Figure libre dans un monde du cinéma plutôt enclin aux figures imposées, Béatrice Dalle est souvent mal perçue. Ainsi, on oublie trop que la Dalle est avant tout une grande actrice comme elle le prouve encore dans The Blackout de Ferrara , qu’elle a tourné avec les meilleurs (Doillon, Claire Denis, Jarmusch) et que derrière la « grande gueule », il y a aussi le parcours d’une fille fuyant une certaine France profonde.
J’ai toujours fait mes films avec tout mon coeur et j’ai toujours été très déçue… Mais avec The Blackout, je me suis pris une de ces claques ! J’ai pleuré deux heures, tellement le film m’a ému. Il était temps que j’aie un truc dont je sois complètement fière, sans réserve.
Tu avais quand même tourné dans d’autres beaux films.
37°2, je me rendais pas compte à l’époque, ça m’est tombé dessus brutalement. Avec le recul, je l’aime vraiment bien… Je suis aussi contente de La Vengeance d’une femme, parce que j’avais vachement envie de tourner avec Doillon… Jarmusch aussi parce que humainement, je l’adore, c’est un mec d’enfer. Mais Ferrara… Je l’avais découvert avec Bad lieutenant, après j’ai vu tous ses autres films : il n’y a pas un cinéaste qui me ferait plus kiffer. D’ailleurs, je me dis aujourd’hui « Avec qui je vais tourner maintenant ? » Tout me paraît tellement fade et incolore après lui !
Penses-tu tourner de nouveau un jour avec lui ?
J’adorerais. Mais c’était des circonstances particulières : je joue le rôle d’une actrice française. Et avant que je me sente à l’aise en anglais… Le français, c’est émotionnel pour moi : quand je dis « merde » ou « je t’aime », ça veut dire quelque chose. En anglais, je réfléchis à chaque mot, j’apprends en phonétique, le rapport entre ce que je dis et ce que je pense n’est plus le même, il y a un processus mécanique, c’est tout naze. Parfois, sur le tournage, j’étais frustrée, il y avait plein d’impros j’adore l’impro, mais en anglais, je ne peux pas. La langue me gênait beaucoup, je me sentais potiche. Pour ma carrière américaine, c’est compromis (rires)… Mais je m’en fous, je ne fantasme pas du tout là-dessus.
Comment ça s’est passé avec Matthew Modine ?
On ne parle pas du tout la même langue. Le deuxième jour de tournage pourtant, on a commencé les scènes de dispute et c’était magique ! Matthew Modine, je ne le connaissais pas. Ce mec est tellement dans la vie et pour le tournage, il s’est mis dans des états ! Un type adorable, d’une grande gentillesse c’est bien, parce qu’Abel est quand même un peu violent.
Comment as-tu rencontré Ferrara ?
C’est lui qui m’a appelée. Il ne parle pas français, je parle à peine anglais mais on arrivait à se comprendre. J’avais tellement envie de travailler avec lui, j’étais tellement flattée. Il me dit « Je t’envoie le scénar »… J’en ai rien à foutre du scénar, je pourrais tourner L’Ile aux enfants avec Ferrara.
Tu as bien précisé ton rapport au scénario dans ta présentation du palmarès de Cannes.
Mais les organisateurs me font remettre précisément ce prix-là, c’est ridicule ! Ils me préparent un petit texte genre « Le rêve des acteurs, c’est de lire un bon scénario… » Je dis « Attendez, je vais pas lire ça ! » J’ai toujours dit que je me fichais du scénario. Désolée, mais on prend le plus beau scénar du monde, si on met un ringard derrière, ce sera plus le même film. C’est le metteur en scène qui fait qu’un film a du caractère ou n’en a pas. C’est ce que je voulais dire lors du palmarès, je n’allais pas me trahir en disant le contraire. Tout le monde avait un petit texte préparé, la plupart des gens ne pensaient pas ce qu’ils étaient en train de dire et ils le disaient quand même. Ça, ça m’étonnera toujours.
Après le premier coup de fil de Ferrara, comment ça s’est passé ?
Il me demande si je peux venir le voir, je lui dis « J’arrive quand tu veux. » Je suis partie le lendemain matin, je ne suis jamais revenue. Quand il m’a dit que je faisais le film, j’ai pleuré.
Comment t’avait-il découverte ?
