Roland Barthes aurait cent ans aujourd’hui. A cette occasion, publications, documentaire et expo à la BnF lui rendent hommage. Mais l’auteur des « Mythologies » est-il toujours notre contemporain capital ?
Roland Barthes a cent ans : il n’est pas mort. Il semble même plus vivant que jamais, si l’on en croit la profusion des publications et manifestations prévues tout au long de cette année 2015. Qu’on en juge : après la biographie de Tiphaine Samoyault en janvier, c’est un formidable “Album” d’inédits (pour l’essentiel issus de la correspondance) que propose Eric Marty, avant la publication d’un recueil de textes de Chantal Thomas Pour Roland Barthes, puis la diffusion sur Arte du film réalisé avec son frère Thierry et la sortie à l’automne de L’Amitié de Roland Barthes par Philippe Sollers…
Sans parler même des colloques universitaires, si l’on y ajoute la numérisation du catalogue Barthes au Seuil et l’ouverture à la BnF d’une “Saison Barthes” autour d’une belle exposition, on mesure à quelle actualité correspondent la figure et l’œuvre d’un homme devenu un nom – presque une marque, en vérité – “mythologisable” et pourtant rétif à toute vitrification commémorative, cent ans après sa naissance, trente-cinq ans aussi après sa disparition, le 26 mars 1980, à Paris.
“Barthes is back” again
Que signifie ce présent, cette présence même, d’un Roland Barthes toujours actif dans notre champ littéraire ? La question se posait à l’identique il y a une douzaine d’années, quand Les Inrocks titraient : “Barthes is back”, à l’occasion – déjà – d’une grande exposition, “R/B”, qui se tenait à Beaubourg et coïncidait avec la publication des Œuvres complètes en cinq volumes. Et voilà ce que nous répondions alors, en reprenant une suggestion de Derrida sur la “pluralité” de ses morts, de ses vies :
“Roland Barthes aujourd’hui : les hommes qui ont porté ce nom, et le corps unique qui les accueillit, de 1915 à 1980, sont étrangement présents parmi nous (…) Les Barthes sont de retour, ils sont là : le jeune brechtien et le mythologue ironique, le pianiste et le théoricien, l’égotiste coquet et le structuraliste un peu pincé, le sémiologue du Collège de France et le noctambule habitué du Palace, l’amateur de photographie et l’amoureux tourmenté des Fragments, le mondain des seventies et le maître attentif, discret, de disciples divers et dispersés, dont les livres sont des dettes précieuses, souvent dignes de leur inspirateur. Certains de ces Barthes ont vieilli, bien sûr, et il est peu probable que Système de la mode (1967) ou S/Z (1970) soient des titres qu’on ait envie de reprendre aujourd’hui. Il n’empêche : un homme qui aime les Marx Brothers, la bière excessivement glacée et l’odeur du foin coupé mérite forcément d’être revisité. De nous revisiter.”
La revisitation n’a donc pas cessé, depuis lors : elle s’explique toujours par la diversité des figures de Barthes, qui inventa à sa façon (et entre autres) le mariage de la sociologie littéraire et de l’autofiction. Ce qui cependant a changé, depuis le seuil des années 2000, c’est d’abord la connaissance que nous avons de la vie, du travail, de l’œuvre (c’est tout un) de Barthes, à travers la publication méthodique de ses cours, par exemple, et d’une partie de son abondante correspondance.
L’album édité par Eric Marty pour le centenaire confirme ainsi l’impression d’absolue délicatesse qu’a toujours donnée Barthes, dans le jeu complexe et nombreux des relations entretenues avec des personnes de tous ordres, pairs du milieu littéraire ou jeunes gens avides de conseils, Perec et Perros, Hervé Guibert ou Maurice Blanchot…
Une vie sans trépidation majeure
La biographie de Tiphaine Samoyault, qui a eu accès à l’ensemble des archives, dont vingt ans d’agendas méticuleusement tenus et des milliers de fiches constituant une sorte de mémoire (au sens informatique) du travail de Barthes, nous éclaire sur le parcours d’une vie sans trépidation majeure, sinon l’essentiel des livres et des amitiés : la guerre est vécue dans les marges de la maladie, Mai 68 traversé comme un roman de Flaubert, la Chine de Mao tel un menu indéchiffrable.
