que le cerveau qui chante aujourd’hui.
C’est un truc très liverpudlien : les gens ont peur de montrer leurs sentiments.
On ne fait ça que sur le ton de la plaisanterie, c’est la seule façon d’exposer ses émotions sans passer pour une tanche. Et puis, à quoi bon parler aux gens quand on les trouve stupides ? Pendant des années, j’ai cru que l’humanité ne valait pas la peine qu’on s’intéresse à elle, je regardais tout le monde de haut. Tout n’était que déception, humiliation, je ne voyais pas l’intérêt de faire des efforts. Je rentrais chez moi, le soir, et me haïssais d’être à ce point incapable d’établir le moindre rapport avec autrui. Je finissais même par oublier à quel point ma propre famille comptait pour moi, par négliger mes propres enfants. J’ai failli tout foutre en l’air en me réfugiant systématiquement dans mon petit monde… Des choses insignifiantes, comme « est-ce que mes cheveux ont fière allure ? », sont devenues le centre de ma vie. Il fallait vraiment que je me libère de ce personnage. Personne ne s’en est rendu compte, mais j’ai traversé une crise profonde. Pourtant, à l’extérieur, je sauvais les apparences, j’étais toujours Mac le déconneur, la grande gueule qui anime les soirées.
Aurait-on été surpris de te voir à la maison ?
Pendant mes années solo, ma femme n’arrêtait pas de m’engueuler : « Fais quelque chose, bouge-toi. » Je glandais en T-shirt et en chaussons, pas rasé… Alors je sortais. Mais, comme mon père, je suis incapable de sortir autrement que tiré à quatre épingles. Si bien que personne ne pouvait se douter du désoeuvrement qu’était devenue ma vie. Dès que je me retrouvais seul, je déprimais. Le pire, ce sont les chambres d’hôtel. C’est pour ça que je passe mes nuits dehors, que je traîne avec n’importe qui n’importe où : j’ai peur de ce moment où je devrai refermer la porte de ma chambre ce n’est pas mon lit, ce n’est pas chez moi et cet endroit m’effraie. Alors j’écris… Des chansons comme Forgive ou Nothing lasts forever m’ont aidé. J’ai beaucoup creusé et pas mal découvert au fond de moi. Je peux enfin transformer mes sentiments en mots simples et précis.
Ton impuissance à communiquer venait-elle des drogues et de l’alcool ?
Je bois toujours énormément, je me défonce à l’occasion. Le problème, c’est que dans le passé, c’était devenu ma seule raison d’être. Je ne prenais pas de drogues pour m’amuser mais par routine. Je ne croyais plus du tout en moi, je faisais donc tout pour me fuir. Alors qu’aujourd’hui, je sens qu’il est devenu nécessaire que j’aie une guitare dans ma chambre. Des idées de chansons m’assaillent en permanence ce qui ne m’était pas arrivé pendant longtemps. C’était le but de cette reformation : nous condamner à ne faire que du haut de gamme, car on n’avait pas le droit de salir le nom d’Echo & The Bunnymen.
Quand as-tu commencé à repenser au futur ?
A la fin de la dernière tournée d’Electrafixion aux Etats-Unis. Ça n’avait plus aucun sens : les gens venaient systématiquement entendre des chansons d’Echo & The Bunnymen, on a fini par en jouer cinq sur scène. Moi, je trouvais l’idée ridicule mais plus j’en parlais à mes copains, plus ils se montraient enthousiastes. Cette excitation a fini par me gagner, surtout que la concurrence me paraissait plutôt facile à écraser. Je ne sais pas ce qui se passe quand nous nous retrouvons tous ensemble, mais je n’ai jamais retrouvé cette étincelle en solo. Dès notre premier single, Pictures on my wall, nous avions une personnalité. Nous nous donnons confiance les uns aux autres, nous nous forçons à nous surpasser. Le jour où, après presque dix ans de brouille, nous nous sommes retrouvés ensemble, la magie et l’innocence sont revenues immédiatement.
Es-tu toujours aussi compétitif ou ressens-tu moins le besoin d’évaluer la concurrence ?
J’étais agressif avec nos concurrents car il était hors de question d’être comparé à U2, Simple Minds ou même The Cure. C’était vital de se démarquer des années 80, car je n’avais aucune affinité avec cette époque. Pour avoir du succès en Amérique dans les années 80, il fallait avoir l’air du con et ça, nous l’avons toujours refusé. Aujourd’hui, nos contemporains s’appellent Oasis, Radiohead, Supergrass, Smashing Pumpkins la guerre est finie, j’aime la musique de nos rivaux, j’aime même nos rivaux : Liam Gallagher est un vrai fan de musique, avec qui je peux discuter. J’aurais voulu que nous démarrions dans les années 90, avoir à répondre à Oasis ou Nirvana. La barre aurait était autrement plus haute qu’à notre époque le niveau d’alors était plutôt celui d’Echobelly ou Sleeper. Nous, il nous a fallu des années d’apprentissage pour nous retrouver en couverture du NME. Aujourd’hui, n’importe quelle pouffiasse avec un groupe à guitares fait la une dès son premier single. J’aime quand des parias tels que Radiohead ou Pavement triomphent : ça me rappelle notre histoire.
T’es-tu fait peur ces dernières années ?
Oui… J’étais certain que c’était fini, que j’étais lessivé. Je songeais déjà à ma reconversion, je m’imaginais tueur à gages… J’avais gâché trop d’années à juste attendre le lendemain, j’étais certain d’avoir épuisé mon crédit. La trouille, de toute façon, je ne connais que ça : j’ai peur depuis le jour où je suis né. Tout me fait peur. C’est sans doute pour ça que j’ai une grande gueule : pour conjurer mes craintes. C’est pour ça que je me suis accroché au Football Club de Liverpool comme à une bouée : on ne peut pas avoir peur quand on est entouré de tant de solidarité, quand on est derrière une équipe invincible. Gamin, mes héros étaient des surhommes, que ce soit Bill Shankly (légendaire président du club de Liverpool), Bowie ou Mohammed Ali. Grâce à eux, j’avais moins peur. Alors aujourd’hui, je fais attention à ce que mes deux filles ne grandissent pas avec cette peur de la vie. Pour qu’elles s’endorment sereinement, je leur chante des chansons… Le jour où Pete de Freitas, notre batteur original, s’est tué en moto, j’étais tellement désemparé que je n’ai pas pu dire un mot. Je suis monté dans la chambre de ma petite Candy et me suis mis à lui chanter l’hymne des supporters de Liverpool, You’ll never walk alone. Quand elle dort, je peux lui dire des choses que je n’oserais jamais lui avouer autrement. Je peux enfin être doux, sensible… Même si mon rôle est d’être un mec dur et cool, je veux pouvoir pleurer. Un film comme Jerry McGuire ou un livre comme Lord Jim me font sangloter. C’est ce que j’aime le plus au monde : enfin me laisser aller et pleurer comme une madeleine.
Ian McCulloch Evergreen (London/Barclay).
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