Avec le Velvet Underground et les Byrds, le Creedence Clearwater Revival est le troisième groupe américain de la fin des années 60 à être devenu un mythe. Si les deux premiers chantaient la ville et les grands espaces, le Creedence jouait dans les champs et le bayou.
Moins de glamour donc, mais tout autant de mystère : nourri par ses hallucinations et le fantôme de son père, puis bâillonné par des histoires judiciaires, son leader John Fogerty se retire et s’enferme il y a vingt-cinq ans, après avoir été l’auteur-compositeur le plus populaire de l’Amérique réfractaire au psychédélisme. Depuis, trois albums solo éparpillés ont chichement alimenté cette légende quasi muette. Aujourd’hui, avec la sortie du très traditionnel Blue moon swamp mais sauvé par un voyage initiatique au coeur du Mississippi, Fogerty se dit libéré. Rencontre exclusive.
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Tous, nous avons cherché un sorcier. Pour dissoudre des peurs dont on ignorait l’origine, mettre de la pommade sur des bobos existentiels dont on exagérait l’importance, dompter des démons que l’adolescence se hâtait de nourrir. Pour changer de peau, tout simplement. Les sorciers, comme les prophètes, se divisent en deux catégories. Les vrais et les imposteurs bien qu’il faille jouer de nuances. Le temps seul réserve aux vrais sorciers le compliment de l’authenticité, en prolongeant leurs bienfaits.
C’est un mercredi après-midi, dans le salon d’un agréable pavillon de la région parisienne, dans l’une des premières résidences agencées à l’américaine où la pelouse des uns commence là où s’arrête le gazon des autres. Un camarade a organisé une boum chez ses parents. Au sortir d’un slow moite, alors que l’on en est encore à caresser timidement du pouce le creux entre les deux omoplates d’une inconnue convoitée, butant à chaque mouvement et avec le même agacement sur l’attache de son soutien-gorge, jaillit du petit électrophone une guitare aussi tendue qu’une corde de pendu et une voix qui semble sortir les mots comme la patte d’une bête fauve sort ses griffes. Une voix où il est difficile de choisir entre ce qui relève de la férocité et ce qui revient à la félicité, une voix que l’on peut confondre, au choix, avec un cri d’extase ou un râle d’agonie. On a 15 ans le jour où l’on sait que John Fogerty est notre sorcier. Habiter près d’une forêt, voir fumer le moindre marécage des vapeurs mystiques du bayou, prendre le ru le plus étroit pour la source de la green river, tout cela aide sans doute à faire sienne l’imagerie d’un groupe de rock lui-même en flagrant délit de fantasmagorie. Born on the bayou, tu parles : Creedence Clearwater Revival venait d’une bourgade moyenne vissée dans la baie de San Francisco. Son leader John Fogerty s’était choisi pour refuge mental le sud des Etats-Unis et, plus spécifiquement, cette région où la fertilité des âmes rejoint celle de la végétation : le Delta.
Pendant trois ans, de 1968 à 1970, Creedence fut le juke-box de l’Amérique : cinq albums et sept singles qui iront immédiatement siffler sur la colline des hit-parades. Ils réconciliaient les villes et les campagnes. On écoutait leurs disques dans les parties chic de San Francisco et dans les bals crottés du Missouri profond. Leur musique, clair jaillissement de violence ordonnée, répondait aux distorsions de la vague psychédélique. Mais ce que l’on croyait pouvoir définir comme l’expression d’un good clean fun en chemise à carreaux nous revenait sans cesse, obsédant comme une brûlure intérieure.
Fogerty ne possédait ni l’aura messianique d’un Dylan ni la sensualité outrée d’un Jagger. Son monde était articulé autour de quelques éléments simples qu’il égrenait avec cette stridente autorité n’appartenant qu’à lui.
Dans ses chansons, on croyait entendre le bon sens américain et ses valeurs les plus sûres : intégrité, modération, amour du labeur. Pourtant, rien ne pouvait ôter aux meilleures d’entre elles les traces d’un pessimisme profond ni conjurer la malédiction poursuivant leur auteur. Rien ne pouvait les empêcher d’être éclairées d’une lueur de mauvaise lune. Comment imaginer qu’un sorcier puisse nous libérer de nos maux sans avoir préalablement brisé ses propres chaînes ?