Peut-être l’une des clés de cette vie est-elle alors d’être marquée, d’entrée, au-delà même de l’expérience du sanatorium, par la lacune, le manque, l’absence de lien avec un père disparu – en héros – en 1916. Et cette présence, diverse et diffuse, de la mort dans (à ?) l’œuvre, c’est elle aussi qui peut expliquer que, l’intégrant dans ses pages et leur régime d’écriture (où le trou tient volontiers lieu de lien), Barthes la dépasse lorsqu’elle survient vraiment, accidentelle comme elle l’est toujours, au fond : l’homme rompt mais l’écrivain ne meurt pas, qui vient d’écrire le deuil de sa mère, dans une série de fiches plus tard publiées sous le titre Journal de deuil.
Livre magnifique et bouleversant, mais aussi “non-livre”, d’une certaine manière, dont la forme posthume, à partir de fragments quotidiens, éclaire la méthode de composition de Barthes, préfiguration de certaines de nos pratiques les plus contemporaines. C’est là où il faut en venir : ce qui a changé depuis la mort de Barthes, c’est bien entendu le monde lui-même, et les modes de communication, d’écriture, de création, qui s’y sont transformés.
Eric Marty note dans la préface à son “Album” que Barthes est sans doute l’un des derniers écrivains dont on peut publier une telle correspondance littéraire : l’apparition de l’internet a bouleversé, c’est un constat d’évidence, les relations épistolaires, mais aussi les moyens de la connaissance. Or, ce qui est frappant, c’est qu’un tel bouleversement, touchant de même les modes de composition d’une œuvre, a été anticipé par Barthes dans sa pratique d’écrivain…
Précurseur de l’hypertexte
Qu’on pense à son livre le plus célèbre, Fragments d’un discours amoureux (ou qu’on lise ses cours, dans leur présentation même), et on mesure combien le régime “hypertextuel” y est à l’œuvre ! Barthes n’était pas spécialement attaché à l’objet-livre : c’est un homme d’articles, de fragments ou de “figures”, comme le montrent déjà ses premiers essais des années 50. C’est cela aussi qui le rend, plus que d’autres, notre contemporain. “La Totalité tout à la fois fait rire et fait peur”, écrit-il, lui dont le grand art est justement de jouer avec la “toile” du Tout, son moi se révélant tel un accroc dans le tissu du monde, comme dans une encyclopédie sans fin : la “préparation du roman”, c’est le/la geste de cette œuvre en train de se (re)faire sans cesse, dans le tressage des liens entre les textes, entre les êtres – puisque l’enseignement, aussi bien que la correspondance, jouent un rôle capital dans sa vie.
Pour le dire autrement, et dans son acception la plus actuelle, Barthes est déjà un homme du “réseau”. Nombreux sont alors les écrivains d’aujourd’hui qu’il faudrait citer, pour rendre justice aux connexions qu’a permises l’auteur des Mythologies, dont le premier cours au Collège de France s’intitulait, rappelons-le, “Comment vivre ensemble”. Barthes en son temps savait allier l’extrême contemporain (au point de se faire parfois parodier en “people” jargonnant : publié en 1978, Le Roland–Barthes sans peine de Burnier et Rambaud lui fit, dit-on, beaucoup de peine) et le décalage d’un goût qui n’était pas, ou plus, de son époque : pour la musique romantique, une certaine tradition du roman français, une façon très “old England” de se vêtir… Roland Barthes. Album
Inédits, correspondances et varia, par Eric Marty, 400 pages (seuil)
Pas de contradiction chez lui, mais l’idée d’un dépassement positif des oppositions par le “Neutre”. En cela, cet amoureux du XIXe siècle continue d’être notre plus cher allié : le (re)lire, c’est rendre neuf le désir d’écrire, et d’inventer des lectures pour le futur.
Roland Barthes. Album
Inédits, correspondances et varia, par Eric Marty, 400 pages (seuil)