Une chanteuse régulièrement embrigadée par ses états d’âme, Lisa Germano, rencontre un groupe d’ordinaire prisonnier de ses exigences soniques, Giant Sand : c’est la naissance de OP8, groupe serein et flamboyant. Slush, leur album au chant profond et luxueux, embarque country et folk pour une rare virée dans l’aristocratie. A Tucson, dans la chaleur de l’Arizona, rencontre de deux mondes a priori inconciliables : celui d’une fille acide et de garçons placides.
« Laid back ». Equivaut en français à un mélange de « méchamment décontracte » et de « trop cool » mais en plus cool encore. Tout, à Tucson, Arizona, est laid back : la vie, l’ambiance, les groupes de rock. Entre la flemme, la paresse, la nonchalance, le « qui vivra verra ». Pas étonnant que Tucson rime avec chaussons et Arizona avec pyjama. Un état d’esprit que l’on pourrait croire venu du Mexique tout proche Nogales, ville frontière, colorée et sale du côté mexicain, plouc et sale du côté américain si on écoutait les clichés imposés par les condescendants d’Hollywood.
Perdu au milieu d’un désert sec et brûlant de cactus et de crotales, Tucson possède la non-animation diurne et la torpeur de l’Espagne du Sud mâtinée de modernisme américain. Pas de centre-ville, seulement de grands bâtiments plats ressemblant à des entrepôts. Mais c’est bien l’Amérique : tel magasin ne vend que des « perruques de Dolly Parton », tels trois mille autres uniquement des tatouages clés en main.
A Tucson, on vit à son rythme, on ne se bouscule pas. OP8, l’énigmatique matricule choisi par quelques exilés du groupe Giant Sand et par Lisa Germano, transfuge du vert Illinois, ne fait pas tache dans le paysage : Howe Gelb, John Convertino et Joey Burns se fondent avec une grâce nonchalante dans ce décor de western. Systématiquement en retard aux rendez-vous au grand dam de dame Germano, perpétuellement stressée , pas pressé, pas bousculé, Giant Sand est le groupe de la ville. Tout le monde les connaît et ils reconnaissent tout le monde : en l’espace de quelques minutes, la moitié de la population s’arrête pour saluer les musiciens assis à la terrasse de l’hôtel à la mode, par ailleurs bar, boîte, unique salle de concerts et resto branché pour le bar Internet et le studio de piercing, repasser cet hiver. Même popularité à domicile, dans leur habitat méchamment éparpillé : 25 mètres entre chaque maison, ouverte à tout vent, où les amis viennent dire bonjour ou passent pour ne rien dire du tout, où familles et animaux entrent et sortent sans discontinuer. Une ambiance détendue, où la discipline semble avoir été réservée à l’agencement : chaque meuble de récup’ et objet de déco bric-à-brac a trouvé ici sa place idéale, prêt pour une session photo de Marie Claire Idées.
L’environnement de Giant Sand ressemble à la musique de Giant Sand : un vrai bordel calculé. Officiant dans la confidentialité depuis 1980 Valley of rain, sorti en 1985, fut le premier d’une série de dix-sept disques sortis sous le nom de Giant Sand , le groupe mené par son ténébreux chanteur Howe Gelb porte à bout de bras, mais avec une indolence admirable, une country trop « slacker » et un rien trop turbulente pour les années 80, avant que Pavement et quelques autres saboteurs n’en fassent la norme des années 90. « Ça fait bien longtemps qu’on existe en tant que Giant Sand et on a déjà eu envie de s’arrêter plusieurs fois. Mais malgré les crises, on continue en procédant par élimination : qu’est-ce qu’on pourrait bien faire autrement ? On n’a pas envie de faire autre chose, il faut donc persévérer. Le succès commercial ne nous importe plus maintenant, la longévité est notre priorité. Peut-être a-t-on créé le son désormais à la mode, mais ce n’est pas pour autant qu’on va y revenir. Voir réussir des groupes comme Pavement, qui bossent dans le même état d’esprit que nous, ne m’énerve pas, ça me donne de l’espoir. Je me sens mieux quand je les vois faire le même genre de musique que nous il y a dix ans. C’est cool de voir ce son apprécié et célébré. On sait désormais que nous ne sommes pas complètement dingues. Je me dis qu’on a peut-être un peu fait changer les choses, qu’on a joué notre rôle. »