Fortunate son, mélange de rage et de fierté plébéienne, se nourrissait aussi des rapports envenimés qu’entretenait le groupe avec sa maison de disques, Fantasy Records, bénéficiaire d’un contrat léonin que Fogerty n’est jamais parvenu à dénoncer. En 1985, année marquée par son retour avec l’album solo Centerfield, il enregistre Vanz Kant Danz, chanson sans envergure où il tente d’enfoncer quelques épingles dans l’effigie du patron de Fantasy, Saul Saentz, alors que côté cour, le procès fait rage. En vain. Cet épisode, l’un des plus affligeants inscrits dans l’histoire de l’industrie du disque, entretient l’hypothèse que les chansons « maudites » de Creedence Tombstone shadow, Sinister purpose, Born on the bayou et, naturellement, Bad moon rising ne faisaient que baliser le chemin d’un musicien au destin que lui-même devinait abîmé. Sur la tournée qui suit Centerfield, il refuse de jouer les morceaux appartenant au répertoire de Creedence pour ne pas voir les droits ainsi générés enrichir un peu plus Fantasy.
John Fogerty mijote dans son fiel, sort en 1988 le fort médiocre Eye of the zombie, où une dernière fois il s’efforce de retourner en sa faveur des forces surnaturelles auxquelles il ne semble toutefois plus accorder grand crédit, puis disparaît. Neuf ans. Soit cent huit lunes.
Difficile de rêver cadre plus adapté que la House Of Blues de Los Angeles pour rencontrer son sorcier. Erigée dans la partie la plus yuppie de Sunset Boulevard, cette affreuse maison en tôle ondulée est un signe fort que nous donne cette fin de siècle. Ici, on conjugue sous le doux soleil californien mysticisme, marketing et divertissement. C’est au retour d’un pèlerinage en Inde et sur le conseil de son gourou qu’Isaac Tygrett, l’avisé businessman qui lança il y a une vingtaine d’années la chaîne de restauration branchée Hard Rock Café, a conçu l’idée d’un réseau de clubs placés sous la double égide du blues et de la spiritualité. Les façades de la bâtisse ont été « habillées » avec de la tôle récupérée au croisement des highways 61 et 49 à Clarksdale, Mississippi : ce fameux Crossroad où Robert Johnson aurait rencontré le diable, comme il est dit dans la chanson écrite par lui en 1930. La salle de concerts et le restaurant sont encore sobrement décorés, dans un style faisant beaucoup appel à l’imagerie vaudou, tandis que le salon du premier étage baigne dans un syncrétisme religieux plutôt écrasant, qui achève de faire ressembler l’endroit à un insolite compromis entre un cocaïne-club sorti des Affranchis et le Mandarom de l’autre bouffon.
John Fogerty, qui fut pourtant en son temps un maître en projections gothiques, ne parvient pas, dans la stricte simplicité de son ensemble en jean, à épouser l’étrangeté nauséeuse des lieux. Pourtant, le plus irréel dans cette rencontre, ce n’est ni le cadre ni la soudaine irruption dans la réalité d’un après-midi printanier de cette figure qui logeait jusqu’alors dans la penderie aux mythes, mais bien que cette figure apparaisse aussi préservée comme si l’intégrité que vous lui supposiez se trouvait justifiée par l’ahurissante jeunesse que conserve son aspect. Comment peut-on avoir 50 ans et mèche et en paraître 30 à peine ? Ce type doit cacher chez lui un portrait où s’inscrivent les injures du temps. Il vous présente sa jeune et très jolie épouse, Julie. Vous vous présentez à votre tour. Vous dites « Bonjour, vous êtes mon sorcier. » Vous ignorez encore que dans quelques heures résonneront dans cette pièce tous les morceaux madeleine de la période Creedence qu’il s’est enfin décidé à jouer sur scène : dix-sept au total, en respectant les arrangements originaux, et qu’il délivre, pour les avoir évités si longtemps, avec une fraîcheur et une joie renouvelées.