Il avait vu 37°2 et le film de Jarmusch… Il avait plein de documents sur moi, des photos, des interviews. Quand on s’est rencontrés, il s’est vraiment passé un truc. On avait un peu de mal à se comprendre, quelqu’un traduisait. Je lui demandais « Comment je vais faire avec l’anglais ? » Il me disait « J’m’en fous, du moment que lorsque je te vois, je pleure ou je rie ; le reste n’a pas d’importance. » Au début, pour m’aider, il réduisait mes répliques… Quand j’ai fait le Doillon, j’avais quinze pages de texte à apprendre chaque jour j’ai une très bonne mémoire. Mais en anglais, avec trois mots, je m’emmêle, je panique, je suis complexée.
L’image de Ferrara est celle d’un type complètement déjanté mais, paradoxalement, il enchaîne film sur film. Comment est-il dans le travail ?
Il assure vraiment. Mais dans son attitude, il y a aussi une part de mise en scène. Il est tout destroy et passe son temps à se mater dans la glace. Je l’appelais « la coquette »… Il est encore plus coquette que moi (rires)… Il y a cette légende autour de lui et il en est conscient. Mais quand on fait le film, que ce soit le cadre, la lumière, les costumes, il a toute sa tête. Pas de problème. Chaque jour, il changeait tout dans le scénario, il y avait de l’improvisation et, malgré tout, il ne se perdait jamais. C’est un mélange de rigueur et de liberté. Il ne sait pas dire « Coupez » : du coup, on doit se démerder, improviser un truc. Ce mec m’a sidérée. J’étais aussi sous le charme de Modine : j’avais trop de peine de lui dire le dialogue de rupture. Quand on a tourné la scène d’amour, c’était horrible, antisexe au possible si les gens savaient comment se passe une scène d’amour…
T’es là avec ton partenaire dans les bras, t’as Abel qui est content, qui monte sur le lit, qui saute dans tous les sens… Je flippais, Abel me disait qu’on ne verrait que des petites parties du corps. Et c’est vrai. Ferrara parle tout le temps pendant un tournage, je me demande comment on a réussi à garder un son direct : quand il est content, il hurle, il passe dans le champ… La scène était terminée, les machinos rallumaient les lumières : Matthew et moi, dans le lit, on avait l’impression d’être deux acteurs pornos. On est allés dans une chambre à côté, on s’est tenus dans les bras pendant une heure tellement la scène avait été dure, intense.
Ce genre de tournage risqué, dangereux, c’est exaltant ou ça fiche la trouille ?
Je me souviens d’une scène avec Claudia Schiffer où Abel lui a vraiment mal parlé. Ça peut être très mal vécu. Moi, je lui ai dit « Ne me parle pas comme ça, sinon je me barre du plateau. » Avec moi, il est toujours resté correct. Mais avec Claudia, à un moment, il lui en a foutu plein la gueule et elle a vraiment craqué.
Travailler avec Ferrara, pour Claudia Schiffer, c’était comme débarquer sur la planète Mars ?
Surtout que dans le milieu de la mode, elle doit être traitée comme une princesse… Mais elle a été vraiment cool. Au départ, je ne raisonne pas selon le clicheton « C’est un mannequin, donc elle est con. » Le jour où elle est arrivée, on tournait une scène de défilé de mode : il y avait dix mannequins inconnus d’une prétention et d’une méchanceté incroyables ; et cette fille, qui est un top, effrayée parce que c’était nouveau pour elle, était à l’écoute d’Abel, de Matthew, pour ne pas nous faire galérer. Je garde le souvenir d’une petite gonzesse super-charmante qui a fait son maximum pour le film… Elle ne se la joue pas une seconde. C’est souvent comme ça : les gens au top de leur métier sont les plus cools ce sont les acteurs d’un sitcom pourri qui ont une tête grosse comme ça.
La brutalité de Ferrara te semblait-elle parfois utile à la qualité d’une scène ?
Dans le cas de Claudia, c’était peut-être nécessaire, la preuve : la scène est bonne. Moi, faut pas mal me parler, je ne le supporte pas… Bon, c’est le résultat qui compte.
D’un autre côté, tu as fait un travail magnifique avec Doillon, chez qui ça se passe plutôt en douceur.
Pourtant, Doillon aussi est un manipulateur. C’est moins violent. Tu arrives sur le tournage, convaincu de quelque chose, puis, tout en douceur, il va t’embobiner alors que tu pensais l’inverse de ce qu’il propose. Ferrara, c’est plus violent, mais je ne l’aurais jamais laissé tomber, même s’il y avait eu de gros clashs. De toute façon, je crois que tout cela fait partie de la mise en scène. Quand je l’ai vu mal parler à Claudia, une fois qu’il avait obtenu ce qu’il voulait, il était heureux, il l’a prise dans ses bras. Quand Ferrara choisit quelqu’un, c’est qu’il l’aime profondément.