Les racines de ce rock dérangé, improvisations calculées ou calculs improvisés, sont très certainement à trouver dans les tourments de son leader. Sorti en rampant d’une adolescence fusillée, Howe Gelb a décidé qu’introspection, solitude et laisser-aller allaient devenir des règles de vie une chienne de vie, avec une chouette bande-son. « Personne dans ma famille ne faisait de musique. Mais moi, j’ai toujours utilisé la musique comme échappatoire. Je me réinventais moi-même, je réinventais mon environnement, mes journées. Puis, en 1972, j’ai découvert Humble Pie, Charlie Mingus, Thelonious Monk, Sticky fingers des Stones, Mott The Hoople, Todd Rundgren… Ce fut décisif. Faire un groupe était pour moi un moyen de me cacher de tout ce qui m’entourait. Je ne me sentais pas comme tout le monde, pas capable d’avoir un travail. Je crois que je manquais de conseils de la part de mes parents. Non pas qu’ils me laissaient faire tout ce que je voulais, mais ils étaient divorcés et j’ai passé énormément de temps absolument seul. La musique m’a servi de refuge et de refus. Je voulais éliminer tout ce que je n’avais pas envie de faire, surtout la routine, cette idée de faire la même chose chaque jour me paraissait insupportable. Je suis venu habiter à Tucson en 1974, où j’ai rejoint mon père une crue venait de détruire notre maison en Pennsylvanie et ici, il n’y avait aucun risque d’inondation. C’était un peu comme débarquer sur Mars. Mais j’aime cet endroit, le ciel, l’espace, des gens plus heureux, le peyotl… Et j’aime cette culture, je m’y sens bien. C’est très différent du reste de l’Amérique. J’aime aller à Seattle ou Boston, mais je préfère le désert absolu. » Howe Gelb ne passe pourtant pas ses nuits à la belle étoile à contempler les cactus et à admirer ses pouces tourner. Howe Gelb et ses deux comparses jonglent frénétiquement de groupe en groupe Band Of Blacky Ranchette, Friends Of Dean Martinez , d’albums solo en collaborations diverses Victoria Williams ou Evan Dando. Peu de temps pour le désert.
OP8 est la suite logique d’une longue liste d’amitiés, résultat d’un projet au départ lancé par le label 4AD. Un de ces jeux de piste dont raffole le label londonien : chacun de ses artistes dont Lisa Germano devait choisir un groupe avec lequel il aimerait collaborer, puis enregistrer trois titres en sa compagnie. Amie de Giant Sand depuis 1994 elle les a rencontrés alors qu’elle vivait à La Nouvelle-Orléans, avant d’enregistrer des parties de violon sur leur album Glum , c’est naturellement à ces champions du travail en équipe que Lisa Germano a alors fait du pied. « Quand je les ai rencontrés pour la première fois, j’ai tout de suite vu qu’ils étaient hors du commun, un peu comme mon âme soeur. Je me suis sentie de la même famille parce que je ne suis pas complètement normale non plus. Ils sont très individualistes, très créatifs, ce qui les pousse à expérimenter au lieu de copier et d’être comme tout le monde. » Approbation d’un geste de tête parfaitement indolent de Howe Gelb : « Quand j’ai rencontré Lisa pour la première fois, j’ai bien vu qu’elle était assez folle pour traîner avec nous. On avait un peu l’impression d’avoir passé notre vie ensemble, à faire du bruit en studio, c’était plutôt cool. Lisa comprend au quart de tour, ne se laisse pas embrouiller. Elle était tout de suite excitée par les idées qu’on apportait, pas perturbée. »
4AD a fini par laisser tomber le projet et la merveilleuse chanson Sand, reprise de Nancy Sinatra et Lee Hazlewood, s’est retrouvée remisée, ainsi qu’une reprise élégiaque de Neil Young (Round & round) et un original de Lisa Germano (It’s a rainbow). Trois titres ressortis des tiroirs lorsque le quatuor, enthousiasmé par les morceaux déjà enregistrés, a fini par trouver un label acceptant de financer l’enregistrement d’un album entier. Slush fut donc terminé dans les studios de Tucson où Giant Sand est résident à longueur d’année : d’anciens entrepôts gigantesques, décorés de plaques publicitaires émaillées et d’instruments, dont ils possèdent les clés soit leur deuxième chez-eux.