Fogerty prend d’autant plus plaisir à jouer son passé qu’il s’en sent désormais libéré. Il glisse dans les intervalles une dizaine de chansons du nouvel album Blue moon swamp, le premier où il affiche ce qui ressemble à du bonheur, qu’il n’omet surtout pas de dédier à sa jeune compagne. Le swamp dont il parle désormais n’est plus hanté d’esprits mauvais, de goules expiatrices et de créatures aux hurlements dantesques, mais laisse reposer ses eaux verdâtres, bercées par le coassement rassurant des grenouilles de la nostalgie.
Entre 1968 et 1970, vous enregistrez cinq albums avec Creedence. Comment avez-vous pu être si prolifique à cette époque et si peu productif depuis ?
John Fogerty Nous étions sans le sou. Notre maison de disques Fantasy était sans le sou. C’était un label qui survivait alors avec un catalogue orienté jazz. Il y a un proverbe qui dit que les bonnes idées ne coûtent pas plus cher que les mauvaises. Et moi j’avais de bonnes idées. En revanche, nous n’avions pas de manager, pas d’agent, rien ne pouvait me distraire de composer de nouvelles chansons, de les enregistrer avec le groupe et de faire en sorte qu’elles deviennent des numéros 1. C’était une période extraordinaire, que pourtant j’ai traversée avec un peu trop d’innocence. Je croyais que le groupe, la maison de disques et celui qui la dirigeait, nous formions une équipe. Ce type, Saul Saentz, est devenu extrêmement riche grâce à Creedence et donc grâce à moi. Mais au bout de quelque temps, je me suis rendu compte que toutes les promesses qu’il nous avait faites ne seraient pas tenues et qu’il n’allait pas modifier notre contrat, nous donner plus d’argent. Comparé à ce que lui a empoché, nous n’avons eu que les miettes du gâteau. Au début, j’étais très heureux de faire des disques et trois ans plus tard, j’étais très malheureux à l’idée de rentrer en studio.
Les problèmes au sein du groupe ont pour origine les différends avec Fantasy Records ?
Ils ont certainement été alimentés par cette situation, par le fait que Saul Saentz pouvait avoir autant de pouvoir sur nous et se montrer si mesquin à notre égard alors que nous lui avions tout apporté, richesse, notoriété… Nous partagions tous ce sentiment. Ce type nous traitait comme si nous étions des esclaves. Pour les autres membres du groupe, cette frustration se doublait d’un autre motif d’insatisfaction : celui de ne devoir être que des exécutants, de ne pouvoir chanter ni mettre en avant leurs propres compositions. En apparence, les Beatles semblaient former une équipe homogène où existait un équilibre entre les différentes contributions. Mais, en fait, des conflits couvaient aussi et la jalousie servait parfois d’aiguillon créatif. Au sein de Creedence, le talent était moins bien réparti entre les quatre membres. Toutes les chansons, l’interprétation, les arrangements venaient de moi. Je chantais toutes les parties vocales. Il y eut ce fameux incident du restaurant italien, quelques heures après que j’eus enregistré toutes les voix sur Proud Mary. Les autres avaient du mal à avaler cette situation. Sauf qu’ils ne savaient pas chanter. C’est aussi simple que ça. Au fil des mois et parce que leurs amis, leurs parents les encourageaient à ne plus accepter cette hégémonie, ils augmentèrent la pression. J’ai résisté autant que j’ai pu. A la fin, je suis parti.
Que votre propre frère soit dans le groupe n’a pas contribué à assouplir cette situation ?
Mon frère était l’aîné de la famille. En tant que tel, je lui accordais toute ma confiance. Ce que j’ignorais, c’est qu’il s’était mis à me jalouser parce que j’avais plus de talent que lui. Je ne m’en suis rendu compte que bien plus tard. Trop tard hélas.
Avez-vous eu le temps de vous réconcilier ?
Non, malheureusement. Quand je me suis aperçu qu’il allait mourir, j’ai essayé de résoudre les problèmes, de vider l’abcès. Je lui ai proposé de mettre par écrit ce qu’il me reprochait et de nous rencontrer moi-même je mettrais par écrit ce que je lui reprochais et nous pourrions ainsi évacuer les mauvaises choses entre nous. Nous nous sommes donné rendez-vous et nous avons échangé nos listes de reproches. Mais quand il a lu le premier de ma liste, il a aussitôt dit « OK, on arrête là. » La première ligne disait « Tom, je suis en colère après toi parce que tu m’as fait un procès. » Il m’a dit « Non, c’est pas vrai. » J’ai dû lui envoyer la page de garde du procès-verbal, où figurait son nom et qui faisait de lui un allié de Fantasy. « Mais j’avais dit aux avocats d’enlever mon nom de ce document », m’a-t-il rétorqué il l’avait demandé le matin même du procès. Il récrivait l’histoire dans sa petite tête. Du coup, nous n’avons pu nous réconcilier.