Dans vos premières conversations, de quoi avez-vous parlé ?
De tout et de rien. Il m’a demandé qui j’aimais au cinéma, je lui ai parlé de Pasolini, La Passion selon saint Matthieu, Salo. Or, Salo est le film préféré d’Abel. Tout de suite, il y avait des affinités. On se retrouvait aussi sur la musique, qui est une chose très importante pour tous les deux.
Même si je n’avais pas été prise, j’aurais déjà été très heureuse de faire cette rencontre. Pour moi, le ciné, c’est avant tout des rencontres. Si un cinéaste me fait confiance, je suis prête à le suivre n’importe où.
Ces rencontres passent-elles par des agents, par une gestion d’image ou de carrière ?
Ça, je m’en fous complètement. Je me souviens qu’un jour, j’avais déclaré dans la presse « Il faut coucher pour réussir mais Jarmusch, je suis prête à coucher avec sans faire de film. » Quand je l’ai rencontré, j’avais un peu honte, j’avais dit ça pour rire. Il est vachement timide et moi, malgré ma grande gueule, je suis très timide aussi, mes paroles dépassent souvent ma pensée. On était dans un hôtel à faire des interviews, je l’aperçois de loin. J’avais tellement peur de passer pour une groupie que je me suis barrée. Jarmusch m’a rattrapée pour me dire qu’il m’aimait beaucoup j’ai cru faire une syncope. Six mois après, on faisait Night on earth. Bon, quand on me propose un gros film avec plein de pognon, tant mieux, je prends. Mais le Jarmusch, j’ai jamais été aussi peu payée quand t’es français, les producteurs américains te prennent pour un péquenot. Selon eux, c’est un super-honneur qu’on te fait, alors ça mérite à peine un cachet.
Tourner avec Jarmusch ou Ferrara, est-ce malgré tout un désir de prendre l’air par rapport au cinéma français ?
J’aime un mec, j’aime ce qu’il a fait, je suis charmée par l’humanité qui se dégage de lui… C’est quand même triste de s’étonner de l’humanité d’un être humain, mais c’est une qualité qui devient tellement rare. Par contre, les histoires de « prendre l’air », « pousser une porte pour entrer dans le cinéma américain », alors là, pas une seconde. Un truc qui m’énerve : les acteurs français qui ont une super-carrière ici et qui vont accepter un petit rôle de merde parce que c’est un grand réalisateur américain. C’est ridicule.
Comment se passait ta vie américaine ?
Ferrara est un mec qui te bouffe ta vie. A Miami, on était tous dans le même hôtel, on faisait quinze heures de tournage par jour. Je m’étais fait une copine là-bas, il l’a jetée de ma chambre : j’étais là pour lui et pour personne d’autre. Il est possessif grave. Parfois, j’étais un peu perdue en Amérique, surtout frustrée par mes difficultés avec la langue. Dennis Hopper aussi m’aidait. Qu’est-ce qu’il s’est pris la tête avec Abel ! Deux egos qui percutaient. Hopper est aussi réalisateur et parfois, il avait envie de conduire le truc. Il y a eu bagarre entre eux, ils sont partis chacun dans leur coin… Abel était humilié qu’on lui ait parlé comme à un gosse devant toute l’équipe. Je suis allée les voir tous les deux pour les rabibocher, expliquer à Dennis qu’il ne pouvait pas diriger le film à la place d’Abel et qu’Abel l’aimait beaucoup. Mais ça fait dix ans que je fais ce métier et c’est la première fois que je prends un kiff pareil… Non, Doillon aussi, mais c’est une autre came. Chaque jour, il y avait des tartines de texte, vous n’imaginez pas. Mais la mémoire est un truc qui se travaille et c’est vrai qu’au bout de trois jours, quand tu t’en as tellement coltiné, tu apprends de plus en plus facilement. Doillon me disait « Avec moi, on prend dix ans sur un tournage » : c’est vrai. Quand tu fais quarante fois les mêmes prises… La plus grande progression que j’aie pu faire dans ce boulot, c’est grâce à Doillon.
L’univers et le style de Doillon semblaient loin de ta personnalité.
