Invité à représenter la France à la Biennale de Venise, Fabrice Hybert, 36 ans, l’artiste français le plus remarqué de sa génération, décide de monter une chaîne de télévision. Une blague ? Oui, un peu, mais surtout une oeuvre qui mélange habilement le monde de l’art et celui de l’entreprise.
Pour l’art contemporain, le temps des grandes migrations a commencé. Dans les galeries on fait ses bagages, on cloue des caisses, on établit des listes à l’intention de la douane, on emballe des oeuvres qu’on envoie par avion aux quatre coins du monde et en attendant, on expose des jeunes artistes ou bien on sort de la réserve des pièces variées pour composer un brillant et fallacieux show-room. On affrète des jets pour collectionneurs blindés et des charters de critiques spécialisés. C’est le temps des grandes manifestations mondiales et des foires : celles de Chicago et New York sont déjà passées, mais Bâle vient d’ouvrir ses portes, suivie bientôt par la Documenta X de Kassel et le Skulpturen Project de Münster. Ensuite, les pèlerins s’arrêteront à la Biennale de Lyon avant de faire pendant l’été la tournée des festivals.
Passage obligé de cette quête du Graal contemporain, épreuve suprême, la Biennale de Venise affiche un air de supériorité qui lui va bien. A la manière des expositions universelles ou coloniales d’antan (elle a été créée en 1895), de nombreuses nations y arborent un « pavillon » et présentent à l’international jet artistic society un de leurs meilleurs représentants. Après Jean Dubuffet, Claude Viallat, Jean-Pierre Raynaud, après les architectes Jean Nouvel et Christian de Portzamparc, après le designer Philippe Starck, après les voitures compressées de César en 1995, la France fait peau neuve et s’offre un nouveau visage : Fabrice Hybert, 36 ans.
Ne nous y trompons pas : il ne s’agit pas là d’un inconnu. Dans les espaces clos des musées, des galeries et des écoles d’art, on peut même parler de Fabrice Hybert comme d’une véritable star : l’artiste français de sa génération le plus en vue, en France comme à l’étranger. Il lui manquait juste ce zeste de médiatisation pour le rendre intouchable c’est désormais chose faite.
Depuis dix ans, Fabrice Hybert construit une oeuvre tout en glissements, ne se limite à aucune pratique artistique dessin, peinture, sculpture, photographie, performances, vidéo, installations et, contre tout manichéisme, procède à l’imbrication étonnante de deux pôles traditionnellement opposés : le monde de l’art et celui de l’entreprise. Il organise en 1994 à l’Arc une grande exposition d’objets variés sous la forme d’un « Hybermarché », élabore et construit des P.O.F. (Prototypes d’Objets en Fonctionnement où l’on trouve pêle-mêle « les bonbons « très bons », à la fois mangeables et lubrifiants, un tapis de douche en élastomère moulé dans des alvéoles d’abeilles, une casquette à double visière, une djellabah-soutane, une balançoire avec deux phallus, une bouteille d’air pur… ») et propose aux visiteurs de les expérimenter dans de grandes expos intitulées « Testoo ».
En 1993, il crée UR, une SARL destinée à assurer la production de divers projets d’artistes. Structure indépendante du milieu de l’art et quintessence de ce qu’est aujourd’hui une entreprise moderne, « tout en dérive, qui opère par glissements, qui diversifie sans cesse ses activités et change au jour le jour. UR est une petite société très souple, hyper-fluctuante, qui se développe sans cesse avec des personnalités toujours différentes. Il n’y a pas de logo, l’image d’UR c’est son travail, ce qu’elle développe, uniquement ça. Elle n’a pas une image faite pour la communication. Ce n’est donc pas une grille déjà connue, c’est un truc à inventer tout le temps. »
L’exposition présentée à la Biennale de Venise est pour lui l’occasion de diversifier et d’approfondir ses pratiques industrialo-artistiques : l’artiste installe dans le pavillon français des Giardini, au bord de la Lagune, une chaîne de télévision. « Plus exactement une unité de production d’images télévisuelles, avec des plateaux en direct, des journées thématiques, des émissions préenregistrées, des documentaires scientifiques sur les communautés de rats ou sur la tempête, des publicités pour les partenaires privés, des bulletins-météo intitulés « Vous êtes ici » et qui seront diffusés sur TV5… » Le visiteur du pavillon français sera donc invité à regarder non seulement des images télé, mais aussi et surtout, de A à Z, toute la chaîne de fabrication d’une image télévisuelle. « C’est en même temps un atelier et un lieu de diffusion. La plupart des choses auront été filmées directement sur place, c’est une sorte de performance qui s’écoule sur plusieurs jours. Mais la production ne sera effective que dans les deux premières semaines, ensuite les visiteurs n’auront que les restes de ce qui s’est produit. Ce sera alors un petit peu différent. »