Est-ce quelque chose qui, aujourd’hui encore, vous fait souffrir ?
Oui. Notre mère, qui est décédée également, m’avait demandé de trouver un moyen de nous rapprocher. C’était une sorte de mission qu’elle m’avait confiée et que je n’ai pas su mener à bien. Elle espérait que l’on parvienne à se retrouver comme l’avaient fait les Dorsey Brothers qui s’étaient déchirés pendant vingt ans, se sont retrouvés pour finalement animer ce show télé, le Tommy & Jimmy Dorsey Show.
Quand on entend les premières notes de Southern streamline, on pense inévitablement à l’intro de Bad moon rising : votre nouvel album joue beaucoup avec notre mémoire. Etait-ce intentionnel ou bien est-ce le fruit de votre inconscient ?
A une époque, j’ai volontairement essayé de refouler ma propre nature. Je ne voulais à aucun prix sonner comme John Fogerty, parce que j’entendais autour de moi des avocats ou d’anciens partenaires me dire que je n’avais pas le droit de le faire. Ce qui, naturellement, est absurde. Creedence sonnait comme moi parce que j’en étais l’élément créatif. Il m’a donc fallu défendre cette évidence devant une cour de justice. Il y a quelque chose de révoltant dans la façon dont la loi sur la propriété artistique est établie dans ce pays. Tant que j’aurai un souffle de vie, j’essaierai de la faire changer. Vous vous investissez de toutes vos forces, de toute votre âme dans quelque chose, et quelqu’un d’autre, qui ne vous reverse aucun droit, en est propriétaire. A l’époque, quand j’ai signé ce contrat avec Fantasy, j’ignorais tout des droits d’auteur, je n’avais pas d’avocat pour m’expliquer les conséquences. Si bien que j’ai signé en toute bonne foi un document me dépossédant à vie de ma propre création. Au début, j’étais très déstabilisé parce que je n’avais aucune défense, je ne pouvais imaginer qu’il faille un jour me justifier de ce qui m’appartient. A chaque fois qu’ils trouvaient de nouveaux arguments pour contester l’évidence, c’était de nouvelles blessures. Mais j’ai finalement réussi à ne plus en souffrir, à me libérer de tout cela, je chante à nouveau mes anciennes chansons sur scène.
Le titre de l’album Blue moon swamp est composé de mots qui sont toujours présents dans vos chansons ou dans votre carrière. « Blue » comme Blue Velvets, l’un de vos premiers groupes, et comme Blue Ridge Rangers, le groupe fictif avec lequel vous avez enregistré votre album country, « moon » comme Bad moon rising, « swamp » qui est un thème prépondérant et récurrent dans vos chansons. On dirait que vous utilisez ces mots à la manière de fétiches.
Tout à fait. Mais je ne viens d’en prendre conscience qu’à l’instant. Ces mots possèdent certainement un pouvoir particulier pour moi. Encore une fois, et de façon tout à fait inconsciente, d’avoir retrouvé un certain équilibre et une totale liberté par rapport à mon passé a sans doute contribué à ce que j’utilise certaines expressions qui appartiennent à la mythologie de Creedence.
Eye of the zombie était un album imprégné du climat politique de l’époque, tandis que sur Blue moon swamp, vous semblez éviter le sujet.
J’aime écrire des chansons à caractère politique. Bob Dylan a selon moi changé le monde avec ses chansons. Si quelqu’un a arrêté la guerre au Vietnam, c’est lui. Blowin’ in the wind, The Times they are a-changin’ ont touché la conscience des individus pour finir par encourager une attitude collective de refus qui n’a cessé de s’amplifier au fil des années. J’admire ce qu’il a fait et j’aurais aimé parfois atteindre ce niveau. Avec Eye of the zombie, j’étais à côté de la plaque. Il y a trop de prêchi-prêcha, les textes se veulent plus intelligents qu’ils ne le sont en réalité et cette fois-ci, je ne voulais pas commettre la même erreur. Avec Blue moon swamp, je tenais à faire un disque que l’on a envie d’écouter dans sa voiture.