Dans cette manière de travailler, oui. Par contre, l’oeuvre de Doillon fait partie du cinéma qui me touche. Mais son travail est d’une précision… Pas seulement avec le texte, mais aussi avec les gestes, les mouvements, tout est calculé et rythmé au millimètre. Il t’en donne tellement que ce n’est pas grave d’en baver un peu.
Quelle a été ton expérience sur J’ai pas sommeil de Claire Denis ?
J’aime beaucoup J’ai pas sommeil. J’avais découvert Claire Denis avec S’en fout la mort, un film extraordinaire… Claire avait un peu les boules de me proposer un rôle secondaire dans J’ai pas sommeil, elle craignait que je refuse tu parles, rien à foutre de la grosseur de mon nom sur une affiche ou de la longueur du texte. Je voulais faire le film. J’aime vachement cette nana, je lui ai dit « Tu serais un mec, je t’épouserais. » En plus, j’ai vécu une grande histoire d’amour avec le petit garçon qui joue mon fiston. Il était tellement mignon, un vrai soleil, je me suis dit « Jésus-Christ est noir. » Ce n’est pas un mec qui m’a donné envie d’avoir des enfants, c’est ce gamin. Il me faisait des crises de jalousie ! Lorsque j’avais des copains qui passaient me voir, je le mettais devant un dessin animé et il venait me chercher au bout de cinq minutes pour me faire une scène, comme un homme ! Un jour, j’adopterai des enfants. Il y en a tellement qui n’ont pas d’amour et j’en ai tellement à donner !
Avec Ferrara, passiez-vous du temps ensemble en dehors du strict tournage ?
Comme il ne conduit pas, il m’avait loué une caisse, on a fait des délires. A Miami, c’est chaud, j’ai détesté cette ville, ce n’est que de la devanture : belles gonzesses, belles bagnoles, belles maisons, mais rien derrière. Le quartier cubain, c’est plus cool, mais Abel est un tel peureux qu’il ne risquait pas d’y aller. Des fois, on s’est embrouillés pour des histoires perso qui ne lui avaient pas plu, il avait même peur de moi ! Il ne bouge pas de chez lui : pour le faire venir à Cannes, je ne sais pas comment ils ont fait. Il sait qu’en Europe ses films sont plus aimés qu’aux Etats-Unis ; là-bas, on commence seulement à le découvrir.
Ferrara ne faisait pas de références cinématographiques pour t’aider, ne te parlait pas d’actrices ?
Non… Si, Marilyn Monroe, il m’a toujours appelée comme ça, je ne sais pas pourquoi. Mais je vois bien l’attitude des gens, même des garçons… Quand je suis avec quelqu’un, il est vachement surpris de voir que je suis la femme la plus fidèle, la plus romantique, alors qu’on m’imagine en espèce de nana qui passe son temps à draguer des mecs, à avoir des histoires de cul. On m’a collé une espèce d’image sulfureuse… Je suis peut-être brouillon comme ça, mais les hommes avec qui j’ai été sont toujours devenus mes meilleurs amis, je ne suis pas une aventurière à ce niveau-là. Quand on me connaît, je suis la tendresse incarnée. Je suis sur la terre pour aimer les gens, pour partager.
Tu ne crois pas que cette image sulfureuse vient de 37°2 ?
Sûrement, mais le film est une histoire d’amour. La scène qui ouvre le film est une scène d’amour et un couple qui fait l’amour est souvent dans cette tenue c’est un peu dommage si on n’a retenu que ça. C’est pour ça qu’après, j’étais tellement contente que des gens comme Doillon me proposent de travailler. Il fallait me laisser le temps de faire autre chose. Mais maintenant, je trouve que je m’en tire bien, les gens dans la rue sont cools avec moi. Quand il y avait des faits divers pas forcément très populaires, des vieux dans la rue m’engueulaient comme si j’étais leur fille, genre « Arrête de délirer, on t’aime bien. » L’affaire PPDA, on m’en parle souvent comme si j’avais la haine après ce mec-là. J’ai pas du tout la haine, simplement il m’a mal parlé, il n’a pas été correct… J’annonce toujours la couleur, je ne fais pas de surprises pour provoquer un scandale, mais si on essaie de me piéger ça va mal se passer. C’est comme dans la vie : si tu respectes l’autre, tu as tellement moins de galères. Surtout, j’ai tellement de chance : si j’avais pas fait ce métier, j’aurais fait quoi ? Je n’ai pas de famille, je n’ai pas fait d’études.
Tu avais vu Snake eyes avec Madonna ?