Sur le versant social, Hybert adopte par rapport à la TV une attitude inédite, qui n’est ni celle du refus (même sympathique, à la façon de Jean-Philippe Toussaint par exemple, dont le dernier roman commence dès lors qu’on éteint la télé) ni celle de la critique (en règle, impitoyable, systématique et signée Bourdieu), encore moins de la parodie (tendance burlesque, de Fellini à Altman). Il s’agit au contraire de se couler dans le moule télévisuel, d’en adopter les codes et les structures financières, industrielles, esthétiques pour élaborer une télévision parallèle, singulière, à mi-chemin de l’art et de ce qu’est réellement le petit écran. « Ce n’est pas du tout parodique, c’est plutôt la volonté de saisir l’essence de la télévision. Alors il faut la rendre plus souple, parce que la télévision actuelle comporte beaucoup de lourdeurs administratives ou financières et, dans un second temps, il faut en extraire juste l’essence. Moi, je fais ma télé, j’utilise la matière technique de la télévision, qui est une matière fantastique, avec un vocabulaire très riche, généré à chaque instant, je l’utilise pour faire ce que je veux, pour créer mon imaginaire. »
Dans cette chaîne de production, le rôle de l’artiste tend à se diluer : « A la limite, ce n’est plus qu’une simple fonction parmi les autres, l’artiste est là pour mettre des gens en relation et pour veiller à ce que soit préservé un certain ton. » La délégation des activités renforce encore cette dissolution de l’artiste à tous les étages de la production visuelle : Fabrice Hybert engage une équipe technique et fait appel, comme dirait l’autre, aux professionnels de la profession. Mais il invite également des critiques comme Pierre Leguillon, qui dirigera un plateau sur le thème du bilboquet, et surtout d’autres artistes comme le corps-objet Made In Eric (« On va lui faire sa peau, une sorte de moulage, un mixte entre le vêtement et sa vraie peau »), Marie-Ange Guilleminot ou le Belge fou Honoré d’O : « Il y a des moments où je suis d’accord avec d’autres artistes, qui ne sont pas forcément mes amis d’ailleurs, et qui sont souvent des gens que j’aimerais bien rencontrer. Soudain, dans mes dessins ou dans mes textes, un rapprochement se fait et me dit « Oui, voilà une oeuvre qui n’est pas du tout en conflit, mais en réelle connivence. » C’est quelque chose de très agréable. »
Le tout forme une télévision hybride où se croisent les artistes et les réalisateurs, où les critiques deviennent coproducteurs. Tout le monde prend les tics des autres : Hybert évoque à la manière de Gildas l’équipe « formidaaable » avec laquelle il travaille depuis quatre mois, et une critique d’art explique à la façon d’Emmanuel Chain qu’elle fait de la « sous-traitance » pour Venise. On atteint là le but ultime de Fabrice Hybert : organiser un réseau de relations variées, composer une monstrueuse machine artistico-industrielle, permettre des flux et des échanges financiers, professionnels, linguistiques, amoureux, visuels… « Le sous-titre du projet s’appelle « La Danse des cadreurs », et c’est quelque chose comme ça, un véritable échange. Il faut introduire de l’érotisme, des contacts, de la poésie, rendre l’action de l’entreprise contemplative. Il faut prendre en compte les désirs. Et plus il y a de désirs, plus il y a de commerce, dans tous les sens du terme. »
Un art du flux, une pensée en réseau et même en rhizomes : le mode de fonctionnement de Fabrice Hybert emprunte aussi bien à la science, au marketing, à Deleuze. « J’ai toujours aimé les mathématiques et la physique. J’étais un élève très sage, je ne travaillais que ce qui m’intéressait et j’avais beaucoup de facilité. J’habitais à Luçon, en Vendée, et après le bac je suis allé faire Maths Sup à Nantes. Et dans l’année je me suis inscrit aux beaux-arts parce que j’avais envie d’avoir du temps pour voir les choses, pour vivre. Cela dit, c’est très difficile une école d’art : il y a 2 % des gens qui en sortent et puis ça demande de mettre en place toute sa vie, tout son univers ; tandis que dans les autres écoles, on vous donne cet univers. » De la science, il garde le goût de l’expérimentation, de la logique et de ses dérives. Parallèlement, le dessin est pour lui un autre lieu de pure activité : « Je dessine tout le temps. La nuit dernière encore, j’ai fait à peu près cent dessins. J’avais besoin de matériel pour Venise, j’avais besoin de me ressourcer, alors j’ai passé la nuit à dessiner. Le dessin est pour moi un lieu plein d’inventions et, surtout, il y a très peu d’énergie en amont, ce n’est pas compliqué du tout. Tous les autres supports demandent une énergie incroyable. La télévision, c’est vraiment énorme, toutes les machineries, l’électricité que ça pompe. C’est un lieu chargé d’énergie, impossible à maîtriser. Et de ce point de vue, la télé est très en deçà du dessin, où on invente beaucoup plus de formes que dans la télévision. Ou plutôt, ces formes sont déjà inscrites, écrites dans le dessin. Après, il y a une construction, un vocabulaire nouveau intervient, des échanges se font avec des gens compétents ; puis on atteint une forme finale qui est parfois très éloignée du dessin. Mais le dessin est l’ancrage. Il est le lieu d’une saisie, c’est là qu’on tire l’essence des choses, complètement. »