On peut considérer qu’en célébrant sur cet album certaines valeurs traditionnelles de l’Amérique, en choisissant de gommer les aspects conflictuels que revêt la vie dans ce pays, vous faites aussi une déclaration politique.
Je n’y ai pas songé, mais c’est une façon de voir les choses. Mais que vous dire… définitivement je suis un Américain, un rock’n’roller américain, même si je ne suis pas du genre à agiter un drapeau, même si j’éprouve une certaine culpabilité par rapport à ce que représente ce pays.
A l’époque de Eye of the zombie, vous affirmiez ne pas vouloir être le gardien de la flamme rock mais, au contraire, prouver que vous étiez un artiste de votre époque. Tandis qu’avec ce nouvel album, vous semblez ne pas craindre de correspondre à une image très conventionnelle de vous-même.
Dans le rock, certains groupes sont devenus prisonniers de leur propre image et d’autres non. Moi, j’ai cessé d’être préoccupé par ce genre de problèmes. J’ai vaincu cette peur et j’ai été en quelque sorte guéri lors de mon voyage dans le Mississippi. Ma femme m’a beaucoup aidé dans ce processus. J’en suis revenu plus fort, plus sûr de mon identité en tant que musicien, plus satisfait de mon jeu de guitare. Je me suis amélioré techniquement et j’en tire beaucoup de fierté. J’ai eu l’impression que James Burton (guitariste d’Elvis Presley) me tapait sur la tête en disant « C’est bien mon garçon, tu progresses. Continue comme ça. »
On est surpris d’entendre que John Fogerty de Creedence Clearwater Revival ait pu entreprendre, à plus de 50 ans, un voyage initiatique dans le delta du Mississippi, berceau du blues. Quelle en était la raison et qu’avez-vous bien pu apprendre que vous ne sachiez déjà ?
A un moment de ma vie, je n’étais plus très sûr de moi, de qui j’étais et de la direction que je devais prendre. Ces histoires judiciaires, s’entendre dire que vos propres chansons ne vous appartiennent pas, que l’argent que vous avez gagné en les composant n’est pas à vous, tout cela vous abîme sérieusement à l’intérieur, j’avais le sentiment d’être au beau milieu d’un complot dont l’enjeu était de me rendre fou, j’en étais psychologiquement très perturbé et artistiquement très confus. Il était nécessaire que je guérisse. Je suis allé dans le Mississippi sans savoir pourquoi. Je possédais jusqu’à présent une connaissance très limitée de l’histoire du blues et de ses principaux acteurs. Savoir que j’ignorais presque tout sur Charlie Patton, qui est l’une des figures sacrées de cette musique, vous renseignera sur mon niveau d’inculture. A mon retour, j’avais l’impression d’avoir touché la légende. Je voulais aller plus loin dans la connaissance de cette musique qui m’a toujours inspiré et, au fur et à mesure, je me suis rendu compte qu’à travers ce voyage, j’allais à la rencontre de moi-même. Ces gens ne sont jamais sortis de leur territoire artistique. Ils ont dédié leur vie entière à la pratique d’un style très limité si on le considère d’un point de vue technique, pourtant infini sur le plan émotionnel. Les différentes modes n’ont rien changé, n’ont rien altéré. Je me suis mieux rendu compte du pouvoir extraordinaire que possédaient ces musiciens et ce pouvoir m’a aidé à m’en sortir.
Aviez-vous organisé ces voyages ou bien vous êtes-vous laissé dériver selon l’inspiration du moment ?