J’imagine que Madonna a vécu le même truc que moi, parce que Ferrara te prend tellement de choses que tu as pu vivre… Moi, quand je suis amoureuse, je suis prête à donner ma vie. Je sais tout de suite si je vais aimer ou pas, que ce soit avec les amours ou les amis et je le dis. Et au lieu de faire pareil avec moi, on en profite, on me dit que je suis trop gentille. Tu ne donnes pas pour qu’on te rende, mais il faut quand même qu’il y ait un minimum d’échange. Ce qui se passe dans The Blackout, ça a été pareil dans la vie pour moi.
C’est la première fois que tu ressens une telle résonance entre ce que tu as pu vivre dans ta vie amoureuse et un personnage ?
Peut-être, mais quand je tourne, j’y crois vachement. Quand tu penses à De Niro qui fait le taxi six mois avant le tournage, je suis pleine d’admiration et de respect. Mais moi, je n’en suis pas capable, je ne peux montrer que des sentiments que je connais. Les histoires d’amour, je connais, je sais ce que c’est que d’aimer un homme, de souffrir pour un homme, de le faire souffrir si je pars… Le travail des acteurs américains, je trouve ça très fort, mais je ne crois pas que j’y arriverais. Matthew a accepté un rôle qui était loin de lui. Dans sa situation, je ne l’aurais sûrement pas accepté parce qu’il aurait fallu que je fasse des choses qui me sont inhabituelles. C’est sûr que ça limite. Je suis peut-être tout, sauf une comédienne.
Avant que Beineix ne vienne te chercher, quel rapport entretenais-tu avec le cinéma ?
Je suis née à Brest mais j’habitais au Mans avec mes parents. Je n’en pouvais plus de la ville de province : j’ai le souvenir, le cliché, des voisins qui te regardent derrière le rideau… Non, c’était plus possible ! Je suis arrivée à Paris, j’avais 14 ans et demi, je sortais toutes les nuits, je me démerdais, je vivais pareil que maintenant. J’ai une morale un peu différente de la moyenne, mais je peux me regarder dans la glace, il n’y a rien dont je peux avoir honte.
Mais comment vivais-tu ? De petits boulots ?
Jamais, je n’ai jamais travaillé de ma vie ! Quand t’es une gonzesse, tu peux toujours trouver à te loger. Mais rien donner en échange, ce n’est pas évident je me suis toujours bien démerdée. C’est pour ça que maintenant, j’ai une grande maison où il y a des lits dans chaque pièce, la porte est ouverte. C’était une bonne période, j’avais 14-15 ans, la vie devant moi, j’espérais qu’un truc allait se passer et ça me donnait du courage pour tout.
Tu te disais que tu allais faire du cinéma ?
Non, mais je savais qu’il allait m’arriver un truc super. C’est comme maintenant : Jarmusch j’en ai rêvé, Ferrara j’en ai rêvé, et tout est arrivé. A 13 ans, j’adorais un chanteur anglais qui s’appelait Gary Numan. Un jour, j’étais aux 24 Heures du Mans. Un mec vient me voir, me dit qu’il s’occupe d’un chanteur et que je devrais faire le clip pour lui c’était Gary Numan ! Mais mes parents n’ont pas voulu me laisser aller à Londres.
Comment Beineix est-il arrivé dans ta vie parisienne ?
Je me suis mariée en juin 85, je faisais le film en septembre. Juste avant, mon mari me disait « T’en as pas marre de rien branler ? » Il m’engueule, je pars me promener sur les Champs-Elysées et là, un grand mec, un mannequin qui s’appelle Rudi, me dit que son agence fait un casting. Je sens que ce n’est pas le plan « Viens dans ma chambre de bonne, on va faire des photos. » J’y vais. Ils faisaient un casting de lolitas pour le magazine Photo, ils m’ont retenue et ont choisi ma photo pour la couverture. C’est là que Dominique (Besnehard, directeur de casting cinéma) m’a repérée. Il m’a fait faire des essais, je parle un peu de ma vie, il me donne un petit texte… Mais je me dis que ce n’est pas arrivé par hasard. Ça aurait pu être le hasard pour un seul film, mais si ça continue, c’est que c’est ton métier. Et même sur les trucs techniques, les histoires de place, de lumière, je pigeais tout vite, j’étais bien.
Tu as côtoyé le milieu du rock. Quelle différence avec le milieu du cinéma ?