Les maths et le dessin : cette double pratique est la matrice originelle de son art hybride. On ne saura pas vraiment s’expliquer le passage de Maths Sup aux Beaux-Arts : ici encore, c’est une logique du glissement qui semble l’emporter, et non pas une ligne prédéfinie. A l’image d’un storyboard présenté à Bordeaux en 1993 où des peintures et des dessins étaient disposés en rhizomes, de manière non chronologique, où l’on voyait un personnage agriculteur devenir, par suite de vertiges, d’abord architecte, puis prothésiste, traducteur, contorsionniste et enfin généticien , le parcours de Fabrice Hybert est un glissement progressif vers cette activité mixte, à cheval entre l’art et l’économie. « Mes parents étaient agriculteurs en Vendée, ils élevaient des moutons et ont terminé il y a un an. Mon père avait sélectionné une nouvelle race de moutons. Déjà des mutations ! La Vendée est un pays très conservateur, très lourd, mais mes parents avaient une grande générosité d’accueil, d’anticonformisme, c’était un univers presque anarchique, mais très humain. Un univers qui m’a apporté beaucoup, toujours d’ailleurs, qui est pour moi essentiel. » Rien pourtant ne le prédisposait réellement à l’art : « Ma mère lit beaucoup, mais ce n’est rien de très présent. Seulement j’allais souvent, par curiosité, au musée des Sables-d’Olonne. Et puis un jour, il y a eu une exposition du groupe Supports-Surfaces dans mon lycée. Ça m’a vraiment impressionné, j’ai trouvé là un espace de liberté gigantesque. Et je me suis dit qu’il y avait beaucoup de choses à faire. Dans le même temps, j’avais le même rapport aux mathématiques, il y avait des univers très énigmatiques, qui m’étaient complètement inaccessibles et que je trouvais très riches de fiction, de poésie. Et tout ça mélangé faisait que je ne pouvais pas rester sur mes acquis : il fallait que j’aille plus loin, que je parte de là où j’étais, pour pousser un peu plus loin mes limites. »
L’exposition présentée à la Biennale de Venise opère un rassemblement de toutes ces pratiques antérieures : outre une édition de 365 dessins et la structure industrielle de cette gigantesque entreprise artistique, on y retrouvera des vidéos plus anciennes et quelques figures monstrueuses (l’homme à six doigts, la sirène, l’acrobate…) élaborées dès sa toute première exposition de 1986, justement intitulée « Mutation ». Enfin, la logique qui préside au fonctionnement général de la chaîne de télévision est également celle du glissement : « Ce n’est pas une chaîne à créneaux horaires, c’est plutôt une télé en glissement permanent. Il y a certes des créneaux horaires, mais aussi des plateaux thématiques, des coupures, des télé-achats où l’on montrera le fonctionnement des P.O.F., et aussi des génériques très simples, avec juste un habillage et un déshabillage de certaines parties du corps. »
A y regarder de loin, Fabrice Hybert pourrait passer pour un ultra-libéral de fait, sa petite entreprise ne connaît pas la crise tant sa volonté est de relier commerce économique et pratique artistique, de montrer l’oeuvre dans des circuits de diffusion commerciale : par exemple le plus gros savon du monde, présenté en juin 1991 à Marseille, enregistré dans le Guinness book et exposé un peu partout en France, de ville en ville, dans les Centre Leclerc. Evidemment, il se défend de cette lecture trop gauchisante de son art : « Si je suis libéral ou capitaliste ? Je crois que ce sont des fausses questions… Ce qui est sûr, c’est que je ne suis pas dans la négation. Je crois qu’en réalité on n’est pas dans le choix, qu’on n’a pas à choisir gauche ou droite. On a à faire avec les deux, à être dans ce flux-là. Parce qu’on n’a pas à être dans une énergie contraire. De toute manière, l’économie ne m’intéresse pas. A mon avis, pour faire du commerce, il ne faut jamais prendre en compte l’économie. Jamais de la vie. Il faut être dans une énergie du don, de générosité. »
L’échange pratiqué entre l’entreprise et l’art fonctionne bel et bien dans les deux sens : s’il s’agit d’appliquer à la démarche de l’artiste un mode de production et de diffusion hérité du monde économique, l’enjeu est aussi d’introduire dans le monde du commerce des comportements autres, un érotisme, un humanisme, une singularité, de mettre en concurrence économie marchande et économie du don, rentabilité et générosité. « On offre des choses, on donne des choses, on diffuse. Il y a une phrase du poète Pierre Gicquel que j’adore et qui dit « On vous donne un corps… diffusez-le. »