OP8 (pour opiate) est, comme son nom l’indique, l’occasion pour les hommes de Howe Gelb de brouiller les pistes une fois de plus, de se lancer avec décontraction dans un groupe qui est le leur sans leur appartenir complètement, sans la pression qu’ils s’imposent pour Giant Sand ne pas céder à la facilité, compliquer systématiquement les sons. Pour la première fois, la notion de plaisir est entrée dans ce studio d’ordinaire fiévreux. « OP8 marque un éloignement par rapport à Giant Sand, OP8 est plus composite. On voulait changer d’instruments, d’attitude, reconsidérer ce que nous valons. On est certes très libres dans Giant Sand, mais si on éprouve le besoin de changer parfois, c’est dû à notre féroce appétit musical. Avec Giant Sand, on préfère prendre les chemins les moins empruntés pour voyager, c’est notre tendance naturelle. On pourrait facilement faire un disque normal, accessible à la première écoute. Mais ça serait ennuyeux. Avec OP8, on a essayé de faire ce disque plus accessible sans être ennuyeux, parce qu’on s’est forcés. Et on a réussi à le faire de façon agréable, reposante. »
Bizarre conglomérat, pourtant, que OP8 : ce trio au profil bas, paisible et détendu, contraste violemment avec cette chanteuse pointilleuse, réfléchie et minutieuse, à la limite de la psychorigidité. Depuis que Lisa Germano fait sa propre musique, après s’être gâchée en tenant le violon de John Mellencamp ou des Simple Minds avec qui elle était « terriblement malheureuse », elle a juste troqué sa vie en enfer contre l’appartement d’à côté. Au dilettantisme absolu sur deux soirs de répétitions, le premier n’aura pas lieu, le repas s’étant terminé « trop tard pour commencer » et à la ligne musicale rigoureusement délabrée de Giant Sand s’oppose l’ébullition stressée de Lisa Germano, avec sa manie d’ergoter sur des vétilles, de tergiverser sur des décisions déjà prises et de vérifier trois fois si le gaz est bien fermé. Touchante dans sa façon de ne jamais être sûre de rien tout en foisonnant d’idées elle présente, au cours d’un repas, des notes gribouillées sur une serviette de bar, « des choses à essayer en répétition » qui lui sont venues alors qu’elle attendait le groupe à un rendez-vous , elle parviendra en répétition à faire soupirer tout le groupe, soit le summum de l’énervement chez les placides Giant Sand, après leur avoir fait recommencer Sand inlassablement. « Les types de Giant Sand sont spontanés, eux. En répétition, quand ils refont plusieurs fois le même morceau, ils s’ennuient et plus ils le répètent, moins c’est bien. Alors que moi, je suis plus cérébrale, j’ai besoin de réfléchir, je suis beaucoup plus intérieure, plus profonde, je peux être extrêmement méticuleuse, aller dans les détails. J’aime avoir une base, expérimenter à partir de cette base et pouvoir y revenir si je me plante. Eux, ils s’emportent et explorent sans base. Pourtant, Slush est un disque cool, on l’a fait très rapidement, en fonction de ce qu’on ressentait et de ce dont on avait envie. Dès que ça fonctionnait, on passait à autre chose. Etre relax n’est pas si facile quand on est habitué à faire les choses dans les règles de l’art et OP8 m’a fait du bien. Ça m’aura permis de lâcher un peu la bride, d’oublier mes états d’âme, même si je suis d’une façon générale plus ouverte et moins déprimée depuis un certain temps. »
OP8 en studio répète « à la Tucson », avec une décontraction et un sens de l’improvisation propres aux musiciens de jazz. On tâtonne, on change au besoin d’instrument : du clavier à la guitare (Howe), de la guitare à la contrebasse (Joey), de la batterie au métallophone (John). Pourtant, une fois le groupe parti dans ses illuminations, plus d’hésitation sauf chez Lisa. Le mélange de hasard et de tension fonctionne parfaitement, la musique en découle naturellement, l’ensemble dégage un charisme que le foutoir musical de Giant Sand ne laisserait guère supposer. Howe Gelb explique son attitude par celle de ses références : « Je respecte les traditions musicales qui tiennent toujours la route, par exemple dans la country, Hank Williams, Merle Haggard. La simplicité est ce qu’il y a de mieux : un 4-pistes et quelques micros, pas besoin de samples ou de boîte à rythmes. C’est cette tradition-là que j’aime, comme dans le be-bop, le jazz du début, la musique latino. Le feeling, l’attitude, les efforts transparaissent immédiatement. On prend la musique au sérieux tout en sachant qu’elle est aussi dispensable que précieuse. Pour la suite, on aimerait assez travailler avec Clint Eastwood, qui a son propre label de jazz. Je suis certain que ça fonctionnerait entre nous. »
Depuis qu’on a repéré les cow-boys du dessinateur Glen Baxter deviser sur l’art conceptuel ou s’interroger sur Lacan, on ne se lasse pas de les voir de Lambchop à OP8, de Lee Hazlewood à Tarnation traîner la country dans les bibliothèques, échanger leur chemise de flanelle contre de la soie noire. Car OP8, c’est ça : un peu de Johnny guitar, un peu d’Erskine Caldwell, un peu de Peckinpah, une histoire de cow-boys métaphysiques et de meneuse de revue neurasthénique. Une histoire de Far West qui a perdu le nord.
OP8, Slush (Thirsty Ear/V2).
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