Plus cheap, surtout ! Au début je suis allée à quelques fêtes, je ne connaissais pas… C’était tellement cheapos que j’ai laissé tomber tout de suite ! J’ai des copains musiciens, mais quand ils m’ont proposé de faire un disque, au secours ! Faire l’actrice qui chante, même Gainsbourg m’a proposé. Mais c’est tellement trafiqué en studio… Non, merci, je respecte trop la musique pour faire ça.
Comment as-tu vécu le fait de devenir star du jour au lendemain, de voir ton image partout ?
Plutôt bien. C’est mon entourage qui le vivait mal. Les hommes n’assument pas du tout… J’allais faire du shopping avec une copine, on me sortait le tapis rouge et la copine, on ne la regardait même pas : mais qu’est-ce que c’est que ça ?! Moi, quand je parle et qu’il y a dix personnes dans une pièce, je vais faire gaffe à ne choquer personne. C’est moi qu’on dit provocante et grande gueule, alors que je fais drôlement plus cas des gens que plein d’autres !
Mais si tu n’avais pas fait de cinéma, si tu avais dépendu d’un mec financièrement ?
Jamais je n’aurais dépendu d’un mec financièrement, vous êtes fous ! Je veux bien dépendre de quelqu’un émotionnellement, mais me faire payer un restau, déjà, ça me gêne ! J’ai jamais eu de mec qui avait de l’argent… D’ailleurs, je ne sais pas comment font celles qui attrapent les mecs qui ont de l’argent moi j’ai toujours eu des clochards. Mais mes clochards sont souvent jolis alors que ceux qui ont la Carte Bleue plutôt dorée, en général ça va pas avec le reste. De toute façon, t’es pas dans les bras d’une Carte Bleue !
Dans tes interviews d’après 37°2, on avait l’impression que certaines habitudes du cinéma te choquaient : la nudité par exemple.
Déjà, me mettre en maillot de bain devant mes meilleurs amis, ça me traumatise… Mais c’est surtout que mon mari a été tellement mal vis-à-vis de cette situation. Il était peintre et avait l’impression que puisque j’étais dans la lumière, il était plus dans l’ombre. J’ai tellement vécu de choses dures dans ma vie privée qu’il fallait que je fasse porter la responsabilité sur quelque chose et ça a été le cinéma. J’ai toujours bien accepté et vécu ça, mais mon entourage pas du tout. Moi, quand les gens que j’aime s’éclatent, ça ne me pose pas de problèmes, bien au contraire… dans une certaine limite bien sûr : je ne veux pas que mon homme aille s’éclater avec une autre nana, je me suis vue des fois avec du café bouillant avoir envie d’étriller une meuf ! Je suis grave, je suis avec mon mec, y’a une pin-up à la télé, bon il dit rien. Mais savoir qu’il la voit, à l’intérieur je suis mal et je lui mets le Vietnam alors qu’il a rien dit ! Une fois je me suis battue avec une journaliste, une fille qui faisait toujours des super-articles sur moi. On fait une fête, mon mari était complètement soûl et elle a commencé à l’allumer… Comment je lui ai cassé sa figure ! Elle n’a plus jamais rien écrit sur moi (rires)…
Après le Beineix, tu as enchaîné avec Huster puis Bellocchio, auteur italien prestigieux.
Avant de rencontrer Bellocchio, j’avais vraiment aimé Les Poings dans les poches, mais sans faire attention au nom du metteur en scène. Beineix, quand on m’a parlé de lui et qu’on m’a cité les titres de ses films, j’ai confondu La Lune dans le caniveau et Les Nuits de la pleine lune (rires)… Mais le tournage du Bellocchio a été un peu dur. Des caricatures de producteurs italiens avaient des exigences « cul », ils trouvaient que ma robe de bure, celle que je portais sur le bûcher, n’était pas assez sexy, ils voulaient la découper sur le sein et sur la cuisse ! Et tout était naze comme ça… Pour Bellocchio, j’aurais suivi, mais là… Et puis il avait son gourou, la caricature du psy pas net qui essaie d’attraper des gonzesses un peu faibles de caractère ! Je n’ai même pas vu le film ou des petits morceaux à la télé. Ce n’est pas un très bon souvenir… A l’époque, je n’y connaissais rien et je ne m’étais pas encore rendu compte de l’importance du metteur en scène.
Et le Huster ?