Je n’ai rien préparé du tout. La première fois, je suis arrivé à La Nouvelle-Orléans, j’y ai passé deux jours parce que j’aime cette ville le French Quarter en particulier. Je me tenais prêt, en quelque sorte. Puis je suis remonté jusqu’à Hattiesburg, qui n’est pas situé dans le Delta. J’avais raté ma cible. Je suis resté dans le coin cinq ou six jours et puis je suis rentré à la maison. Mon deuxième périple, je l’ai beaucoup mieux préparé. J’ai lu des livres plus complets sur le sujet, des livres sur le blues et sur l’histoire de cette région. La première chose que j’ai apprise, c’était qu’il était plus commode de partir de Memphis. Je suis allé à Clarksdale, la ville la plus importante du Delta et là, j’ai acheté des disques vinyles que j’ai recopiés sur cassette pour pouvoir les écouter dans la voiture. Je prenais des notes sur des carnets. J’avais aussi une caméra avec moi. Sans le savoir, je travaillais comme un journaliste. J’épiais les choses. Mrs Hill pensait que je faisais des recherches pour écrire un livre. Elle tient le Riverside Hotel de Clarksdale depuis le début des années 50. John Lee Hooker était autrefois son associé. Avant, c’était l’hôpital de la ville, celui-là même qui refusa d’accueillir en novembre 1937 Bessie Smith après son accident de la route, parce qu’elle était noire. Elle en mourut. Puis c’est devenu un hôtel où l’on comptait comme client Ike Turner, qui jouait avec les Kings Of Rhythm et qui résidait là avant de partir pour Memphis enregistrer Rocket 88, considéré comme le premier morceau de rock’n’roll de l’histoire. Voilà comment les choses se passaient. J’essayais de comprendre pourquoi et comment cette musique était née. Je n’en suis pas revenu avec une réponse scientifique, mais je sais que si vous étiez noir à l’époque et que vous aviez le choix entre devenir musicien et travailler dans un champ de coton de l’aube au coucher du soleil, par une température de plus de 40 degrés, le choix était évident. Voilà qui explique qu’il y ait tant de bons musiciens dans le coin. Pourtant, cela ne suffit pas à tout expliquer, à dire pourquoi cette musique est si captivante. Il y a peut-être un rapport avec le sol ou l’air, je ne sais pas. On jouait du blues dans d’autres régions des Etats-Unis, au Texas, dans les pit monts de Géorgie et ailleurs, mais celui joué dans le Delta était plus intense et plus hanté que les autres. Dans la musique de Robert Johnson, il y a une dimension métaphysique mais aussi un rapport au surnaturel. Ce mec vivait dans la hantise de quelque chose et ça s’entend. Et nombre de musiciens de cette époque et de cette région possédaient un pouvoir dont j’ignore encore la nature. Et dans la mesure où ils étaient très conscients de ce pouvoir, ils avaient peur qu’il se retourne contre eux. Cet élément a beaucoup influé sur ma création avec Creedence.
Vous qui avez grandi à El Cerritto, dans la baie de San Francisco, d’où vous vient cette fascination pour le swamp, les marécages du Delta ?
Le swamp est une notion qui n’existait pas dans la musique et que j’ai pour ainsi dire inventée. Vous ne trouvez aucune mention du swamp dans une chanson avant que je ne l’introduise avec Proud Mary, Born on the bayou, Graveyard train et Keep on chooglin’…
Hank Williams fait référence au bayou dans Jambalaya.
Les musiciens cajuns parlaient aussi du bayou, mais pas du swamp. Sans jamais y avoir mis les pieds, je vivais dans leur monde. J’écoutais des disques, je retenais des mots, j’essayais d’imaginer ce que leur vie pouvait être. Je fantasmais une existence et un environnement. Il n’y a rien de nouveau là-dedans. Les kids aujourd’hui font encore cela. Ils écoutent de la musique dans leur chambre avec de la lumière tamisée. Moi, je n’avais même pas besoin de lumière parce que j’avais un ampli à lampes qui diffusait une mystérieuse lueur dans la pièce.
Le swamp est le visage le plus poétique mais aussi le plus radical que peut offrir la nature. Ne cherchiez-vous pas à vous éloigner du monde civilisé, à vous cacher dans cet univers auquel vous donniez par ailleurs une dimension mythologique ?
Pas consciemment en tout cas. Triper là-dessus était juste cool. Mais c’est vrai, il y avait quelque chose qui me travaillait à l’intérieur. J’avais besoin de changer de peau cela explique sans doute mes nombreuses références au vaudou. Avec le succès de Suzie Q, j’aurais pu, à l’âge de 22 ans, être tenté par l’exploitation d’une formule mais, avant même que le premier album soit sorti, j’étais déjà attelé à l’écriture des chansons du second album, Bayou country. Ma première femme pourrait vous le dire, je ne dormais pas la nuit, je vivais dans une espèce de transe, je buvais énormément de café et je n’avais même pas ma guitare avec moi, je fixais le mur de l’appartement et j’essayais de traverser cet horizon en me projetant dans un autre univers. Depuis les Beatles et les Beach Boys, je savais qui si l’imagerie coïncidait avec la musique, je pouvais non seulement créer un monde, mais aussi un mythe.
Le swamp serait à Creedence ce que le surf est aux Beach Boys et pepperland aux Beatles ? Avec les Golliwogs, votre premier groupe, vous jouiez une musique plus conforme avec votre environnement, la Californie, l’océan, une musique qui sonne justement un peu comme celle des Beach Boys ; et soudain, avec Creedence, il y a cette rupture et cette orientation sudiste. Comment s’est-elle produite ?
A l’époque des Golliwogs, nous étions très jeunes. C’était en 1964, nous n’avions aucune expérience et, surtout, nous n’avions pas notre mot à dire. Les gens de notre maison de disques nous donnaient des directives que nous n’osions contester. Les Beach Boys et les Beatles étaient les groupes les plus populaires de cette époque et, pour des musiciens de notre génération, représentaient la référence absolue. On ne nous disait pas « Faites ceci, faites cela », mais on essayait d’infléchir nos choix. A la fin, au lieu d’épanouir votre propre personnalité à l’aide de votre musique, vous finissiez par imiter celle des autres. Sur l’album des Golliwogs, on entend un groupe s’efforçant de trouver sa propre voie en adoptant des courants qu’il n’avait pas initiés. Mon frère Tom écrivait des chansons romantiques dans le ton de ce qui se faisait alors. Tandis que moi, j’éprouvais déjà les pires difficultés à correspondre à un style qui ne me ressemblait pas ; écrire une chanson d’amour quand vous ne le ressentez pas est parfaitement stupide. Sur l’une d’entre elles, You can’t be true, j’avais repris l’expression « midnight creepin' » figurant dans My babe de Little Walter. Je commençais à dériver vers une zone plus troublée, plus complexe. Mais le vrai tournant vint en 1967, alors que j’effectuais mon service militaire. Je marchais sous un soleil de plomb et les paroles de Porterville (du premier album) me sont venues comme ça. La chanson exprimait le ressentiment d’un fils à l’égard de son père qui a commis quelque chose qui n’est pas précisé pour lequel le fils doit payer à son tour. Il se demande pourquoi il doit payer et ça le rend très amer.
Ce sentiment puisait-il sa force dans les relations que vous entreteniez avec votre père ?
Oui, on peut le dire. Mon père était alcoolique. Mais c’était aussi un rêveur. Il n’a jamais accompli ce qu’il rêvait d’accomplir. Il possédait un réel talent d’écrivain. Il s’imaginait être Ernest Hemingway mais sans jamais oser s’atteler à la tâche ni se donner les moyens de réaliser ce qu’il caressait en rêve. Il préférait rester en retrait et je crois que son problème avec l’alcool venait de là. Quand j’étais gosse, tout ce que je voyais de lui c’était un type qui était soit ivre, soit malheureux, puis, après le divorce de mes parents, qui n’était même plus à la maison. Dans Porterville, j’essaie d’exprimer des sentiments d’adulte alors que je suis encore un enfant. D’autres chansons de mon répertoire prendront là leur source.
Est-ce que la férocité que vous mettez dans votre chant à l’époque de Creedence vient de là ?
Certainement. J’étais incapable d’écrire une chanson d’amour. Je ne pouvais dire certaines choses parce que je ne les comprenais pas et je ne les ressentais pas. N’éprouvant pas l’amour, je n’arrivais pas à le décrire. Je suis extrêmement fier de la chanson Joy of my life, sur le dernier album, non parce que je suis enfin arrivé à ouvrir mon coeur mais parce qu’en tant qu’auteur, je me suis prouvé que ce domaine ne m’était pas inaccessible.
John Fogerty, Blue moon swamp (Warner).
Francis Dordor
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