Je n’ai pas fait le film de Huster. J’ai quitté le plateau au bout de cinq jours de tournage. Il avait complètement pété les plombs, c’était n’importe quoi… Quand une équipe de télé est venue sur le tournage, il leur a dit qu’il avait pris « l’actrice nulle » de 37°2. Le lendemain, je l’ai traité de « Gérard Philipe avorté » et je lui ai dit de se calmer. Il est allé voir mon mari en disant que j’étais une folle et mon mari l’a menacé de lui exploser la tête (rires)… Après, je ne suis plus jamais revenue. Quelle idée de m’être foutue là-dedans ! Il voulait faire Les Enfants du paradis des années 80 (rires)…
Après le succès de 37°2, tu fais ces deux bides. Te disais-tu que c’était fini ?
Jamais. Et puis le succès de mes films, c’est vraiment pas ma préoccupation, même si je préfère évidemment qu’ils soient vus. Après, j’ai fait Chimère de Claire Devers, une autre déception incroyable après un grand souvenir du tournage. Le film s’est fait assassiner. Et même si je trouvais le film naze, la nana, Claire Devers, était super. Ce qui rendait les choses encore plus tristes. Mes plus belles rencontres de travail, c’est sûrement avec des femmes, surtout des actrices. Mais ce que je reproche aux femmes cinéastes peut-être parce qu’elles sont plus fortes et plus responsables que les hommes, peut-être parce que c’est nous qui mettons les enfants au monde , c’est de manquer de poésie. Quand elles se laissent aller à montrer un peu de romantisme et de tendresse, elles ont peur que ça passe pour de la faiblesse ou de la mièvrerie. Les plus grands artistes sont souvent des hommes, peut-être à cause justement de leur manque de responsabilité… Et ils me touchent plus, à part Claire Denis. J’ai ressenti cette même froideur en voyant le film de Yolande Zauberman, Clubbed to death. En plus, je joue le rôle d’une stripteaseuse, la chose la plus difficile qu’on puisse me demander. C’était vraiment me faire violence mais je l’aurais fait, pour le film. On devait tourner cette scène en « plateau fermé », comme pour une scène d’amour, et en arrivant, je vois quinze mastards qui devaient m’entourer pendant que je me déshabille ! Ils m’avaient mise devant le fait accompli et je me suis sentie trompée. J’ai fondu en larmes, ça m’a fait tellement de peine… Quand je dis que Doillon est un manipulateur, ce n’est pas dans le mauvais sens, il te donne tellement, il te persuade que tu vas y arriver. Tandis que là… Quand on dit qu’un metteur en scène est amoureux d’une actrice, c’est normal et son désir doit se retrouver sur l’écran. Souvent, quand c’est réussi, c’est qu’un petit truc s’est passé, même si ça ne veut pas dire que ça se prolonge dans la vie. Avec une femme, les rapports peuvent être plus vrais, ou bien tourner à la jalousie.
Pourquoi avais-tu décidé de faire le film de Jacques Deray, Les Bois noirs ?
Franchement, je ne sais pas. C’était pas « Je vais faire un film populaire »… Je crois que ce n’est qu’avec Doillon que j’ai compris qu’il n’y avait que le metteur en scène et rien d’autre. Mes quatre rencontres importantes, en treize films, c’est Doillon, Jarmusch, Claire Denis et Ferrara.
Et Beineix bien sûr. Avec Doillon, c’était un travail tellement énorme, basé sur plein de répétitions. Et j’avais tellement peur de ne pas y arriver, de perdre toute spontanéité à force de répéter. Il m’a fallu du temps pour piger que le cinéma, c’est aussi une technique de jeu et c’est Doillon qui me l’a fait découvrir. Doillon, son problème, c’est les hommes il ne sait pas comment leur parler.
Est-ce que tu as déjà pris des cours ?
Surtout pas. Beineix ne voulait surtout pas que je prenne des mauvais plis avec des médiocres qui se disent profs, alors que ce ne sont que des acteurs ratés qui font des trucs bidons. Il y en avait un qui faisait répéter à ses acteurs Un Tramway nommé désir, et lui jouait le rôle de Brando. On aurait dit Paul Préboist, le mec, t’avais envie de rigoler.
Quels souvenirs gardes-tu du tournage de La Belle histoire avec Lelouch ?
Lui, c’est Louis XIV et sa cour ! Lelouch tout seul, ça aurait été un super-kiff, mais il faudrait donner un bon coup de balai autour de lui ! Une vraie équipe de bras cassés qui attendent de voir quelle tête fait leur patron pour faire la même ! Il y a une scène avec Lanvin, quand Lindon arrive en courant pour nous annoncer que le terroriste est mort en avalant une abeille : on mériterait un César pour y être arrivés tellement on se marrait ! On a mis deux jours à la tourner et encore, de dos, pour pas qu’on nous voie rigoler tellement on trouvait ça naze…
Comment vis-tu quand tu ne tournes pas ?
Depuis un ou deux ans, j’arrive à attendre seule, sans être mal accompagnée par des gens uniquement là pour faire du vent, comme ça a été longtemps le cas. Je ne parle pas des mecs mes mecs, je les trouve tous super, même quand c’est fini, je reste leur amie. Non, je parle des gens qui sont là autour, comme la télé. Dans ce métier, il vaut mieux avoir une vie solide à laquelle se raccrocher, sinon ça peut être un peu perturbant quand tu te retrouves seule, loin des tournages. Pendant trois mois, tu vis avec des gens, qui se dispersent quand c’est fini, souvent tu ne les revois plus jamais et après, il faut reprendre une vie « normale ». Alors ne pas tourner, c’est dur. Je suis une grande amoureuse, quand j’aime je vis complètement à travers l’autre, mais si j’ai toujours bien assumé ce qui m’arrive, ce n’est pas toujours le cas des gens qui sont avec moi. Souvent, ils m’ont fait payer les trucs bien qui m’arrivaient dans le boulot et mon histoire de couple en souffrait. Et ça me gâchait le plaisir de travailler.
Tu sors beaucoup quand tu ne tournes pas ?
C’est par période. Là, depuis Cannes, j’ai pas arrêté, je me retrouve à 8 h du mat’ sans savoir où continuer à sortir. Et avant, je suis devenue un pilier des boîtes de Cannes, j’étais tellement fière d’y être pour le film de Ferrara ! Sinon, je ne vais pas beaucoup au cinéma, j’ai l’impression que les gens dans la queue trouve anormal que je sois là, ça a toujours l’air de les étonner.
Et tu n’aimes toujours pas lire ?
Non, c’est grave. Même une connerie à la télé, je préfère regarder ce truc débile que de me mettre dans un bouquin c’est pas mon truc, même avec les scénarios. Même quand un copain a écrit un truc et qu’il me demande mon avis, j’y arrive pas. Je manque de concentration alors que pendant une prise, je me concentre naturellement.
Est-ce que comme avec Ferrara, il y a d’autres cinéastes dont tu as repéré les films et avec lesquels tu aimerais bien travailler ?
J’adore Peter Greenaway. Meurtre dans un jardin anglais, je peux le revoir plusieurs fois parce qu’il y a toujours un truc nouveau à découvrir, alors que d’habitude je déteste revoir les films. Quand je vais au cinéma, ce n’est pas pour la distraction. Si les gens aiment les gros films genre Batman, tant mieux, mais moi, je veux saisir la personnalité du mec qui fait le film.
Et en France ?
J’ai découvert La Sentinelle à la télé et j’ai trouvé ça très bien. Ou Danièle Dubroux, Le Journal du séducteur, l’idée était originale et les acteurs sont tous bien, surtout le petit bizarre, là…
Mathieu Amalric ? C’est aussi un acteur de Desplechin.
Ah ouais, j’aimerais bien que des petits mecs comme ça me proposent de bosser.
Par rapport à tes débuts, as-tu toujours autant de mal à t’accepter sur un écran ?
C’est encore pire qu’avant. Si c’est une scène d’amour, ça va, c’est justifié et on voit pas grand-chose. Mais me promener nue dans une pièce, je peux pas. Même pour Abel il me l’avait demandé. C’est tellement loin de moi. Même l’homme de ma vie, il ne me verra jamais nue dans la maison. Même mon meilleur pote, il ne m’a jamais vue en maillot de bain ! Je suis la plus rusée des meufs : avant de faire du cinéma, quand je sortais dans des boîtes remplies de tops, c’est moi que les mecs regardaient parce que je sais exactement comment m’arranger et que ça fait trente ans que ça dure ! De toute façon, les femmes les plus séduisantes ne sont jamais les plus jolies. Ton mec, il se barre jamais avec un mannequin mais avec ta copine qui paie pas de mine mais qui a quelque chose. Plus ça va, moins je me sens sécurisée. J’ai besoin de me sentir bien et pour ça, je dois être coiffée et maquillée. Je pourrais vivre dix ans avec un homme, il ne me verra jamais sans maquillage. Dans un couple, rien n’est jamais gagné, c’est un travail de chaque jour. Et même si on ne sort pas de la semaine, je me maquillerai et je m’habillerai chaque jour pour l’homme que j’aime.
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